ACTE DEUXIÈME
La demeure de Marijana Margetićka comme au premier acte. Un crépuscule pluvieux.
LA VOIX DE HORVAT derrière le rideau : Il vaudrait mieux que nous parlions de votre conscience et de votre honnêteté, et non des miennes ! Vous avez compris ! Cette affaire de bois pourrait très cruellement se retourner sur vos têtes ! La voix de Krešimir Horvat a été recouverte par le vacarme qui dure sans cesse tandis qu'il parle.
LES VOIX : Ce n'est pas vrai ! Cela ne tient pas ! Ce n'est pas la vérité !
HORVAT : Quoi ? Ce n'est pas la vérité ?
LES VOIX : Ce n'est pas la vérité ! Non ! Non !
Rideau
Horvat se dispute avec le président de la commission scolaire, Lukač, et avec deux de ses membres : Tomerlin Grga et un grand-père, une sorte de patriarche barbu. On devine immédiatement dès les premiers mots que le conflit est véhément. Le vieillard en tant que troisième acteur suit vivement la querelle mais n'y participe pas.
HORVAT ! Quoi ? Et vous vous permettez de me mentir en face ? Ce n'est pas la vérité ?
LES VOIX : Quand elle ne l'est pas, elle ne l'est pas ! Ce n'est pas la vérité !
HORVAT : C'est cela ! Maintenant, ce n'est pas la vérité ? Et bien, vous savez, je n'y comprends plus rien ! Dans ma vie, je n'avais encore jamais vu des gens si répugnants ! Mais, au fond, vous croyez que je suis fou ? Seuls des filous et des vauriens peuvent se comporter aussi bassement !
LUKAČ : Celui qui est un filou, c'est celui qui le dit !
TOMERLIN il boite de la jambe gauche : C'est cela ! Seul un filou peut dire à un filou qu'il est un filou ! Jamais un homme honnête à un autre homme honnête ! Nous ne sommes pas des filous ! Nous savons ce que nous voulons ! Montrez-nous la cuve de l'école ! Nous ne voulons rien d'autre que la cuve de l'école ! Nous en avons le droit ! Nous avons payé cette cuve avec nos durillons ! Nous, nous n'avons pas les mains blanches des messieurs ! Nous ne nous nourrissons pas sur la souffrance des autres !
LUKAČ : C'est cela ! Nous ne sommes pas des filous ! Nous n'acceptons pas d'être insultés !
Le vieillard approuve en hochant la tête.
HORVAT : Je ne vous montrerai pas la cuve ! Vous m'avez compris ? Non ! Et en ce qui concerne le bois, je vous traînerai devant les tribunaux ! Vous avez vendu mon bois, pour deux cents la brassée ! Pour quelle raison devrais-je vous payer quatre cents ? Est-ce honnête ? Est-ce humain ? C'est une tromperie, une véritable tromperie à cent pour cent ! Au lieu de mille deux cents, deux mille quatre cents ! Je vais vous poursuivre pour cela au tribunal ! C'est un scandale ! Et je ne vous donne pas la cuve ! La cuve m'a été laissée pour mon usage, et pas à vous ! Et j'en suis responsable devant la commune, et non devant vous ! Vous m'avez compris ? À la commune ! Si vous avez quelque chose contre cela, écrivez à la commune !
LUKAČ : Nous ne voulons que ce qui nous revient ! C'est ce que nous voulons ! Nous voulons tenir en ordre nos balais et nos cuves et nos chaises ! C'est pour cela que nous sommes la commission scolaire ! Voilà, c'est cela ! Et c'est notre droit, et personne de vivant ne peut nous en priver !
TOMERLIN : Et en ce qui concerne le bois, au nom de Dieu et la mère de Dieu et tous les saints du ciel, sur cela, monsieur, vous avez tort ! Le prix du bois a bondi de trois cents pour cent.
HORVAT : Oui, elle a bondi à la gare ! Mais pas de trois cents pour cent ! Eh-eh ! Trois cents pour cent ! (Fantastique ! C'est tout simplement fantastique ! C'est une invention!) Mais où est votre gare, vous les raisonneurs divins ? Vous ne la trouverez pas à moins de trente kilomètres.
TOMERLIN : Tout cela est égal ! On ne mesure pas le bois au kilomètre, mais à la brassée ! Oui ! C'est ainsi ! Et le prix du bois a bondi et monte encore ! (Pardieu, le Juif à Mučno paie grassement ! Eh-eh!) Oui ! C'est le premier point ! Et en deuxième : nous avons vendu le bois sur une décision unanime de toute la communauté foncière ! Le bois était la propriété de la communauté foncière, et elle a certainement tout de même le droit de vendre son bois ? Nous savions très bien pourquoi nous le faisons ! Nous ne pouvons pas quand même pas permettre que d'autres et des personnes étrangères brûlent notre bien !
HORVAT : Et qui est celui qui brûle votre bien ? Qui s'intéresse à votre bien ?
LUKAČ : Elle ! Oui ! En vérité, l'hiver passé, « elle » a enflammé le bois de l'année dernière ! Et elle se moquait de nous ! Nous nous sommes donnés de la peine avec ces six brassées dans la forêt ! (Quoi ? Ah-ah ! Le bois se trouvait justement en bas dans le canal et cela a été difficile de le sortir!) Et nous les avons empilées ici dans la cour que c'en était un vrai bonheur de les regarder ! Et pour quel bénéfice ? Quel bénéfice ? Notre peine a été anéantie pour rien !
TOMERLIN : Eh, si nous avions su que vous alliez venir, nous ne les aurions pas vendues ! Voilà, je vous jure sur tous les saints au ciel et sur terre, sur le seigneur Dieu même et sur la mère de Dieu, que nous ne les aurions pas vendues ! Mais « elle » nous a trompés, que Dieu la prive de bonheur, elle nous a tellement souvent trompés.
HORVAT : Avant tout, que signifie ce « elle » ? Qui est ce « elle » ? Je ne connais ici aucune « elle ». C'est moi qui suis ici à présent, et il n'y a pas quelque « elle » que ce soit ! C'est avec moi que vous avez à parler, face à face ! Oui ! Oui ! Bon ! Puisque la communauté foncière a déjà vendu ces satanées six brassées, bon, qu'il en soit ainsi ! Mais alors pourquoi ne m'avez-vous pas déposé six nouvelles brassées ? Cela aurait été logique ! L'argent pour la communauté foncière, et du bois pour moi ! Un compte court et net.
TOMERLIN : Nous ne savons pas comment cela aurait été ou n'aurait pas été, mais nous vous avons honnêtement payé mille deux cents en mains propres ! Voilà, cela est l'attestation que vous avez honnêtement reçu mille deux cents.
HORVAT : Oui, vous m'avez payé ! Et qui dit que vous ne m'avez pas payé ? Vous m'avez payé mille deux cents pour six brassées de bois pour l'école ! Mais à présent, pour trois brassées, vous voulez autant en retour que vous m'en avez donné pour six ! Pourquoi devrais-je accepter ? Quel compte est-ce là ? Pourquoi devrais-je payer le bois de l'école ? Ce sont vos enfants qui se chauffent avec ce bois, et pas les miens ! Et ces six brassées relèvent encore de l'année scolaire passée, et pour celle-ci vous m'avez attribué tout de même trois brassées de moins.
LUKAČ : Nous n'avons rien attribué de moins ! Nous voici maintenant en mars ! Et nous regrettons de vous avoir attribué déjà cela, croyez-moi ! Le problème est bien là, justement ! Vous dites que nos enfants se chauffent sur ce bois ! Nos enfants ne se sont jamais chauffés et ne se chaufferont jamais ! Oui ! Nos enfants gèlent de froid ! Vous avez vendu notre bois !
HORVAT : Quoi ?
LUKAČ : Et pourquoi criez-vous sur nous ? Comme si nous avions peur de vous ! Comme si nous ne savions pas manger tout comme vous avec une grande cuillère. Nous ne sommes pas ici des espèces de recrues, mais nous sommes des hommes ! Oui ! Même si nous ne sommes pas allés dans des grandes écoles, nous savons tout autant comment ces comptes se règlent ! M'oui ! Pourquoi criez-vous ? Vous avez vendu le bois de l'école et vous faites encore croire que vous ne savez rien !
HORVAT : (C'est incroyable*) ! Et bien, cette infamie est vraiment irréelle ! C'est une infamie ! Qu'y a-t-il ? Que me regardez-vous bouche-bée ? C'est une infamie ! Vous savez ce que c'est ? C'est une cochonnerie ! Il bascule dans l'excitation. Et oui ! Mais c'est inouï ! Ainsi, j'ai vendu votre bois ? Mais c'est un scandale ! Qui dit que j'ai vendu le bois de qui que ce soit ? Vous, vous dites cela, n'est-ce pas ? Vous entendez, je vais tellement vous taper que votre sang va vous arroser… Il s'est lancé sur Lukač comme s'il allait le frapper. Bousculade.
