ULDERIKO DONADINI
LA MORT DE GOGOL
(1921)
Drame en un acte
Personnages
Nicolaï Vassiliévitch Gogol
Lisa
Mateï, le serviteur
Le Christ
Monsieur Tchitchikov
Khlestakov
Slava
L'appartement de Gogol. Un mobilier de style Empire. Sur le côté se trouvent deux entrées. Au milieu de la pièce, un bureau avec des manuscrits et deux chandeliers. Autour, des fauteuils et un sofa. À gauche, une cheminée et juste à côté un prie-Dieu avec une icône devant laquelle brûle une petite chandelle. Des tableaux sur les murs. À travers deux grandes fenêtres avec des rideaux apparaît la nuit enneigée dans un lumineux clair de lune. Une vitrine avec des livres se trouve entre les fenêtres. À droite, un grand miroir avec des bougeoirs.
GOGOL (assis seul dans un fauteuil près de la cheminée, il lit les Saintes Écritures. Évangile de Luc 17, 32) : « Celui qui cherchera à préserver sa vie la perdra, et celui qui la perdra la fera vivre ». (Il referme le livre). « Celui qui la perdra la fera vivre ». (Une pause). Il faut tout détruire en quelque endroit où ma volonté sordide s'est agrippée à la vie, trancher tous les fils, tout, Seigneur, tout t'offrir en sacrifice ! Porter son âme nue et seule devant ton visage. (Il se contracte). Oh ! Eh ! Je me suis perdu dans un monologue comme si j'étais sur scène. Devenu célèbre, mais à présent seul face à moi-même, il me faut jouer au grand homme. Qui sait ? Peut-être que là-bas derrière le rideau s'est caché un biographe qui note les propos d'un homme immortel et porteur de flambeau, et qui a éteint la lumière.
MATEÏ (entrant) : Maître, une jeune demoiselle attend dans l'antichambre et désire que je la laisse entrer.
GOGOL (regardant devant lui) : Une demoiselle ! Quelle demoiselle ! Ne laisse entrer personne.
MATEÏ (il reste immobile) : Si vous vous souvenez...
GOGOL (il l'interrompt) : Personne ! Tu m'as entendu ?
MATEÏ : Maître, je ne l'aurais même pas annoncée, mais vous m'avez dit vous-même une demi-heure plus tôt que vous attendiez une visite.
GOGOL (il sursaute) : Ah oui ! Lisa !... Amène-la. Elle est donc venue. Tiens ! Et moi qui ne l'attendais même pas.
MATEÏ (il s'en va).
LISA (entrant).
GOGOL (il s'avance vers elle) : Lisa ! Mais vous êtes vraiment venue, et moi qui vous avais complètement oubliée, ma chère. Que dites-vous, ma colombe ? Vous vous fâchez ! Retirez donc votre pelisse. Êtes-vous transie ? Eh ! Mateï ! Mateï !
MATEÏ (entrant).
GOGOL : Va, mon cher, va vite, et prépare le thé. Tu ne vois donc pas que notre colombe est gelée, notre demoiselle.
MATEÏ (il part).
GOGOL : Et comment êtes-vous venue jusqu'ici ? Et toute seule en plus ! Que vous est-il arrivé ?
LISA : Voilà, je me suis sauvée, enfuie ! Je devais vous voir aujourd'hui encore. Êtes-vous fâché contre moi ? Pardonnez-moi ma futilité, Nicolaï Vassiliévitch, pardonnez. Vous ne savez pas non plus combien je voulais vous voir dans votre demeure. C'est donc ici que vous écrivez ! Seigneur, combien de livres il y a dans cette vitrine ! Est-ce que vous les avez tous lus ? (Elle fouille parmi les papiers sur la table de travail). Et cela, ce sont vos manuscrits. Comme vous écrivez étrangement ! Voyez ces boucles ! C'est trop drôle. Et avec des lettres comme les vôtres, on ne peut se retenir de rire.
GOGOL : Et que vont faire les vôtres lorsqu'ils s 'apercevront que vous n'êtes pas là ?
