MIROSLAV KRLEŽA
VUČJAK
(version de 1953)
Drame en trois actes avec un prélude et un interlude
PERSONNAGES DU PRÉLUDE
POLUGAN, collaborateur à « L'Union nationale »
Dr ZLATKO STRELEC, collaborateur à « L'Union nationale »
VENGER-UGARKOVIĆ, ancien rédacteur et fondateur de « L'Union nationale »
LE RÉDACTEUR EN CHEF de « L'Union nationale »
ŠIPUŠIĆ, metteur en page
LE CORRECTEUR
KREŠIMIR HORVAT, étudiant en fin d'études de philosophie, invalide et collaborateur à «L'Union nationale »
L'ÉQUIPE DE RÉDACTION ET LES IMPRIMEURS
LES TYPOGRAPHES ET LES CORRECTEURS
PERSONNAGES DU PREMIER, DU DEUXIÈME ET DU TROISIÈME ACTE
KREŠIMIR HORVAT, nommé instituteur suppléant par décret du gouvernement sur le poste de Lazar Margetić dans la classe de l'école élémentaire de Vučjak
MARIJANA MARGETIĆKA, veuve de l'instituteur de la classe de l'école élémentaire de Vučjak
EVA, une Américaine. Ancienne propriétaire d'un bordel nègre à Chicago
JURAJ KUČIĆ, déserteur. Dans le civil, serveur dans un hôtel de Pest
VJEKOSLAV HADROVIĆ, instituteur principal des deux classes de l'école élémentaire de Sveta Nedjelja
PANTELIJA CRNKOVIĆ, sergent, chef de poste de la salle d'armes à Sainte Anne
MITAR, gendarme au grade de caporal
LUKAČ, président de la commission scolaire
GRGA TOMERLIN, usurier, membre de la commission scolaire
LE VIEUX, deuxième membre de la commission scolaire
JURO PEREK, cocher
LAZAR MARGETIĆ, instituteur qui a disparu en Galicie
LES ENFANTS DE MARGETIĆKA
LA MÈRE D'EVA
LE PÈRE D'EVA
DES FILLES, DES GRAND-MÈRES, DES GAMINS
LA MASSE PAYSANNE
PERSONNAGES DE L'INTERLUDE
LA JEUNE MARIÉE (Illusio sacra, Virgo aeterna, appelée aussi Fortune dans la vie courante)
LE PÈRE (Pater diabolicus, legitimus, lupus)
LA MÈRE (Mater dolorosa)
VENGER-UGARKOVIĆ (Mentor infernalis)
LE RÉDACTEUR EN CHEF (Doctor mysticus)
POLUGAN (Figura misera neurasthenica)
LA FEMME DE POLUGAN (Mulier samaritana)
MARIJANA MARGETIĆKA (Magna peccatrix)
ZLATKO STRELEC
KELNER JURO
GRGA TOMERLIN
LA FOULE DES NOIRS
L'OFFICIER UHLAN
L'action se déroule en ville et en province au début du printemps de l'année mille-neuf-cent-dix-huit. La distance entre le prélude et le premier acte est d'une semaine ; deux mois entre le premier et le deuxième acte. Le troisième acte se passe onze jours après le deuxième.
PRÉLUDE
La rédaction de « L'Union nationale »
POLUGAN, un homme chauve, des dents gâtées, dans un vieux manteau en loques, à son bureau, au téléphone (il fume nerveusement pendant tout l'acte une cigarette après l'autre) : Allo ! Ici « L'Union nationale » ! Allo ! Le bureau de presse, je vous prie ! Mademoiselle, s'il vous plaît ! J'avais la liaison avec le bureau de presse ! Nous avons été coupés ! Mademoiselle, s'il vous plaît ! Le bureau de presse ! Allo ! S'il vous plaît ! Je voudrais reprendre ! Nous sommes coupés ! Allo ! Attendez ! L'état-major français déclare (articulant sa dictée syllabe par syllabe) : Au cours de cette journée, nos troupes ont progressé vers Ham sur la Somme et Chauny sur l'Oise en direction de Saint-Quentin ! Allo ! S'il vous plaît ! J'ai déjà eu Saint-Quentin ! Comment ? Je l'ai déjà eu ! Je vous demande seulement la ligne avec l'état-major ! Allo ! La ligne, je vous prie ! La situation est inchangée dans les Vosges et en Belgique, un léger feu d'artillerie à Verdun et sur le front d'Ypres ! Des voix parviennent du couloir extérieur qui par moment s'apaisent, puis alors croissent durablement. Suivent des claquements de portes et la course des employés. Continuons ! Allo ! Continuons s'il vous plaît ! Le discours du ministre président à la Chambre française. Le ministre président a tenu à la Chambre un exposé de deux heures sur la situation de la république. Il a dit que la république se battrait jusqu'à la dernière goutte de sang, jusqu'à une victoire complète et sans aucune condition. Allo ! Continuons ! Le mémorandum du docteur Trumbić ! Le « Chicago Tribune » annonce depuis Rome que le docteur Trumbić a remis aux grandes puissances un nouveau mémorandum en six points au nom du comité de l'émigration yougoslave.
Un peu avant, quelqu'un a deux-trois fois ouvert la porte du couloir et l'a alors claquée puis s'est enfui en courant. Le metteur en pages entre nerveusement et veut se rendre dans l'autre pièce.
POLUGAN, furieusement : Bon, que se passe-t-il ce soir ? C'est la folie ! On ne peut pas travailler ainsi ! Quel démon prend cette maison ? Allo-o-o ! Mademoiselle ! S'il vous plaît ! Ah, diable ! Je n'ai pas trouvé mes nerfs sur la route ! Il jette le combiné.