TOMERLIN le calme : Doucement, doucement, monsieur ! Nous savons ce que nous faisons !
LUKAČ il s'insurge : Ah, laisse-moi ! Je n'ai peur de personne ! Oui ! C'est ainsi ! Et alors ? Vous avez vendu notre bois de l'école à Wienrebe à Mučno ! À huit cents la brassée ! Cela fait deux mille quatre cents ! Nous ne voulons rien d'autre que notre argent ! Nos mille deux cents pour cette attestation ici ! Et alors quoi ? Laisse-moi !
TOMERLIN : Attends, attends ! Arrête !
LUKAČ : Et alors quoi ? C'est la vérité ! La vérité vivante et toute nue ! Wienrebe a payé deux mille quatre cents.
HORVAT, abasourdi : Et bien, cela dépasse vraiment toutes les bornes ! J'aurais vendu du bois à Wienrebe à Mučno ! Je ne connais même pas de Wienrebe à Mučno ! Quel satané Wienrebe ! Qui vous a raconté tout cela ? Ce doit être une erreur, messieurs ! Silence. Pause. Bon, qu'est-ce que c'est ? Pourquoi vous taisez-vous à présent ? Qu'y a-t-il ? Parlez ! Parlez que j'entende le nom de celui qui a raconté que j'avais vendu du bois à Wienrebe ! Que je l'entende !
LUKAČ : Monsieur, c'est ainsi ! On ne peut absolument pas le nier ! Juro Perek l'a vu ! Il conduisait la charrette !
HORVAT : Juro Perek ? Et qui est-ce, ce Juro Perek ? Il conduisait une voiture pour le bois ? Juro Perek ?
LUKAČ : Hum ! Qui c'est ? Oui ! Le voilà devant la porte, et vous pouvez voir immédiatement qui c'est, eh-eh !
TOMERLIN : Doucement, seulement tout doucement !
HORVAT : Il est ici devant la porte ! Et bien, votre témoin m'intéresse vraiment ! Faites-le venir que je le voie, sa sainteté !
Tomerlin sort sur la pointe des pieds et fait un signe à Perek. Perek entre apparemment soumis.
HORVAT : Ainsi, c'est lui ? Messieurs, je vous jure que je n'ai jamais vu cet homme de ma vie ! Jamais ! Ni vu ni parlé avec lui. Une pause. Silence. Bon, qu'est-ce qu'il va se passer maintenant ? Monsieur ! Allez, je vous prie ! Que nous entendions ce monsieur ! Vous entendez ! Avez-vous jamais échangé avec moi le moindre mot ? Avez-vous déjà discuté avec moi jusqu'à cette minute ? Perek se tait. Alors ! Oui ou non ? Je ne vous connais pas ! Je ne vous ai jamais vu, nulle part, jamais ! Perek hoche la tête comme s'il confirmait. Vous entendez ! Ces gens disent que j'ai vendu le bois de l'école à Wienrebe à Mučno ! Et que vous le leur aviez raconté, et que c'est vous qui aviez fourni la voiture !
PEREK : Eh, ce qui est vrai, est vrai ! C'est bien comme ils disent ! J'ai conduit le bois de l'école à Mučno ! Je ne pourrais pas jurer à présent que ce bois était de l'école ou pas ! Mais que je l'ai pris dans le dépôt de l'école, c'est la vérité ! C'est ainsi ! J'ai emmené trois brassées, et j'ai même eu la voiture de louage en plus ! Trente couronnes la brassée !
HORVAT : Eh, messieurs, cela ne m'est pas clair ! Un homme qui avoue ne pas me connaître, cet homme affirme qu'il a emmené du bois de l'école à Wienrebe à Mučno ! J'aurais vendu ce bois à Wienrebe ? Mais quels sont ces manigances ? Mais qu'est-ce que c'est ? Diable ! Êtes-vous anormaux ou est-ce moi ? Est-ce vous qui déraisonnez ou est-ce moi ? C'est une maison de fous ! C'est une vraie maison de fous !
PEREK : Monsieur, par toutes les plaies de Jésus Christ, j'ai vu de mes propres yeux comment Wienrebe a payé en mains propres à la dame deux mille quatre cents ! Que je devienne aveugle ici sur le champ si ce n'est pas vrai ! Voilà ! Rendu aveugle, plût à Dieu ! Et Mara Jankovićka (c'est la vieille mère qui vous apporte le lait), elle se tenait aussi justement là-dehors dans la cuisine avec une cruche quand j'ai reçu ma voiture !
Une pause. La chose s'est clarifiée pour Horvat ! Il déambule alentour dans la pièce embarrassé et embrouillé ; puis il s'assoit sur une chaise dans une profonde réflexion.
TOMERLIN, fourbement, prêt à tout compromis et claudiquant comme avec assurance : Quand on ne peut pas parler en homme avec vous, mais tout de suite, fiou, vous vous enflammez comme un feu ! Tout de suite, vous criez ! Nous ne voulions absolument pas crier ! Tout peut se régler proprement, calmement et honnêtement ! Voilà, vous voyez ! C'est comme on l'a dit ! Nous savons ce que nous faisons ! Nous avons des témoins pour tout ! Nous sommes couverts des pieds à la tête ! (Nous ne sommes pas nous non plus venus au monde sans rien ! Notre paysan aussi a de la caboche, que le Dieu en soit remercié!) Voilà, vous entendez, monsieur ! Nous sommes cette prétendue commission scolaire ! Voici ici son président, un homme honnête et intègre, qui ne mendie son pain à personne, et nous voilà deux membres de la commission, des hommes bons pour leur part ! Et croyez-nous, monsieur, que nous savons nous aussi ce qui est écrit dans ces paragraphes et dans ce livre, et nous aussi nous savons ce qui est possible et ce qui ne l'est pas ! Et quand je vous dis que c'est notre droit de tenir en ordre nos cuves et nos balais et nos chaises, alors croyez bien que c'est tout à fait notre droit ! Car, si on considère la chose justement et honnêtement, pourquoi un cordonnier s'assoirait sur une chaise d'école et nous rirait insolemment au visage ? Ce n'est pas normal, c'est honteux, monsieur !
HORVAT : Quel cordonnier, quelle chaise ? Que délirez-vous là ?
TOMERLIN : Eh, vous le savez bien déjà, seulement vous ne voulez pas le reconnaître !
Mais laissons ce cordonnier de côté ! C'est une vieille histoire, cela n'intéresse plus personne ! Soit ! C'est égal ! Voilà ! Vous me croirez ou pas (cela nous est tout à fait égal, monsieur), mais je jure sur la sainte mère de Dieu, que nous n'avions pas l'intention d'élever plus haut la voix contre vous que ne l'est mon poil ici, voilà, que Dieu ne lui porte pas bonheur ! Il s'est arraché un cheveu. Non, sur tout ce qui nous est le plus beau au monde, non ! Mais la chose a pris une telle tournure qu'il serait tout de même mieux, monsieur, que vous nous montriez notre nouvelle cuve scolaire. Notre nouvelle cuve en fer-blanc que la commission a acheté chez Wienrebe à la chandeleur pour cent soixante-dix couronnes !
LUKAČ : Cent quatre-vingt-deux couronnes !
TOMERLIN, comme avec élégance : Laisse, à présent c'est égal ! Qui s'en soucie !
Une pause.
HORVAT, plus réservé et plus bas : Messieurs ! Je vous ai dit que je ne voulais pas ! Les affaires de l'école me sont remises en mains propres, et ce qui m'est remis dans l'inventaire, j'en suis responsable devant la commune et Dieu le père ! Avez-vous entendu ? Allez et écrivez à la commune ! Je vais peut-être vous disposer ici en rang vos cuves et balais un jour sur deux comme une ordonnance ? Suis-je votre ordonnance ? Au rapport ! Je serais en vérité nommé ici pour me présenter devant vous au rapport ? Avez-vous toute votre tête ? Je ne le ferai pas ! Il n'en est pas question ! Amen !
LUKAČ : Et vous croyez que vous pouvez ainsi nous mener par le bout du nez ? Vous croyez que nous ignorons que l'école a vendu sa cuve ? Voilà là-bas la Hajdićka qui cuisine dedans et asperge ses nouilles ! Dans notre cuve de l'école… eh, eh-eh, oui !
HORVAT, résigné : Je vous ai dit : écrivez à la commune ! C'est terminé ! Amen ! Basta !
LUKAČ, insolemment agressif : Et qu'est-ce qui devrait être terminé ! Rien n'est terminé ! Nous avons encore des comptes à régler !