LISA : Ils ne s'en rendront même pas compte. Je me suis esquivée si prudemment par les vestiaires que personne n'a rien remarqué. Tout l'argent que j'avais, je l'ai donné au conducteur. Je me suis enveloppée dans ma pelisse, assise dans le traîneau, j'ai fermé les yeux et pensé : « Maintenant, j'y vais et advienne que pourra ! » Et voilà, je suis à présent si heureuse que je ne peux pas l'exprimer. C'est si original, si agréable chez vous.
MATEÏ (il apporte le samovar).
LISA : Et voici votre serviteur. Quel est ton nom, mon cher vieillard ?
MATEÏ : Mateï ! Mateï, votre seigneurie. (Il part).
GOGOL : Et que se passera-t-il si l'on apprend que vous êtes venue chez moi ? J'ai pensé que vous plaisantiez et tout à coup vous voici véritablement chez moi.
LISA : J'ai décidé de partir quoi qu'il arrive. Nicolaï Vassiliévitch, que vous arrive-t-il ? Pourquoi êtes-vous si pâle ? Voilà qu'une heure n'est pas encore écoulée depuis votre départ du bal, et votre figure s'est changée au point que je vous reconnais à peine. De quoi vous tourmentez-vous encore ? Que faites-vous ?
GOGOL : Rien, Lisa ! Il n'y a rien, ma colombe. Asseyez-vous. Nous allons boire le thé. (Il prend le samovar et veut verser le thé dans les tasses).
LISA : Laissez-moi faire. (Elle verse le thé). Asseyez-vous seulement. Oh, je vous aurai soigné très vite. Ce n'est rien. Ce ne sont que d'horribles pensées dont vous vous tracassez. Et moi, comme ça... (elle lui passe les mains sur le front)... je les chasserais toutes. Comme ça ! Et maintenant, buvez le thé. Et aussi quelles tasses vous avez ? De la porcelaine du Japon. C'est certainement le cadeau d'une jeune beauté de Pétrograd. Nicolaï Vassiliévitch !... Faites attention à vous... (Elle le menace gentiment du doigt et lui tend une tasse de thé).
GOGOL : Ma chère, vous avez le droit de vous réjouir. Oh, si j'avais seulement encore un jour de votre jeunesse insouciante ! Mais en ce qui me concerne, c'est terminé. Je n'ai plus rien à espérer.
LISA : De quoi parlez-vous, Nicolaï Vassiliévitch ? Vous êtes dans la fleur de l'âge, et quelques jours auparavant vous avez achevé la deuxième partie des « Âmes mortes », votre roman ; comme la Russie n'en a pas eu jusqu'à présent. Vous dites un péché. Vous péchez comme ce frère de l'Évangile qui a étouffé son talent. Or, voyez, Dieu vous a donné de si grandes capacités intellectuelles.
GOGOL : Il m'a maudit, Lisa, il m'a maudit lorsqu'il me les a données. Et est-ce de sa part parce que j'avais péché toute ma vie ? Ce n'est pas à Dieu, c'est au diable que je le dois. Lui, Dieu, le Christ, il a dit : « Heureux soient les simples d'esprit ! » Car tout surplus est vanité, révolte ! La tour de Babel est faite des pensées humaines. Et les hommes la construisent pourtant. Mais un jour, ils tomberont tous comme moi dans les ténèbres et la boue, et quand ils voudront voir le visage du Seigneur, le diable se dressera entre eux et lui, et il ricanera en leur âme, tout comme il ricane de moi à présent.
LISA : Ce n'est que votre imagination, mon cher ! À qui avez-vous fait du tort ? Allez, dites, dites !
GOGOL : Pourquoi ai-je écrit tout cela ? C'est ce que vous auriez dû me demander. Je vais vous le dire. Pour provoquer l'admiration des hommes. Pour qu'ils s'inclinent devant moi ! Pour qu'ils me rendent gloire ! C'est la vérité, Lisa, c'est la vérité que je vous dis. Croyez-moi et méprisez-moi. Ne me plaignez pas, ô anges. Vous êtes innocents. Vous ne savez rien ! Vous ne savez rien !
LISA : Vous-même, Nicolaï Vassiliévitch, vous m'avez écrit dans une lettre que la création ne vous est que souffrance et damnation. « C'est une illusion que de se glorifier, disiez-vous, et uniquement de telles illusions que le cœur regarde de travers, c'est là ma seule récompense. » Moi aussi, j'ai compris tout cela. J'ai tout compris.