HORVAT se met en colère : Naturellement que nous en avons ! Vous m'avez trompé de la manière la plus abjecte ! Avec vous, il faudrait tout mettre par écrit, avec sept tampons ! Dites-moi une chose unique que vous ayez faite de ce train de vos promesses ? N'est-ce pas ? Juste une seule chose ? Vous avez dit que vous me répareriez le toit, et voilà, regardez comment vous l'avez réparé ! Vous m'avez dit que vous me donneriez de la terre ! Où est cette terre ? Vous m'avez dit que vous laboureriez mon jardin, mais à présent vous me réclamez deux cents pour le labourage ! Est-ce honnête ? Deux cents ! Eh-eh ! Et le blé ? Qu'en est-il du blé ? N'est-ce pas une honte éternelle et un scandale que je paye plus cher le blé dans mon village que chez le commerçant ? Usuriers ! Écorcheurs ! Ayez honte ! Vous m'avez prêté de l'argent à cent pour cent d'intérêt alors que j'étais ensanglanté et blessé ! D'abord le couteau dans le dos, puis la lettre de change !
LUKAČ : Et vous ne nous l'avez pas encore rendu ! Ni le fonds ni les intérêts, rien ! Et comme si nous ne savions pas que tout cela est sifflé ! Nous le savons ! Pas un sou de cela !
HORVAT : Vous êtes un vieux cochon ! Vous m'avez compris ? Et qui a profité de cet argent ? N'est-ce pas ? Ne m'avez-vous pas donc tout volé en retour par des impositions ? Voleurs raffinés ! D'où puis-je vous les rendre, que diable ! Je n'ai pas d'argent, je ne suis pas le patron ! Je suis un gueux, vous comprenez ? Je n'ai rien ! Cela fait déjà deux mois que je suis ici, et je n'ai pas encore reçu même un sou ! Ce que j'avais, vous me l'avez dérobé la première nuit ! Alors pourquoi buvez-vous mon sang ? Tiens, voilà, comment le poêle fume ! Et cela aussi vous l'avez réparé ! Mais que l'instituteur crève, qu'il étouffe dans la fumée ! Que vous importe ? Est-ce humain de vivre où je loge ? Vos vaches ont mieux, vos vaches !
LUKAČ : Ce que vous nous faites, nous vous le faisons !
TOMERLIN : Monsieur, écoutez-moi ! Tout ce que vous avez dit est vrai ! Nous vous avons promis un toit, et un poêle, et de la terre, et des bœufs et du blé ! Cela est tout à fait vrai ! Tout cela est la vérité ! Et, voilà, cela, encore au jour d'aujourd'hui, nous le signons ! Et si cela était votre logement, nous le réparerions immédiatement ! Nous le réparerions ! Que Dieu et Jésus le fils du tout-puissant me rendent aveugle ici et sur le champ si nous ne le ferions pas ! Oui ! Demain, nous nous retrousserions tous les manches, tout le village, demain, si cela était votre logement. Si vous habitiez ici en tant que notre instituteur dans son logement ! Mais cela est demeuré le débit de tabac qu'il était auparavant !
HORVAT : Oui ! Je sais ce que vous voulez ! Je le sais bien ! Mais cela ne vous concerne pas ! Vous m'avez compris ? Cela ne vous concerne pas ! Je tiens l'école en ordre !
LUKAČ : Et moi en tant que président assermenté de la commission scolaire je vous dis ici fortement et clairement que cela n'est absolument pas en ordre ! Voilà ! Comme cela ! De nouveau, il n'y a pas eu d'école depuis jeudi dernier, et les enfants se chamaillent toute la journée.
HORVAT : Je tiens l'école en ordre ! Et un milliard de fois déjà, je vous ai dit et je vous ai écrit (écrit, faites bien attention, j'ai toutes les attestations dans le tiroir) que vous envoyiez les enfants régulièrement ! Je ne veux pas perdre toute ma matinée et toute ma journée face à trois de vos morveux galeux ! Vous m'avez compris ? J'ai moi aussi mes occupations ! Non ! Il n'est pas question que je reste assis dans une pièce vide ! Que tous les enfants fréquentent l'école normalement, régulièrement, comme il est prescrit, et tout sera en ordre !
LUKAČ : C'est votre problème !
HORVAT : Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas mon problème mais le vôtre ! C'est vous la commission scolaire, et pas moi ! Ne vous préoccupez pas des cuves, mais des enfants ! Oui ! Occupez-vous de cela !
TOMERLIN : Ce n'est pas un homme !
LUKAČ : Et pourquoi devrions-nous ici faire des efforts ? Sommes-nous la commission ou non ? Nous allons dresser un procès-verbal, et l'affaire est terminée !
HORVAT : Vous n'allez dresser ici aucun procès-verbal ! Vous êtes six à la commission, et si vous voulez dresser un procès-verbal, alors veuillez vous réunir comme il est réglementaire : à la majorité absolue ! Vous m'avez compris ?
LUKAČ, impétueusement : Donc, vous refusez de constituer un procès-verbal sur l'ordre de la commission scolaire ?
Horvat, leur tournant le dos, s'est rendu jusqu'au mur et se tient là-bas. Pause.
LUKAČ, très menaçant : Eh, bien ! Puisque c'est ainsi, alors bien ! Puisque vous refusez le procès-verbal, nous savons alors ce que nous allons faire ! Nous nous sommes déjà rendus au ministère, et nous y retournerons, aussi longtemps que nous n'obtiendrons pas ce qui nous convient ! Nous verrons alors !
HORVAT il s'emporte et revient précipitamment comme s'il allait se jeter sur eux : Et que m'importe votre procès-verbal et votre ministère ? Vous croyez donc peut-être que j'ai peur de votre ministère véreux ? Eh-eh ! Eh-eh ! Et pourquoi mentez-vous autant déjà toute une après-midi ? Et le ministère, et l'école, et le procès-verbal, et je ne sais quoi encore ! Comme si cela ne vous était pas égal qu'il y ait école ou non ! Cela vous intéresse tellement que vos enfants sachent lire et écrire ! Vous vous souciez précisément de vos enfants ! Sur un ton plus intime et plus conciliant. Messieurs ! Je vous en prie ! Rien ne m'offense plus que vous refusiez de parler avec moi entre hommes et sincèrement ! Finalement, à quoi bon tournons-nous les uns autour des autres comme un chat autour d'une bouillie chaude ? Car messieurs, il ne s'agit pas pour vous ici de l'école ! Croyez-vous que je sois aussi stupide pour ne pas voir que l'école est le dernier de vos soucis ! Il ne s'agit pas ici de moi ou de vous, mais de quelque chose de différent, de quelque chose de complètement différent !
LUKAČ : Vous ne voulez pas nous comprendre, monsieur !
LE VIEUX, une barbe patriarcale, qui est resté tout ce temps en silence, suivant la conversation avec beaucoup d'attention, d'une vieillesse souveraine : Attendez, messieurs ! Arrêtez, je vous prie ! Que je prenne la parole ! Monsieur, s'il vous plaît ! Regardez, s'il vous plaît, mes cheveux blancs ! Et écoutez, je vous prie, que je parle moi aussi, car je sais très bien ce que tout cela est et ce que ce n'est pas ! Je sais très bien tout cela ! J'ai servi il y a cinquante-deux ans comme recrue à Arad, et là-bas le général Preradović (il était alors général de brigade, et après ils lui ont alors érigé un monument en ville, et j'ai vu comment ce général se tenait : vraiment de belle apparence et un homme bon comme il l'avait été dans sa vie, beau et bon, la vérité vraie), ainsi, ce général nous dit (et il est assis sur un étalon noir que c'en était une vraie beauté) : « Messieurs ! Celui qui est honnête, est honnête avec lui-même ! Et celui qui n'est pas honnête, n'est pas honnête avec lui-même ! » Eh, vous voyez, j'ai vécu après cela cinquante-deux années entières et j'ai constaté que c'était précisément la vérité. Celui qui n'est pas honnête, n'est pas honnête avec lui-même ! J'ai planté de ma propre main des arbres qui aujourd'hui déjà pourrissent, et je pourrais facilement être le père de votre père ! (Et je pourrais même facilement porter votre grand-père sur mon dos!) Messieurs ! J'ai déjà vécu toutes sortes de choses ! Et il y a eu beaucoup d'enseignants qui se sont succédé dans cette école, venus et repartis, et nous, grâce en soit rendue à Dieu, nous sommes restés ce que nous étions ! Depuis que le gouvernement du ban a construit ici à Vučjak la première école (elle était en bois et précisément à cette place), eh, il y a eu beaucoup et beaucoup d'instituteurs, mais voilà, pas un seul d'entre eux n'y a pris racine ! Le malheureux Matković était un ivrogne et un horrible querelleur, et il battait toute la nuit sa propre femme, de sorte que cette pauvre fille pouvait se jeter en pleine nuit par la fenêtre fermée et frapper en bas au carreau chez moi toute ensanglantée pour que je lui vienne en aide ! (Combien de fois ai-je dû défendre avec une hache cette malheureuse de cette canaille d'ivrogne!) Et la pauvre fille est restée ici ! Elle est là-haut au cimetière, sous le saule branchu ! Alors encore ce misérable Lacko, quel homme encore était-ce là, que Dieu ne lui donne pas de bonheur même au jour d'aujourd'hui ! Celui-là nous a aussi gâté tous les enfants, et ils l'ont emmené d'ici à la prison de Lepoglava. Avant ce soûlard de Hadrović qui est maintenant à Nedjelja (vous le connaissez vous-même), il y avait là une demoiselle qui passait son temps d'un lit à l'autre, et l'école était bien le dernier de ses soucis ! Après Hadrović est venu le défunt Lazar ! Il était bon et un honnête homme, et le peuple l'aimait, que Dieu lui fasse l'âme légère ! Lui, le peuple l'aimait très très fort ! Et il serait peut-être resté ici, mais voilà que la guerre l'a écrabouillé, et seule sa honte nous est restée ! Et seul le saint Dieu sait ce que nous avons enduré avec cette malheureuse, et avons tellement espéré de vous, et à présent, voilà, vous êtes vous aussi ici, et quoi ? Et quoi maintenant, monsieur ? Voilà, vous voyez maintenant où en est tout cela ! Et cela ne devrait pas être comme cela ! Soupirs, silence et une pause prolongée. Monsieur ! J'ai vécu beaucoup et beaucoup de choses dans cette vie, mais je ne vois toujours qu'une seule chose clairement dans ces messieurs qui viennent à nous, c'est qu'il n'y a pas de motivation pour tout cela ! Et je le vois aussi en vous, mon jeune monsieur ! Il n'y a pas en vous de motivation pour tout cela ! Et dites-moi pardieu, pourquoi êtes-vous donc venu par ici quand il n'y a pas en vous de motivation pour tout cela ? Monsieur, je vous prie, ne vous offensez pas, mais je pense que le mieux serait que vous abandonniez tout cela, et que nous nous quittions comme des hommes !
HORVAT : Et qui vous dit, grand-père, que je ne suis pas motivé ? J'ai de la motivation, grand-père ! Je suis venu à vous ici avec beaucoup de joie et de motivation, croyez-moi sur ma parole d'honneur ! Mais voilà, on m'a tout d'abord donné des coups de couteau ! Et alors tout le reste ! Messieurs ! Tout le reste ! Et maintenant cette malheureuse école ! Messieurs, écoutez-moi ! Je ne veux pas m'asseoir dans une classe vide ! C'est l'hiver maintenant, maintenant tout le travail décline, et je ne vois pas pourquoi les enfants ne pourraient pas venir à l'école ! Ce n'est pas vrai qu'ils doivent s'occuper du pâturage ! Mais vous faites grève, vous ne voulez pas qu'ils viennent !
LE VIEUX : Monsieur ! Je crois toujours qu'il n'y a aucune motivation en vous pour tout cela ! Car s'il y en avait, nous n'aurions pas à lutter ainsi contre le vent, mais vous auriez de vous-même tout réglé ! Oui ! Car cela ne peut pas continuer ainsi ! Nous sommes allés auprès du ministère, sur la place Saint-Marc, à la préfecture, et nous avons écrit et écrit, rédigé tout un dossier, et en fin de compte le ministère vous a envoyé à nous, voilà ! Nous espérions le salut de vous !
HORVAT : Mensonge ! C'est un mensonge ! Car, voilà, je suis ici, je remplis exactement mon devoir, alors pourquoi maintenant n'envoyez-vous pas les enfants à l'école ? Pourquoi à présent ce boycott et cette grève ?
TOMERLIN : Nous les enverrions à l'école s'il y en avait une ! Mais nous n'avons pas d'école !
LUKAČ : Ce n'est absolument pas une école ! C'est un bordel !
LE VIEUX : Tais-toi ! Excusez, monsieur ! Je ne voulais pas vous offenser ! Pardonnez-moi, je vous prie ! Taisez-vous ! Arrêtez ! Attends ! Toi ! Paix ! Je m'en occupe ! Monsieur ! S'il vous plaît ! Vous êtes encore jeune et vous ne connaissez pas le monde ! Vous êtes sincère ! On voit dans vos yeux que vous êtes sincère ! Je l'ai déjà dit aux hommes des centaines et des centaines de fois : laissez-le ! Il est sincère ! Il n'est en rien responsable dans cette affaire ! Mais, monsieur ! Entendez-moi, monsieur !
HORVAT, avec emportement : Je ne veux plus entendre le moindre mot ! Plus un mot à ce sujet !
LUKAČ : Nous vous avons tout de suite le deuxième jour après votre arrivée exposé toute l'affaire ! Et, voilà, deux mois se sont déjà écoulés depuis !
TOMERLIN : Vous nous avez tout promis !
HORVAT : Rien, je ne vous ai absolument rien promis !
Les voix et les emportements grossissent.
LE VIEUX : Attendez, messieurs ! Doucement ! Monsieur, s'il vous plaît ! Je vous en prie, écoutez-moi ! Pourquoi nous disputons-mous ici et crions-nous les uns sur les autres alors que tout peut aussi se régler dans le calme ! Monsieur ! Je vous en prie ! Maintenant, voilà que c'est la guerre, et nos fils sont à la guerre, et là-bas leur sang coule pour l'empereur et le roi, et…
HORVAT : Bon, qu'y a-t-il ? Que voulez-vous de moi ?
LE VIEUX : Nous ne voulons rien de vous maintenant sinon que c'est la guerre et qu'il faut qu'il y ait de l'ordre, que vous mettiez de l'ordre comme il ressort du règlement !
HORVAT : Mais quel ordre ? Quel diable d'ordre ? Que délirez-vous ici ?
LE VIEUX : Quel ordre ? Vous savez très bien de quel ordre il s'agit ! Si vous voulez que votre logement d'enseignant soit réparé, alors habitez-y comme il convient et point final ! C'est votre logement et celui de personne d'autre ! D'après le règlement, seul l'enseignant peut loger dans le logement scolaire, et personne d'autre !
HORVAT : Oui ! Je le sais ! Mais, messieurs, madame Margetićka…
LUKAČ : Ce n'est absolument pas une dame, mais, excusez-moi, une simple…
HORVAT : Taisez-vous tant que je parle ! Madame Margetićka est la veuve de mon prédécesseur ! Elle est la veuve d'un soldat qui est tombé au front ! Elle est une veuve avec trois enfants ! Vous avez dit vous-même un peu plus tôt que c'est maintenant la guerre ! Vous n'allez quand même pas me demander de jeter une veuve avec trois enfants à la rue ? C'est le premier point ! Et voilà le deuxième : je vous ai déjà dit un milliard de fois que ce que vous avez ou ce que vous avez eu contre cette dame ne me concerne absolument en rien ! C'est une affaire entre vous et elle, et pas la mienne ! Oui ! Et laissez-moi une bonne fois pour toutes en paix, car j'ai de la patience mais tout a ses limites !
TOMERLIN : Mais qui vous dit de la jeter à la rue ? Personne de vivant ne vous l'a dit ! Nous voulons seulement que soit appliqué ce qui est prescrit ! À chacun ce qui lui revient ! Votre logement vous revient, et vous seul avez le droit à ce logement, et personne d'autre !
HORVAT, brusquement et comme définitif : Oui ! C'est ainsi ! Mon logement me revient, et j'en dispose comme je le veux, et non comme vous l'entendez ! Ce que je fais de ce logement ne vous concerne en rien, vous m'avez compris, je ne sais plus combien de fois je l'ai répété !
Une pause.
LE VIEUX : Hum ! Vous restez toujours sur vos positions ! Vous n'acceptez pas ce que nous disons ! Monsieur ! Je vous en prie, écoutez-moi calmement ! Ne bondissez pas en l'air ! Êtes-vous vraiment sûr que cette femme est honnête ?
HORVAT : Je ne veux même pas entendre un mot sur ce sujet !
LE VIEUX : Elle s'est rendue deux fois à l'hôpital.
HORVAT : Je ne vous ai rien demandé !
LE VIEUX : Oui, mais nous tenons justement à vous le dire ! L'homme doit dire la vérité nue comme elle est sous le ciel !
HORVAT : Tout cela m'est égal !
LUKAČ : Oui, mais si elle rendait fous vos enfants comme elle fait du mien, certainement qu'alors tout ne vous serait pas égal ! Voilà, les gendarmes recherchent mon fils à cause d'elle ! À présent il s'est un peu assagi depuis que vous êtes trouvé ici en concurrence avec lui ! À présent, il a ouvert lui aussi les yeux ! Eh-eh !