GOGOL : Que mentionnez-vous ! C'est du style et de l'ornement. De la littérature ! Et qu'est-ce que la vérité ? Le fait que j'ai joui des plus stupides flatteries. Le plus ridicule chez mes héros, je l'ai extirpé de moi-même. Moquez-vous de moi. Moquez-vous de moi ! Avec mépris et répugnance.
LISA : C'est assez ! Nicolaï Vassiliévitch ! Suffit !
GOGOL : Oui ! Oui ! C'est comme ça ! Et voyez-vous, il y en a qui commettent des péchés sans le savoir, mais moi, je savais tout et j'ai péché. Et pas pour un talent, comme vous l'avez dit, mais pour cinq talents... j'ai reçu cinq talents... et tous les cinq, je les ai ensevelis.
LISA : Vous péchez à présent lorsque vous parlez ainsi, Nicolaï Vassiliévitch ! Maintenant, vous péchez.
GOGOL : Et par vanité, j'ai abandonné même le Christ ! Même le Christ !
LISA : Vous souffrez. Je le vois mais comment moi, une petite sotte, pourrais-je vous apaiser. Je sais seulement que vous êtes bon, si bon !... La vérité, c'est la vérité que je vous dis. Laissez les pensées tristes. Voici là-bas sur la table le manuscrit des « Âmes mortes ». Lisez-moi un chapitre. Ne vous fâchez pas. Ne me repoussez pas. Je vous en prie. (Elle joint les mains vers Gogol).
GOGOL : Tout ce que vous voulez, chère Lisa, mais pas cela.
LISA : Ne me le refusez pas, Nicolaï Vassiliévitch !
GOGOL : Vous ne savez pas combien ce que je vous lirais serait maintenant laid et absurde. Ne me demandez pas cela, ma chère.
LISA : Voilà, je suis venue pour vous affliger plus encore. (Elle s'assied dans le fauteuil).
De quelque part au dehors s'entend un violoncelle.
GOGOL (il se lève et s'approche d'elle dans son dos) : Vous êtes triste, Lisa. Mais est-ce raisonnable, ma chère, de vous fâcher à cause de cela ? Ce ne sont que des mots. Si vous voulez, je lirai pour vous, même si cela, chère Lisa, doit me décevoir davantage encore. (Il prend le manuscrit).
LISA : Laissez. Ce n'est pas nécessaire.
GOGOL (il pose le manuscrit sur la table. Il s'avance vers la fenêtre, écarte les rideaux et regarde dans la nuit) : Entendez-vous ?... c'est comme un souvenir de la vie passée, où tout était triste, comme un chagrin pour quelque chose qui ne peut plus jamais revenir... Jamais !... Plus jamais !... (Il s'approche de Lisa). Pourquoi vous taisez-vous ? Pourquoi vous êtes-vous renfrognée ? Lisa !... Lisa !... Vous pleurez... Pourquoi ?... Voilà, je vais lire... tout de suite !
LISA : Laissez... Laissez !
GOGOL : Pourquoi pleurez-vous ? Comment vous ai-je attristée ?... Pourquoi vous taisez-vous ?... Lisa ! Dites-moi. Confiez-vous à votre ami. Voilà, je vous connais depuis que vous avez huit ans. Vous êtes encore aujourd'hui même ma petite colombe, Lisa.
LISA (elle l'enlace en sanglotant) : Nicolaï Vassiliévitch !
GOGOL : Que vous arrive-t-il, Lisa ?
LISA : J'aime... Je vous aime !
GOGOL : Lisa, qu'avez-vous dit là ?!... Lisa !
LISA : Que je vous aime... que je suis malheureuse... que je souffre... et à présent, moquez-vous de moi en toute liberté, et chassez-moi si vous voulez, mais moi, mon cher, je ne peux pas oublier...
GOGOL (il la tient dans les bras et lui caresse les cheveux de la main) : C'est une illusion, Lisa, une illusion. Et ça passera ! Vous oublierez tout cela. Comment pourriez-vous m'aimer ? Vous qui commencez à peine à vivre et moi qui n'attend plus rien de la vie. Voyez, jamais je ne pourrais un seul instant vous regarder autrement dans les yeux sinon aussi malheureux qu'en ce moment. Pourquoi ces petites larmes ? (Il lui essuie les larmes). À quoi bon ? Voilà. Je vous aimerai comme votre frère, comme un père. (Il l'embrasse sur le front). Calmez-vous ! Calmez-vous !... Il est douloureux de vivre sans amour. Tout est vide et vain. Une telle vie est plus amère que la mort. C'est ainsi que j'ai vécu. Maintenant, c'est fini. Quand vous irez prier, priez aussi pour mon âme malheureuse.