Un rire frivole de paysan. Une pause.
LE VIEUX : Monsieur ! Nous nous sommes rendus chez le révérend, et le révérend lui-même dit que ce n'est pas bien ni honnête que tout cela se passe précisément dans l'école ; et le révérend dit…
HORVAT, résigné : Saluez gentiment le révérend et faites-lui savoir de ma part que je lui souhaite de tout cœur que le diable l'emporte ! Vous avez entendu ? Que m'importe votre révérend ? Messieurs, pardieu, oh, je vous en prie, j'ai mal à la tête, laissez-moi tranquille ! Je ne suis pas en bonne santé, je suis invalide, mes poumons sont percés ! Tout cela m'est ennuyeux ! Je vous en prie ! Je vous ai déjà dit cent et cent fois que tout cela ne m'intéresse en rien ! Et alors, allez, laissez-moi une fois pour toutes en paix ! Pourquoi diable y revenez-vous toujours ?
LE VIEUX : Mon cher monsieur ! Cela ne me sert pas, mais j'ai toujours dit que vous étiez bon ! Vous êtes un homme bon et jeune, et vous ignorez ce qu'elle est ! Regardez, s'il vous plaît, pour vous sauver de cet esprit mauvais ! Ce n'est pas une femme, c'est un mauvais génie ! Elle est allée deux fois à l'hôpital, c'est la vérité vraie ! Que je meure maintenant sur place si je mens ! À la dernière Saint-Nicolas, elle s'est tellement soûlée à l'auberge qu'elle a accueilli en elle à même le sol quatre hommes, les uns après les autres, devant tout le monde, et tout le village a vu cela de ses propres yeux ! Est-ce donc alors une femme honnête ? Est-ce ainsi que travaille une institutrice ? C'est ce que je vous demande ! Horvat a déambulé avec énervement dans la pièce et fait craquer ses phalanges. Et quand vous n'étiez pas encore là, chaque nuit ici il y en avait un différent, et c'est la vérité ! On buvait ici, on jouait aux cartes ici, il y avait des musiciens ici, et la moitié du village est passée par cette chambre, mon cher ! Elle a loué cette cuisine au-dehors à nos femmes et leur a préparé du café avec de l'eau-de-vie, et elles volaient du blé dans les maisons en cette période de guerre et de famine, elles volaient du blé, et tout le village en est venu aux mains à cause de cette canaille maudite et débauchée ! Oui ! Cela s'est passé ainsi ! Demandez à qui vous voulez, tiens, Juro Lukač qui traîne encore maintenant alentour, ou le maréchal-des-logis de Saint-Jeanne, ils sauront bien vous raconter tout cela, oui, eh-eh ! Mieux que moi ! C'est comme cela ! Rire. Pause. Et nous sommes allés sur la place Saint-Marc et nous avons dit devant son Excellence monsieur le ban, que, excusez, cela n'est pas une école, mais une porcherie et une auberge et un bordel ! Et comment alors ne pas vous le dire à vous aussi ? C'est notre école ! Nous en sommes les maîtres !
LUKAČ et TOMERLIN : C'est comme cela, oui !
LUKAČ : Et si vous ne voulez pas mettre de l'ordre ici, nous le ferons nous-même ! Vous devez mettre de l'ordre ici ! Vous ne voyez donc pas dans quoi vous vivez ? Êtes-vous donc aveugle ?
Horvat s'est arrêté, regarde devant lui et se tait.
LE VIEUX : Attendez, messieurs ! Attendez que je dise ce que je pense ! Monsieur, je vous en prie, entendez-moi ! Je ne sais pas ce qu'il en est de vous en vérité, mais on dit comme cela à la commune et dans le district que vous n'êtes pas un vrai enseignant, mais que vous avez étudié pour un doctorat ! Que vous êtes allé dans les grandes écoles et que vous êtes un homme instruit. Et j'ai demandé à notre monsieur le sous-préfet qu'il me dise ce qu'il en est de vous, et le sous-préfet m'a dit : « Eh, mon grand-père, ce qu'il en est de lui, je ne le sais pas ! Mais qu'il ne devrait pas se trouver chez vous à Vučjak s'il ne le voulait pas, c'est sûr ! Il a achevé de longues études et passé ses examens ! » Voilà, ce sont les mêmes, précisément les mêmes mots que monsieur le sous-préfet, et je le crois ! Mais qu'un homme instruit, pour ainsi dire un vrai docteur, qu'il va s'unir à une telle femme…
HORVAT : Quoi ?
LE VIEUX : Je ne sais pas ! Mais elle dit dans le village aussi que vous allez devenir un grand monsieur, un professeur, et qu'elle allait devenir madame la doctoresse !
HORVAT : Quoi ?
LE VIEUX : Oui ! Elle raconte dans le village qu'elle va devenir doctoresse et qu'elle n'a pas besoin de notre école élémentaire, car elle va partir avec vous en ville. Nous ne savons pas tout cela, mais, voilà, il semblerait que quelque chose se prépare aussi !
HORVAT : Mais que vous arrive-t-il ?
LE VIEUX : Oui, oui ! Elle vous a embrouillé ! Elle répand le bruit alentour dans le village qu'elle est enceinte de vous et que vous allez l'épouser.
HORVAT, chez qui la colère s'est accumulée, s'enflamme violemment : Assez ! Dehors ! Sortez ! Quoi ? Que me regardez-vous bouche-bée ? Sortez ! Sortez ! Sa voix enfle. Mais les hommes surpris par l'attaque sont demeurés comme dans une sorte d'inertie stupide et ne bougent pas sur le coup, mais considèrent avec étonnement Horvat qui braille comme un hystérique, écume de rage et tape du pied au sol. Une pause muette dure ainsi un moment. Horvat, énervé, voyant qu'il ne peut pas faire sortir les paysans, se retourne et s'élance à pas rapides vers la gauche, claquant derrière lui violemment et sauvagement la porte. Les hommes le suivent des yeux avec stupeur et voudraient dire quelque chose, hochant leur tête comme si la parole s'était étouffée dans leur gorge, et alors, après un temps, ils sortent sans un mot l'un après l'autre.
Une pause. On entend dans la porte de gauche une clef claquant deux fois. À peine les paysans sont-ils sortis et que la pièce dans la pénombre tardive est demeurée déserte, Marijana entre par la droite. Elle est enveloppée d'une sorte de foulard et est visiblement irritée. Elle cherche dans la pièce où est Horvat. Elle croit qu'il est sur le divan. Il n'y est pas. Dans la demi-obscurité derrière le poêle. Là non plus, il n'y a personne.
MARIJANA, timidement : Krešo, Krešo ! Où es-tu ? Instinctivement, elle veut entrer dans la pièce de gauche. Elle ne peut pas. Elle pousse sur la porte mais ne parvient ainsi à rien. Elle frappe timidement. Un temps. Personne ne répond. Nerveusement, elle frappe plus fort. Rien. Alors elle se retourne impuissante et traverse deux-trois fois la pièce, puis revient encore. De nouveaux coups sur la porte. Des coups nerveux avec beaucoup de panique. Une pause. Krešo ! S'il te plaît ! Krešo ! Une pause. De nouveau des coups. Ouvre ! Tu entends ? Ouvre ! Une pause. Krešo ! Ouvre ! Tu entends ! Tiens, j'ai une lettre pour toi ! La poste est venue ! Krešo !
HORVAT : Que veux-tu ? Laisse-moi en paix !
MARIJANA : Ouvre, je t'en prie comme Dieu ! Silence. Une pause. Des coups de plus en plus hystériques et plus forts. Tu entends ? Ouvre ! La poste est passée ! Tu as une lettre !
HORVAT : Laisse-moi en paix ! Je ne veux pas te voir !
MARIJANA : C'est ainsi, donc ? C'est ainsi ? Tu les crois davantage que moi ? C'est ainsi, donc ? Rire et larmes et coups à la porte plus raides et anormaux. Ouvre ! Tu entends ! Ouvre ! Silence. Une pause. Ouvre, je t'en prie comme le Dieu unique. Une pause. Un sanglot anormal et lourd l'envahit, et elle s'agenouille et demeure la tête appuyée contre la porte. Des coups sourds contre le bois. Ouvre ! Ouvre ! Ne sois pas cruel ! Ouvre ! Ne sois pas ainsi ! Écoute-moi aussi ! Tout cela n'est que du mensonge ! Krešo ! Ouvre !
HORVAT déverrouille la porte, furieusement, sauvagement et brutalement : Mais quelle folle comédie est-ce là ? Tu n'as donc pas honte ? Tu veux encore faire du cirque devant les enfants ! Les enfants peuvent arriver à chaque moment ! Aie honte !
MARIJANA : Mais qu'ils viennent donc ! Qu'ils voient ce que tu fais de leur mère ! Qu'ils le voient seulement !
HORVAT : Et qu'est-ce que je fais ? À qui fais-je quelque chose ? Où est la lettre ? Donne cette lettre ! Marijana se relève et sort de sa poche une lettre froissée. Il se rend jusqu'à la vitre pour mieux voir dans la demi-lumière. Tu as encore ouvert le courrier ! De quoi cela a l'air ! Est-ce une lettre ? C'est un mouchoir chiffonné, et non une lettre ! Je t'ai déjà dit ce qui se passerait si juste une seule fois il arrivait que tu l'ouvres ! Et voilà de nouveau ! Pardieu, tu es anormale ! Non ! Tu n'es pas normale !
MARIJANA : Ce n'est pas de ma faute du tout ! Je l'ai reçue comme cela ! C'est la censure !
HORVAT, il est pris de colère pendant sa lecture : C'est tout de même trop bête qu'un homme ne puisse même pas recevoir son courrier sans ton contrôle ! Cela dépasse quand même toutes les bornes ! Et non seulement que tu sois effrontée, follement arrogante, mais un homme doit à cause de toi écouter les leçons de ces rustres puants ! N'est-ce pas ? Quelle manière est-ce là d'ouvrir le courrier des autres ? Qui te l'a autorisé ? Quoi ? Je ne peux pas l'accepter, mon Dieu ! Je ne sais pas ce qu'il faudrait faire ici ! Trop bête ! Mais c'est tout de même trop bête ! Un scandale ! Il déchire la lettre chiffonnée, la piétine et se met à faire les cents pas dans la pièce. Je ne peux pas regarder dans les yeux un Lukač ou un Grga Tomerlin à cause de tels travers menteurs et fourbes, n'est-ce pas ? Je dois baisser la tête, avoir honte et que le sang me frappe le visage devant eux, n'est-ce pas ? Un Perek Juro me poussera au mensonge, moi, qui jamais dans la vie ne me suis trouvé dans une telle situation ? Moi, moi ? Et à cause de qui ? À cause de qui ? À cause de qui ? Il se tient auprès de la table et tape violemment du poing sur le madrier. Je me l'interdis une fois pour toujours, tu m'as compris ? Personne n'a le droit d'ouvrir mon courrier, tu m'as compris ? Cela a de quoi rendre furieux un homme sur le champ ! Et pas seulement cela, cette tyrannie, cette scandaleuse et folle tyrannie, mais l'homme s'empêtre dans une certaine affaire, et les paysans lui démontrent qu'il les trompe et les vole. À moi, à moi quelqu'un va me démontrer que je le trompe ! Et comment en suis-je arrivé là ? Comment en suis-je arrivé à devoir me mordre la langue et serrer les poings et me taire, au lieu d'écraser une telle ordure analphabète qui me crache dessus et m'insulte ! C'est incroyable ! Il faudrait là démolir, piétiner, détruire tout ce qui est ! Le fracasser ! Le pulvériser ! Tout, tout ! Tout !
MARIJANA, elle s'est approchée d'Horvat, tendrement, bienveillamment, naïvement : Et qu'y a-t-il ? De quoi suis-je encore coupable ? Qu'ai-je encore fait ?
HORVAT : C'est cela ! C'est le plus beau à présent ! Vraiment, c'est la culmination de tout ! Et tu demandes encore ce que tu as fait ? Tu as l'impudence de demander ce que tu as fait. Tu as vendu le bois de l'école derrière mon dos ! Tu as vendu le bois de l'école à Wienrebe à Mučno ! Quatre brassées de bois, et de cela je n'ai pas la moindre connaissance ! Et la cuve ? Où est la cuve de l'école, hein ? Ce n'est rien ! Les chaises, les balais, les cuves, le bois, tout cela ils peuvent me le planter sous le nez et dire que je suis un filou, et que je suis venu ici pour les voler et que je m'enrichis sur leur misère ! Un scandale ! Un scandale inouï, et elle me demande encore en quoi est est coupable ?
MARIJANA, dans une sorte d'attitude posée et calme ; cette accalmie est l'illusion et le silence qui précèdent la tempête : Et oui ! C'est toute la vérité ! J'ai vendu le bois de l'école ! Et j'ai vendu la cuve ! C'est aussi la vérité !
HORVAT : Oui ! Mais quel ton est-ce là que le tien ? En quoi te pavanes-tu ici, comme si ce que tu avais fait était particulièrement honorable ? En quoi te raidis-tu effrontément, maintenant, après que je suis humilié plus bas que le dernier… je ne veux même pas dire qui ni quoi ! Qu'est-ce que cela signifie ?
MARIJANA : Ce que cela signifie ? Cela ne signifie rien ! J'ai vendu ! Et pourquoi ai-je vendu ? N'est-ce pas ? Tu ne t'imagines pas pourquoi j'ai vendu ! Et s'il te plaît, qui a payé le docteur et les médicaments et la voiture aller-retour jusqu'en bas ? Et combien de voitures a-t-il fallu ? Une voiture à chaque visite ! Oui ! Et pardieu, ces voleurs ne conduisent pas gratuitement, cela tu le sais peut-être aussi ! Et alors pourquoi feins-tu de ne pas savoir très bien tout cela, précisément comme moi-même ! Qu'y a-t-il ? Qu'as-tu à me regarder comme un nouveau-né ? Comme si tout cela n'était pas la vérité ! Comme si j'avais imaginé tout cela ? J'ai noté tout cela, mon cher, noir sur blanc, tout en noir sur blanc ! Attends ! Tiens, voilà ! Elle se rend jusqu'à la commode à chaussures et là nerveusement fouille des papiers dans les tiroirs et les refermant furieusement.
HORVAT : Oui, bon, bon ! Mais j'avais emprunté une somme importante !
MARIJANA : Tiens, voilà ! Je t'en prie ! Ce ne sont que les ordonnances, je t'en prie ! Rien que les ordonnances se montent à plus de quatre cents ! Et qu'en est-il encore d'un nouveau manteau ? Et d'un chapeau ! Et de chaussures ! Avec quoi t'es-tu donc alors habillé ? Avec quoi ? Oui ! Avec quoi ?
HORVAT : J'ai emprunté…
MARIJANA : Oui ! Et crois-tu que nous pourrions nous permettre ces viandes panées et ces gâteaux, et ces canes et le vin, deux fois par jour, que nous pourrions nous permettre tout cela avec tes malheureux cinq cents florins ? Tu ne t'imagines quand même pas que nous vivons tout ce temps d'air pur ? Allez, s'il te plaît, tu te tiens là comme si tu ne savais pas compter jusqu'à cinq, et la graisse derrière ton oreille est épaisse de trois doigts !
HORVAT, troublé par cette gravité agressive et amère : Bon, bien, bien ! C'est une chose ! Tout cela n'est pas si important ! Mais dis-moi comment tu te permets de faire courir la rumeur dans le village que tu es enceinte de moi ? De quel droit ?
MARIJANA : C'est comme cela ? Eh, s'ils t'ont dit que j'étais enceinte, alors ils ont bien fait ! Je suis bien enceinte ! C'est ton enfant ! Oui ! C'est comme cela ! C'est ton enfant, et cela est la sainte vérité !
HORVAT : Femme ! Es-tu normale ?
MARIJANA : Eh-eh ! Naturellement ! Maintenant, je ne suis pas normale ! Maintenant, tu vas en plus me déclarer folle ! Rire de moi ! Me cracher dessus, n'est-ce pas ? Oui ! Vous êtes tous les mêmes ! Oui ! Tous jusqu'au dernier ! Quand tu n'as plus besoin de la femme, alors à coups de pied contre elle ! Vous êtes tous les mêmes ! Salauds ! Perfides ! C'est pour cela que j'ai été si bonne et naïve, c'est pour cela que je t'ai porté dans mes bras, n'est-ce pas ? C'est à présent le remerciement pour t'avoir accueilli sous mon toit ? Tu aurais crevé comme un chien affamé si je ne t'avais soigné et guéri ; et maintenant pour tout remerciement, tu veux ici me hurler dessus ? Ah-ah ! De quoi tu avais seulement l'air, comme un noyé dévêtu et nu-pieds, et je t'ai habillé, je t'ai relevé, je t'ai nourri, et toi maintenant, comme cela ! Fi ! Honte !
HORVAT : Tu mens ! Tu mens sur tout cela ! Tout cela n'est que mensonge !