LISA : Pourquoi justement vous, devez-vous être aussi malheureux ? Mon chéri, je n'aimerai ainsi personne comme je vous ai aimé. Et maintenant, je pars... inconsolable.
GOGOL : Pardonnez, ma chère ! Bénissez-moi avant de partir.
LISA : Que Dieu vous assiste ! (Elle fait le signe de croix).
GOGOL : Merci, chère Lisa ! Vous m'avez soulagé ! Adieu, ma chère. (Il l'embrasse sur le front). Adieu, mon ange.
LISA : Adieu, Nicolaï Vassiliévitch ! Pardonnez-moi aussi, misérable que je suis. Souvenez-vous de moi ! (Elle part).
GOGOL (il regarde quelque temps dans la direction par laquelle Lisa est sortie, puis il s'agenouille alors devant l'icône, plongeant son visage dans ses mains. Une pause). Chasse-la ! (Il lève les mains vers l'icône). Ordonne-lui de se taire. Prends pitié ! Détruis cette raison abjecte ! Allège mon cœur. Et moi... moi aussi, je suis ton fils.
Tchitchikov surgit de la vitrine aux livres dans un frac de flammes rouges et danse dans la pièce en sifflant la Marseillaise.
TCHITCHIKOV : Bonsoir, l'ami. Oh ! Qu'est-ce que c'est ? Il me semble que tu soliloques. Qu'est-ce que ça signifie ? Quelle comédie est-ce là ?
GOGOL (à l'icône) : Toi, surpasse toutes les voix !
TCHITCHIKOV : Tu entends, mon ami, comment peux-tu parler ainsi et ne pas rire de toi-même. Est-ce que tu aurais donc totalement perdu ton brillant humour ?
GOGOL (il se retourne et regarde Tchitchikov avec terreur) : Qui es-tu ?
TCHITCHIKOV (il rit) : Moi ! Ton chouchou ! Tchitchikov ! Est-ce que tu ne me reconnais pas à mon sifflement révolutionnaire ? Je m'ennuyais dans ta vitrine, depuis que tu ne m'as entouré que des pères de l'Église et autres fades créatures du paradis.
GOGOL : Vade retro, apparition du diable ! Bâtard puant !
TCHITCHIKOV : Pardon, mon cher ! C'est tout de même excessivement audacieux de me rejeter, moi, Tchitchikov l'éternel.
GOGOL : Tu es une ordure ! Un monstre pitoyable de mon imagination ! Le fantôme d'un rat irréel et rien d'autre que le fruit de mes misérables ambitions littéraires. Et tu oses te présenter devant moi ?!
TCHITCHIKOV : Si je ne me considérais pas comme ton enfant reconnaissant, je me fâcherais vraiment. Mais en ce cas, je contreviendrais aux bonnes manières cosmiques, si en tant que fils immortel je m'étais mis en colère contre mon père mortel. Excuse, mais dans quelques jours, il semble que je devrai te pleurer. Ne te fâche donc pas, cela va te faire du tort. Moi, mon frère, je vivrai des siècles, mais toi, que vas-tu devenir ? La tombe est très froide et désagréable. Avant tout, une humidité insupportable, et puis les vers. C'est difficile de se conserver.
GOGOL : C 'est assez de tes plaisanteries stupides et détestables ! Toi, tel que tu es, comme ça, tel que je te vois, tu es un reptile ridicule. Et même si je te considérais comme un homme vivant, alors quoi ?! Vraiment, une très belle canaille ! Que te pavanes-tu ? Tu es un banal philistin, et en plus de cela, un vulgaire imposteur. Un acquéreur d'âmes mortes ! À la santé de ton éternité.