MARIJANA : Ainsi, je mens ? Et à qui est le manteau que tu portes, si je mens ? Est-ce le vêtement de mon défunt mari ou non ? Je t'ai habillé des pieds à la tête ! Tu ressemblais à un pèlerin affamé, et pas à un homme ! Et maintenant, je mens ! Et je mens aussi quand je dis être enceinte ? Eh-eh ! Je mens sur tout ! N'est-ce pas ? Je ne mens en rien ! C'est vous qui mentez tous ! Vous vous êtes tous conjurés contre moi, vous vous êtes tous dressés contre moi ! Vous êtes tous des perfides ! Que voulez-vous de moi, maudits ? Que voulez-vous de moi ? En quoi vous suis-je coupable ? Ne t'ai-je donc pas toujours été bienveillante et soumise ? Ne me suis-je donc pas roulée à tes côtés comme un chat, et fait la cuisine, et t'ai rendu présentable et bien servi ? Mais alors que veux-tu maintenant de moi ? Oui ! Je suis enceinte, c'est la pure vérité, que Dieu me vienne en aide ! Je suis enceinte, et que veux-tu alors de moi maintenant ? Me jeter à la rue, n'est-ce pas ? Tu veux maintenant me jeter à la rue ? Que je crève là-bas sur la route, n'est-ce pas ? C'est ce que vous voudriez ? Mais je ne me laisserai pas faire ! Pas question de cela ! Tu entends ? Je ne me laisserai pas faire ! Tant que je pourrai bouger le moindre de mes doigts ici, tant que j'aurai mes ongles là, on ne me prendra pas vivante ! Vous êtes tous des bêtes, des canailles, des animaux sauvages, vous n'êtes pas des hommes, vous êtes l'horreur ! L'horreur ! L'horreur ! La voix de Marijana croît progressivement, et de l'apathie paniquée elle se transforme en un état d'excitation, maladif et furieux.
HORVAT : Mais que te lamentes-tu ? Quel est ce cirque stupide ? Qui veut te jeter à la rue ? Personne ne va te jeter à la rue ! Pourquoi cries-tu comme si je te découpais en morceaux ? Il n'est pas question de la rue mais de toi !
MARIJANA : Il est question de moi ? S'il est question de moi, pourquoi alors crois-tu les autres plus que moi-même ? Pourquoi demandes-tu à ces filous boueux et pouilleux, ces vieux cochons ? Pour toi, ce qu'ils disent vaut parole d'Évangile, et moi, je suis le dernier pipeau ! N'est-ce pas ? Pourquoi demandes-tu à chaque diable boîteux, et jamais à moi ? Crois-tu donc que j'ignore tout ce qu'ils t'ont dit sur moi ? Eh-eh ! Je sais tout cela par cœur ! J'aurais pu aussi bien te le dire moi-même, ah-ah ! Profondément, de l'intérieur. Déjà deux mois que tu couches avec moi dans la même chambre, sous la même couverture, et m'as-tu au moins une seule fois demandé comment en vérité j'allais ? Au moins une seule fois ! Mais non ! Mais quand un Lukač puant te raconte n'importe quoi, ou ce vieux porc boîteux (que Dieu le fasse crever à l'instant), alors tu es immédiatement des leurs ! Et moi, pourquoi ne m'as-tu jamais demandé directement ? À moi ! À moi ! Le ton monte en une folie furieuse, extrême, écumante, démoniaque. C'est la vérité ! C'est la vérité tout ce qu'ils t'ont dit ! J'étais avec Lukač, oui, c'est vrai ! Il est le président de la commission scolaire, et il avait le pouvoir sur moi ! Et ce diable boîteux (hou, fi!), il m'a signé une traite. Il m'a rejointe, j'étais obligée ! Oui ! Mais ils ne t'ont pas dit comment ils ont peu à peu étendu leurs filets et se sont disposés autour de moi et pourléchés comme autour d'un rôti ! Et quand tout ne s'est pas passé comme prévu, alors Lukač a commencé sa vieille rengaine : qu'il allait se plaindre au sous-préfet, qu'il allait écrire à la préfecture, que j'étais négligée, que je n'avais pas les qualifications pour une suppléance, que je ne tenais pas l'école, que je ne faisais rien ! (Et je ne pouvais pas tenir l'école puisque je cousais toutes les nuits que Dieu fait!) Que pouvais-je faire ? Je n'ai même pas pensé quand j'ai signé une obligation de crédit à Tomerlin que je cédais mon âme au diable ! Il a commencé à menacer qu'il allait vendre ma machine à coudre, et nous tous alors (et moi, et les enfants) vivions de cette Singer ! Que pouvais-je faire ? Oh, comme tout cela a été terrible ! Et quand tout cela m'a dégoûtée, quand je n'en pouvais plus (deux vieux salauds, qui retournent l'estomac d'un être humain), quand j'ai voulu me relever, me libérer, vivre, quand je me suis mise à vendre du tabac et un peu de denrées, alors ils ont ouvert la chasse ! Et pas seulement eux, mais tous : sus à Margetićka ! Et les agents du fisc et les gendarmes, les greffiers, la commune, la préfecture, tout, tous, tout le monde ; celui qui voulait seulement, celui-là venait et me crachait dessus, et me poussait du pied et m'humiliait ! Tous ! Tous ! Oh, que ne s'est-il pas passé ici ? Oh, oh, oh, oh ! Ses cheveux sont ébouriffés, sa bouche écumante, elle se saisit la tête désespérément et se lamente.
HORVAT : Qui te le demande ? Personne ne t'a rien demandé à ce sujet !
MARIJANA : C'est justement que tu ne me demandes jamais la moindre chose, mais toujours tu te tais sournoisement et tu n'en penses pas moins ! C'est justement cela, ton silence sournois ! Si tu m'avais une fois demandé seulement le moindre mot, je t'aurais tout dit ! Je suis à tes côtés comme un livre ouvert depuis le premier jour ! Je n'ai jamais rien cherché face à toi à cacher !
HORVAT : Laisse-moi en paix, s'il te plaît ! Tout cela est si sale et assommant !
MARIJANA : Sale et assommant ! Parce que tu crois que cela ne m'a pas dérangée et tourmentée de tenir un café pour cette bande puante ? Préparer du café toute la nuit à ces bestiaux souillés et barbouillés ! Cela ne m'était pas assommant de coudre les blouses de leurs fillasses et leurs grands-mères, vendre de la vieille marchandise et trafiquer du tabac, tout cela ne m'était pas assommant ? Oh, comme tout cela m'a répugnée ! Oh ! Oh ! Oui ! C'était assommant, c'était honteux, graisser la patte à tous ces hommes et graisser la patte encore ! Et au district, et à la préfecture, et à la commune, et aux gendarmes, et aux agents du fisc, et aux greffiers, et la communauté foncière, et la commission scolaire, et encore, et encore et encore. Et jamais assez, et toujours, éternellement : des pots-de-vin et des pots-de-vin ! Et avec quoi soudoyer un homme ? Un homme lave une blouse de batiste soixante-dix fois et il la lave encore et la revêt et la lave, éternellement blanche, lavée, neuve, ah-ah, intéressant, n'est-ce pas ? Intéressant ! C'est dégoûtant, c'est sale, c'est assommant, oui, mais quand un homme n'a rien d'autre que sa propre chair dans la batiste, que peut-il faire ? Et pourquoi ? Je te demande pourquoi j'ai fait tout cela ? Il faut vivre ! Il faut vivre ! Il n'y a pas là de pardon ! Les enfants veulent vivre, les enfants veulent vivre, les enfants ne sont responsables de rien ! Les enfants veulent manger ! Pleurs. Pause.
HORVAT : Bon ! Bon ! Je te crois en tout ! Mais comment en suis-je arrivé dans toute cette histoire ? En quoi cela me concerne ? Je ne t'ai rien demandé d'aucune façon ! Je n'ai pas besoin maintenant d'aucune de tes confessions ! Rien ne me répugne plus au monde que les confessions ! En quoi tout cela me regarde ? Je crois que tu n'es coupable de rien ! Je te demande seulement comment tu as pu vendre le bois de l'école, et que je ne sois pas au courant ! C'est tout de même trop bête que quelqu'un, que tu as par compassion accueilli sous ton toit et que tu n'as pas jeté à la rue, s'adjuge certains droits qui ne lui reviennent pas ! Tu reconnais tout de même…
MARIJANA, riant dans une excentricité maladive : Ah-ah ! Allez, tu es un homme bon et généreux ! Vraiment ! Par compassion tu ne m'as pas jetée à la rue ! Oui ! Par pitié ! Va-t-en, s'il te plaît, que je ne te crache pas à la face ! Toi aussi tu es comme tous les autres ! Tu crois donc que je ne voie rien ? Que je suis aveugle ? Si tu t'imagines que tu feras avec moi comme avec une vieille chemise (ôtée du corps et au linge sale!), alors tu te trompes, mon cher ! Tu crois donc que je suis si bête et que j'ignore tes rendez-vous avec Eva là-haut dans les cabanes des vignobles ? Comme si je ne le savais pas ! Ah-ah ! Je te jure sur le Dieu vivant et sur la tombe de ma défunte mère que depuis la nuit de ton arrivée je n'ai appartenu à personne à part toi ! Et c'est toi qui me trompes, et pas moi ! Et tu es faux avec moi, et pas moi ! Et tu ne peux pas me regarder dans les yeux, et moi si ! Ah-ah ! Tu crois donc que j'ignore que dans tes lettres est à l'affût une femme de la ville ! Que j'ignore quel homme exquis tu es !
HORVAT : Je t'en prie, tais-toi ! Cela suffit vraiment à présent ! Moi, que je te trompe ? Comment est-ce que je te trompe ? Eva est dans tous les cas plus convenable, plus intelligente et plus belle que toi ! Eva est une force ! Eva sait ce qu'elle veut ! Eva n'est pas de la pâte gâtée comme toi ! Tu m'as compris ? Et ce que je fais avec Eva et ce que je ne fais pas avec elle, cela ne te concerne pas !
MARIJANA : Eva fournit de la nourriture au maquis de la désertion ! Eva vend la marchandise volée par les déserteurs ! J'ai voyagé avec elle en Autriche, et elle avait emmené pour les vendre là-bas la parure et la bague de la femme du notaire qu'ils avaient égorgée dans la forêt ! Et elle a vendu encore tout un sac d'objets en or ! Voilà Eva si tu veux le savoir ! Et fais bien attention ! Il ne m'en faut pas beaucoup ! Je vais me rendre en bas à Sainte Anne chez les gendarmes, et alors tu pourras lui jouer de la musique !
HORVAT : Tais-toi ! Je ne veux pas entendre un mot de plus ! Je t'ai assez écoutée, et maintenant cela suffit ! Pas un mot ! Tu m'as compris ? C'est tout de même trop bête ! On parle ainsi dans les auberges, et pas entre gens respectables ! Il frappe du poing sur la table.
MARIJANA, elle pleure, se rend jusqu'à Horvat et veut l'enlacer : Pardonne-moi ! S'il te plaît, pardonne-moi ! Je ne suis coupable de rien ! Je suis si affreusement malheureuse ! Des sanglots désespérés.
Pendant le dialogue entre Marijana et Horvat on entendait déjà une sorte de clameur qui s'amplifiait. Les voix grossissent et il semble alors que quelque chose se passe devant la maison. Les voix s'élèvent en exclamations nombreuses et cela attire Marijana à la fenêtre.
MARIJANA : Qu'y a-t-il ? Que s'est-il passé ? Quelqu'un court par ici ! Quelque chose est arrivé ! Les hommes ! Les femmes ! Mon Seigneur unique, aie pitié de nous, que se passe-t-il ? Ils viennent par ici ! C'est une sorte d'émeute ! Le peuple s'est soulevé ! Seigneur très saint, aie pitié de nous !
JEUNE VILLAGEOISE qui accourt : Madame ! Madame ! Monsieur est revenu !
MARIJANA : Quel monsieur ? Qui est revenu ?
LA FILLE : Votre monsieur est rentré ! Tenez, il vient de chez Lukač ! Il est passé chez Lukač ! Monsieur Lazo ! Le voilà, il est rentré ! Oui, oui, vivant et en bonne santé !
MARIJANA : Que Dieu te protège, que t'arrive-t-il, mon enfant ?
Une grand-mère est entrée, et d'autres crient derrière elle. La clameur grandit. La grand-mère se signe et signe Marijana qui l'a étreinte toute effrayée.
LA GRAND-MÈRE : Voilà qu'est revenu le défunt Lazo ! Que Dieu nous vienne en aide ! Il marche vivant et en bonne santé sous le soleil ! Le voilà, il arrive ! Il est près du puits ! Tout le monde s'est assemblé, ma chère ! Tout le village s'est levé ! Marijana ! Que Dieu te bénisse ! Ton mari est rentré !
MARIJANA : Comment ? Comment ? Où ? Tout s'embrouille ! Je vais m'évanouir ! Où, où ? Quoi ? Elle se précipite au-dehors.
Les voix grossissent, comme s'il était survenu quelque chose de plus intense que la sensation qui est déjà en elle-même grande. Les grands-mères, les filles, les enfants, la marmaille, les hommes, les vieux, la populace. Une pause.
Horvat demeure muet comme de bois.
Les voix de l'extérieur.
Les grands-mères conduisent Marijana qui a perdu connaissance selon toute apparence mais est revenue à elle. Elles l'ont assise sur une chaise et lui font boire de l'eau. Immédiatement derrière Marijana avec les enfants, Lazar. Une barbe noire et des lunettes noires. Toutes les grands-mères se signent comme si un mort était ressuscité. La panique.
LAZAR : Donnez-lui de l'eau ! Ce n'est rien, cher enfant ! Tout va bien se passer ! N'est-ce pas ? Rien ! C'est juste au premier moment un coup d'émotion ! C'est moi ! Oui, c'est moi ! Hommes ! Je suis vivant ! Tout cela n'était qu'une erreur !
LA GRAND-MÈRE : C'est un miracle ! Que Dieu nous aide ! Nous avons chanté la messe des morts, et voilà, il s'est levé et il marche ! Il est revenu !
LAZAR : Cela arrive aussi dans la vie, mère ! Tout peut arriver ! Tout est naturel ! Évangélique, comme une apparition qui s'est vraiment levée de la tombe, il s'est approché de Marijana et la caresse avec beaucoup de tendresse : Qu'y a-t-il, Marija, ma chérie, pourquoi pleures-tu ? Cela m'est tellement grand, mon amie, tellement solennel dans mon esprit ! Marija ! Ma chère enfant ! Cela n'a pas de sens ! Tes larmes n'ont aucun sens ! Les hommes doivent être bons les uns envers les autres ! C'est la seule manière pour que nos plaies cicatrisent ! Tu as beaucoup souffert ! Vous n'avez jamais su estimer cela à sa valeur ! Je sais tout ! Oh, je comprends tout cela si bien et le conçois ! Il embrasse Marijana et lui baise les mains et la caresse. Se retournant vers Horvat : Je te connais, l'ami, mon camarade ! Salut ! Je te salue ici dans ma maison de bon cœur ! Il embrasse Horvat et lui serre la main. Tout cela est une erreur ! Tout cela va s'arranger ! Le plus honorable dans la vie est de corriger les erreurs ! Composer avec les désaccords, c'est le plus honorable ! Salut, mon cher ! Comme tout cela est étrange, glorieux ! Seigneur Dieu, tout cela est si solennel ! Et je voudrais aussi vous dire quelque chose, que j'exprime combien cela m'est immensément solennel ! Hommes ! Écoutez-moi ! C'est la vérité ! Et, voilà, aujourd'hui après quatre longues années quand j'ai de nouveau franchi le seuil de ma demeure, hommes, aujourd'hui quand je suis revenu (et vous avez cru qu'il ne restait de moi ni traces ni ossements), ah, voilà, je sens que nous sommes tous sur la mauvaise route quand nous vivons dans la dissension ! Nous vivons immergés par dessus la tête dans nos soucis, et c'est ainsi que nous nous observons à travers tout cela ! Nous ne voyons pas depuis nos petites vies que la vie est infinie, immense, énorme ! Nous ne voyons pas Dieu ! Hommes, nous ne voyons pas Dieu ! Et voilà, voyez ! Tant que je vivais dans cette chambre cinq ans auparavant et dix ans auparavant, je n'ai pas vu ni connu Dieu ! Et alors là-bas, loin dans l'Oural, sous la terre, huit cents mètres sous la terre, où l'obscurité est telle jour et nuit qu'elle rendrait aveugle un homme, là j'ai trouvé Dieu ! Et croyez-moi, je n'avais pas d'autre désir que de sortir de cette mine, de rentrer, de vous apporter la parole : il faut croire en Dieu et il faut aimer son prochain ! C'est la solution aux problèmes ! Asseyons-nous, frères et amis ! Commères, sœurs, mes chères grands-mères, les bonnes mères, asseyez-vous, je vous salue tous ! Assois-toi Lukač, assois-toi Tomerlin ! Grand-père ! Mère ! Fillette ! Tu n'étais pas encore là quand je suis parti ! Douce enfant ! Asseyez-vous tous ! Je vous salue ! Je suis revenu ! Salut, mes chers amis ! Voici les tableaux, les lits, les armoires, la maison, oh, ma femme, les enfants, mes chéris, je suis heureux ! Il enlace et embrasse et caresse et salue tout le monde. Marijana s'est levée et s'est approchée de lui et là est tombée à ses côtés en gémissant désespérément.
Rideau