TCHITCHIKOV : Tu insultes sans cesse et tu es si impoli que tu ne sais même pas offrir un siège à ton hôte. Je ne m'irrite pas attendu que je m'estime plus civilisé que toi. (Il s'assied dans le fauteuil). Ce fauteuil est très confortable. Tandis que je me balance ainsi, certaines idées agréables et extraordinaires me viennent. Je m'imagine être un martyr, on me rôtit vif et les anges portent mon âme au ciel. Eh ! Eh ! Et en vérité, rien. Cela tient à mes pensées, c'est tout. Qui sait ! Peut-être m'as-tu conçu moi aussi dans ce fauteuil. À propos ! En ce qui concerne les âmes mortes, tu n'as pas grand chose à me reprocher à ce sujet !
GOGOL : Oh, oh, scélérat ! Comme si tu avais aussi une âme !
TCHITCHIKOV : La justice, mon frère, le sentiment de justice. Ne te fâche pas ! Écoute et tu t'en rendras compte par toi-même. Ce n'est pas mon but, mon ami, de t'inquiéter. Je sais que tes nerfs sont fragiles.
GOGOL : Ne te fatigue pas, imbécile.
TCHITCHIKOV : J'en viens immédiatement au sujet. À quoi bon me perdre en bagatelles !? Cependant, afin que vous constatiez mon humanité, je parlerai avant tout de mes péchés, comme il convient à un chrétien véritable. Pourquoi ris-tu, moqueur ? Moi aussi, je suis chrétien. Pas tout à fait de cette manière, comme toi mon père. Toi, tu crois même au dogme, et en vérité, chez moi, seuls les nerfs sont de foi orthodoxe. J'aime l'encens et les bonnes basses dans les petites églises. De temps en temps, cela m'arrache une petite larme à l'oeil.
GOGOL : Tu vises ma foi chrétienne, mais sache que je suis pur dans mon cœur. En lui, seul peut résider celui qui est là. (Il désigne l'icône).
TCHITCHIKOV : Ce n'est pas comme tu le dis. Tout cela n'est que ton ingéniosité. Voilà, je veux avant tout parler de mes propres péchés. J'avoue, j'ai acheté des âmes et j'ai voulu réaliser des bénéfices. Et voilà, je m'en repens. (Il se frappe la poitrine du poing). Encore que, tu sais, mon repentir n'a pas non plus vraiment de sens, pas plus que chez toi. Le style, mon frère, le beau geste ! Mais si j'en crois « la fin justifie les moyens », comme l'a déjà dit quelqu'un longtemps avant moi, et moi, qu'est-ce que je voulais ?! Un plan grandiose grâce auquel tout doit m'être pardonné. Et je ne cherchais même pas la vanité : fonder une famille russe, voilà, c'était tout.
GOGOL : Tout ce que tu voulais, c'était les désirs stupides d'un philistin.
TCHITCHIKOV : Tu es devenu quelqu'un de bizarre ! Où est ton amour chrétien ? Je me frappe la poitrine, et toi, au lieu de m'aider, tu me frappes dans le dos. Et en quoi es-tu meilleur que moi ? Ce n'est pas en vain que l'on dit : « Le fruit ne tombe pas loin de l'arbre ». J'ai vendu des âmes mortes et la police m'a encore chassé de tous les côtés, et toi, frère, tu as recueilli dans des livres les horreurs russes et Pliouchkine et Nozdriov et Sobakévich et Korobotchka et moi, et exposé le tout sur la place : « Que le monde rie de ces monstruosités russes ! » Tu nous as vendus, tes parents. Vendus. Et toi, vois-tu, ils ne t'ont même pas pourchassé, mais tu as même gagné la gloire et l'argent. Le monde s'est offert à toi, le génie ! Vraiment, tu nous as bien arrangés. « Vraiment des types bien ces Russes ! » dit le monde, et toi, que t'importe qu'ils se moquent de nous, mais tu te pomponnes avec satisfaction et tu souris. Ne blêmis pas maintenant à cause de cela. Je ne cherchais pas à t'irriter. Je voulais seulement que nous constations notre parenté.
GOGOL : Je t'ai démasqué, mon coco. À présent, toutes tes tergiversations sont inutiles.
TCHITCHIKOV : Dément, et à quoi me servirait un masque quand j'atteins mon but sans cela. Ma devise est : pire c'est, mieux c'est ! Et le but : la révolution ! Le sang... le sang que nous laissons à notre petite mère. Il est devenu trop paresseux. Et que tu saches aussi combien je suis efficace dans ce travail. Tous me connaissent. Encore un peu, et je serai la personnalité la plus populaire de Russie. Au même instant, je germe en mille lieux. Mon nom s'est transformé en la plus répugnante mystification. Dès que quelqu'un commet la moindre incorrection qui rappelle un peu mon cas avec les « Âmes mortes », immédiatement , ils crient « Voyez, ce scélérat de Tchitchikov ! À bas Tchitchikov ! À bas les buveurs de sang ! » Je me frotte les mains, et le mécontentement grandit. Infatigablement, je me précipite dans tous les recoins. Personne ne sera probablement assez fou pour tenter de me tuer, moi, une idée ! Je voudrais qu'une fois pour toutes nous aussi en Russie nous connaissions une révolution, que le sang coule et que les cadavres se balancent aux lampadaires. Et quels cadavres ?! Tout en soie. Nous conduirons l'ami en cage pour que le peuple russe se réjouisse, et j'ai déjà préparé Akaki Akakiévitch pour un portefeuille ministériel. Imagine un peu : conseiller titulaire et d'un coup, ministre. Plus personne ne sait rien, ils se mêlent seulement tous et se massacrent, mon frère, ils se massacrent. Dans chaque rue, tu peux élever une pyramide avec les têtes des morts. Que dites-vous, vous, les artistes, de tout cela ? Imagine combien de spectacles magnifiques vous immortaliseriez. Je te le dis, mon frère, ce serait pour vous une chance inouïe comme jamais jusque-là.
GOGOL : Tu ne peux pas lutter avec celui qui protège la Russie, qui est partout le Christ, jusque dans la plus petite chaumière russe. Il brille dans les plus grandes ténèbres. Dans le cœur de chaque moujik. L'obscurité est maintenant partout et seules ces âmes resplendissent comme des millions de petits vers luisants ; mais un jour - je le sens déjà - viendra le soleil !... Tu entends ?... (Au loin, dans les airs d'un orgue, on entend l'hymne impérial). La terre !... La Russie !... La petite mère ! (Il s'effondre au sol).
TCHITCHIKOV : Diable ! C'est donc là l'hymne impérial. Il a ainsi cet effet sur toi ? Qui sait ? Peut-être est-ce aussi un plaisir. Voilà que je me mets à rêver tout seul. Une manœuvre impériale. L'ami sur un cheval blanc. Les soldats en rang comme si tu les avais enfilés sur une corde. Les petits officiers se sont raidis. Les boutons brillent. Les généraux se sont élancés sur leur cheval. Leurs panaches voltigent. Voici même un coche reluisant. Un nez le conduit... le nez de son Excellence. Oh, oh, qu'est-ce que c'est ? Quelqu'un arrive vraiment par ici !
KHLESTAKOV (il entre vêtu comme l'empereur russe dans son uniforme de gala).
TCHITCHIKOV : Oh ! Sérénissime ! Admirez, Nicolaï Vassiliévitch, mon ami, votre tsar vous fait honneur.
KHLESTAKOV : Levez-vous, Nicolaï Vassiliévitch !
GOGOL (il se lève) : Son Altesse ! Vous !
KHLESTAKOV (il sort une médaille) : Voilà, que je te décore pour tous tes grands services.
GOGOL : Tout cela n'est rien, Excellence ! Le devoir, le saint devoir.
KHLESTAKOV (il lui accroche la décoration) : Prends, Nicolaï Vassiliévitch, ce que te donne ton tsar. Et maintenant, permets-moi de m'asseoir un peu. Je vagabonde à travers toute la Russie, Nicolaï, et partout je ne rencontre que des ennemis. Tiens, il n'y a qu'en toi que j'ai trouvé un cœur sincère et loyal envers moi.
GOGOL : Ne croyez pas cela, Excellence. Toute la Russie est derrière vous. Les moujiks vous aiment comme un père. Frappez-les avec un knout et ils vous baiseront la main. « Nous sommes indignes » crient-ils, « et aussi nous avons besoin de quelqu'un qui nous frappe ».
KHLESTAKOV (il se lève) : C'était comme ça autrefois du temps de mes ancêtres. Excuse, Nicolaï Vassiliévitch ! (Il entraîne Gogol sur le côté). Mon cher garçon !... J'ai fait une longue route. Problème : je me retrouve sans argent. Si tu peux, cinquante petites roubles me suffiraient dans un premier temps.
GOGOL (il sursaute et regarde Khlestakov avec consternation) : Que t'arrive-t-il ? Qui es-tu ? Tu n'es pas le tsar. Tu es un imposteur !
KHLESTAKOV (il rit et tape sur l'épaule de Gogol) : Mais je suis Khlestakov. Je n'avais même pas imaginé que je trouverais ici mon frère Tchitchikov. Partout, tu dois rencontrer ce farceur.
GOGOL (il se passe la main sur le front) : Seigneur, chasse ces apparitions diaboliques. Purifie-moi ce misérable cœur.
TCHITCHIKOV : Ne te lamente pas à présent. Mon frère, sers le thé. Il est sur la route. Même s'il n'est pas le tsar, c'est un homme, c'est notre frère, dirait Akaki Akakiévitch.
GOGOL : Seigneur, pourquoi les laisses-tu me tourmenter !
KHLESTAKOV : Tu es ingrat, mon frère. Quels meilleurs amis as-tu que nous deux ? Et pour te montrer que ce ne sont pas que des paroles en l'air, nous t'avons amené quelqu'un que tu as attendu toute ta vie. (Il va jusqu'à la porte et l'ouvre). Par ici, petite ! (Il prend Slava par la main et l'amène. Slava est vêtue comme une coquette). La voici ! Tu la connais ? C'est ta Slava.
SLAVA (elle se précipite en direction de Gogol et veut l'embrasser) : Nicolaï, mon cher, Nicolaï, je t'ai enfin trouvé.
GOGOL : Écarte-toi de moi ! (Il rit avec causticité) : Toi, Slava ?! Toi, Slava ?!... Tu es une prostituée !
SLAVA : Ce ne sont que des mots. La fièvre ! Je suis la seule qui a pu te guérir de ta mélancolie. Pourquoi as-tu maintenant aussi honte ? Si je n'étais pas là, tu n'aurais jamais connu ces gracieuses canailles. (Elle désigne Tchitchikov et Khlestakov).
TCHITCHIKOV : Regarde-la, comme elle est irrésistible.
SLAVA : Une autre jeune fille que moi se fâcherait contre toi qui parle ainsi, mais nous deux nous comprenons bien. Tu es russe, et un vrai Russe frappe le plus durement qui il aime le plus.
TCHITCHIKOV : Peut-être a-t-il peur de ta nature volage. Qui sait ?, peut-être aussi que la jalousie le ronge, et toi tu es plutôt coquette. Fais attention. Il pourrait bien un jour véritablement te tourner le dos.
SLAVA (elle rit) : Petit imbécile ! Que moi, je m'effraye de mon Nicolaï ?! Voilà, un instant auparavant, une jeune demoiselle se trouvait ici chez lui. Un bourgeon. Elle s'est enfuie du bal pour lui et s'est jetée à son cou. Il l'a accueillie et sa taille était fine. Et elle frémit de tout son corps, frémit dans ses bras comme une petite fleur. Et, encore jeune, Nicolaï Vassiliévitch a consenti. Encore un instant et je voulais déjà fermer mes yeux de honte. Mais au dernier moment, alors qu'il s'était déjà préparé à embrasser cette petite bouche, il s'est souvenu que lui, Nicolaï Vassiliévitch Gogol, le génie rouge russe, est tout à moi et uniquement à moi. Encore que tu te sois mis à crier : « Pour l'amour du Christ, pour l'amour du Christ, je ne peux pas vous rendre cet amour ! » J'ai su que ce n'était cependant pas à cause du Christ mais seulement à cause de moi. « Lisa, je n'ai pas, de toute ma vie, je n'ai pas embrassé une femme ! » lui a-t-il dit, et tout étrange et sublime, il est sorti sous l'auréole que je lui avais enroulée autour de la tête. Nicolaï s'enorgueillit, il n'embrasse pas la petite bouche rouge et la petite Lisa s'éloigne de lui avec une petite larme dans les yeux.
GOGOL : Cela devait être ainsi, que je meure seul du poison que je portais dans mon cœur. Seigneur, que ta volonté soit faite.
TCHITCHIKOV : Tu es devenu ennuyeux, Nicolaï Vassiliévitch, avec tes soupirs. À quoi cela te servira-t-il puisque de toute façon tu n'es pas croyant.
SLAVA (elle s'approche de la table où se trouve le manuscrit des « Âmes mortes ») : « Les âmes mortes ou les aventures de Tchitchikov. Écrit par Nicolaï Vassiliévitch Gogol. Deuxième partie ». Voilà, quelques jours le temps qu'il arrive de l'imprimerie, cela devrait mettre mon Nicolaï de bonne humeur. Quel Christ ! Quelles icônes ! Tu es couché au lit, tu bois du chocolat, tu lis les critiques et ton cœur ne fait que s'ouvrir et s'ouvrir et s'ouvrir...
TCHITCHIKOV : On s'ennuie, mes amis ! Dansons un peu. Amusons-nous à la russe. (Du dehors s'entendent les notes d'un air ukrainien sur une balalaïka).
KHLESTAKOV (il danse et chante) : L'oiselet s'est envolé
Trop haut, trop haut
Et a brûlé ses ailes.
L'oiselet s'est affligé.
TCHITCHIKOV (il danse et chante) : La tête philosophait
La tête philosophait
Le petit cœur est mort.
Le petit cœur est mort.
SLAVA (elle danse et chante) : Je ne réfléchirais même pas
Si je pouvais aimer
Si je pouvais aimer.
KHLESTAKOV (il danse et chante) : L'esprit sérieux,
L'homme raisonnable
Et la mort arrive.
Pour étrangler, pour étrangler le prince royal.
Khlestakov, Tchitchikov et Slava se dissipent tout en dansant.
GOGOL (s'agenouillant devant l'icône).
LE CHRIST (depuis l'icône) : Nicolaï !
GOGOL (il incline la tête jusqu'au sol) : Seigneur !
LE CHRIST : Tu as souffert. Et il est dit : Bénis soient ceux qui souffrent en mon nom.
GOGOL : Tu es la vérité et la vie. Celui qui te suit doit souffrir. Même s'il est proscrit et isolé.
LE CHRIST : Il est dit : « Le royaume des cieux est en vous seuls. »
GOGOL : Que dois-je faire, Seigneur ?
LE CHRIST : Laisse tous tes biens et suis-moi. Tout ! Souviens-toi, tout ! (Il disparaît).
MATEÏ (il entre) : Maître ! Il est tard !
GOGOL (il se lève) : C'est donc toi, Mateï ! Viens ici, mon bon ! Pardonne ! Pardonne-moi ! (Il s'agenouille devant l'icône).
MATEÏ : Maître, que faites-vous ? Qui a été meileur que vous?!
GOGOL : Il n'y a plus ni serviteur ni maître. Nous partirons tous ensemble. Délaisse tous tes biens, a-t-il dit, et il m'a dit de le suivre. Mateï, mon bon, je dois lui obéir. Là-bas se trouve le manuscrit. Prends-le et jette-le au feu.
MATEÏ : Maître, que dites-vous là ?
GOGOL : Prends et fais ce que je t'ai dit.
MATEÏ : Non... je ne le peux pas ! Je ne peux pas.
GOGOL (il s'avance vers la table, saisit le manuscrit et va jusqu'à la cheminée).
MATEÏ (il l'arrête) : Maître !
GOGOL (il jette le manuscrit dans les flammes) : Le feu purifie...
le feu dans la cheminée s'éteint.
MATEÏ : Voilà, c'est éteint ! Vous pouvez encore le retirer.
GOGOL (il reprend la liasse et rejette au feu feuille après feuille) : Et lui aussi nous fera grâce au jour venu... Lui, notre bon... clément et sublime. (Il se signe et fixe le feu des yeux).
MATEÏ (il pleure) : Maître, mon bon maître, qu'avez-vous fait là ?
GOGOL (il se lève, le prend dans ses bras et pleure) : Le péché... Le péché a disparu. Et encore un peu, et je disparaîtrai moi aussi. (Épouvanté) : La mort... la mort ! Elle est là ! Elle vient vraiment ! L'entends-tu ? (Il s'effondre au sol sans connaissance).
Traduit par © Nicolas RALJEVIĆ en septembre 2014