LE METTEUR, qui a jeté un coup d'œil dans la salle du fond, refermant furieusement la porte : Je ne sais pas où se trouve ce maudit docteur ! J'ai encore besoin de trois cents lignes, et il n'est pas là.
POLUGAN : Et quels sont ces cris dehors ? Qu'est-il arrivé ?
LE METTEUR : Rien ! Que pourrait-il arriver ? En bas, dans le hall, un mort est étendu près du papier de la rotative.
POLUGAN : Quoi ?
LE METTEUR : Un mort ! Un homme s'est trouvé mal et est décédé dans le hall ! Il est tombé là parmi le papier ! Puis des filles de la typographie l'ont découvert et ont commencé à crier et, voilà, tout le personnel s'est mis à courir comme s'ils n'avaient encore jamais vu un homme mort ! Notre monde est stupide ! Comme une vache ! Et le docteur n'est pas là ! Je ne sais pas où donner la tête à cause du travail, et lui n'est pas là ! Combien en aurez-vous, monsieur Polugan ?
POLUGAN : Je ne sais rien encore, mon cher ! J'ai encore l'interurbain ! Je ne sais pas combien il va me donner ! Et ce sera aussi quelque chose. Le metteur sort. Un mort dans le hall ! Drôle d'histoire ! Allons le voir ! Il sort.
Une pause. La scène reste vide. Des voix du dehors dans le couloir. Le téléphone sonne. Une silhouette débraillée et en loques accourt de la salle de droite au fond.
L'APPRENTI CORRECTEUR téléphone : Allo ! Ici « L'Union nationale » ! Mes respects ! Non ! Il n'est pas ici ! Mes respects ! Il sort.
Une pause. Le téléphone de nouveau. Personne ne répond. Polugan revient. Il s'assoit à sa table et roule une cigarette. Dehors, une musique militaire au loin. Une marche. Une pause.
POLUGAN : Un mort ! Drôle d'histoire ! Pour un homme mort tout est fini. Il écoute la musique lointaine. Eh ! Évidemment ! À quoi sert tout cela ? L'homme est vivant, mais il se fait des illusions sur ce que seraient les choses s'il ne l'était pas, il n'y a aucun d'intérêt ! Allo ! Mademoiselle ! Ici « L'Union nationale » ! S'il vous plaît, chère mademoiselle, ne vous fâchez pas ! S'il vous plaît, surveillez quand appelle l'interurbain ! Transmettez, je vous prie ! Vous dites que cela vous ennuie ! Mais qui ne s'ennuie pas ? Alors que chez nous dans le hall un homme est mort. Oui ! Un peu plus tôt. Il y a quelques minutes ! Il a une barbe noire. Oui ! C'est cela ! Je ne sais pas ! Il a l'air d'un homme bien ! La société des secours vient justement d'arriver ! Allo ! Mademoiselle ! S'il vous plaît. Treize trente sept ! Ici Polugan ! Salut ! Et que t'arrive-t-il, bonhomme ? Toute une table de travail t'attend ! Oui ! Oui ! Allez ! Allez ! Cela n'a pas beaucoup de sens ! Eh-eh ! Voleur ! Salut ! Au revoir ! Il écrit. Fume. Écoute la musique. On entend une machine à écrire dans l'autre pièce.
LE METTEUR entre et jette de nouveau un coup d'œil dans l'autre pièce : Quoi, il n'est pas encore arrivé ?
POLUGAN : Je lui ai téléphoné il y a une seconde ! Il dit qu'il arrive à l'instant !
LE METTEUR : Oui, le diable s'il vient ! Monsieur Horvat le tirera de nouveau à sa place ! Croyez-moi, j'ai de la peine pour Horvat ! La nuit dernière aussi il est resté ici jusqu'au matin ! Or les services nocturnes du docteur se comptent ! Quel ordre est-ce là ! Ce ne sont pas des manières ! Ce n'est pas digne entre collègues !
POLUGAN : Et combien vous en manque-t-il, Šipušić ?
LE METTEUR : De la nuit dernière, il en est resté quelque... cent vingt à peu près ! Avec cela, encore cent cinquante, sans télégramme !
POLUGAN : Attendez, je vais vous passer le bureau de presse. J'ai fini tout de suite ! Et l'interurbain doit se manifester à chaque moment ! Cela fait déjà une heure que je l'attends !
LE METTEUR : Cela fait soixante-dix ! Encore soixante, donc ! Et qui se chargera des télégrammes ? Et qui encore de la dernière page ? Ah ! Un tel travail ne vaut rien, croyez-moi, monsieur Polugan ! Avez-vous une cigarette, s'il vous plaît ? Je n'ai pas fumé de bosniaque depuis je ne sais pas moi-même combien de temps. Il n'y en a nulle part dans toute la ville ! Et vous, où achetez-vous le vôtre ?
POLUGAN : Voilà, servez-vous ! Chez une grand-mère dans sa taverne ! Cela fait déjà sept ans que j'achète chez elle ! Je suis son plus ancien client, déjà de mes années d'étude ; il y en a toujours pour moi !
LE METTEUR : L'homme n'a rien dans ce monde, mais au moins il devrait pouvoir jouir de cette maudite fumée ! Mais même pas ! Rien ! Il aspire goulûment. Le mieux, c'est de vivre comme notre docteur, mon Dieu ! Tout à la légère ! Tout en extérieur ! Voilà, il est déjà dix heures et demi, et il n'est pas encore là ! Qu'en a-t-il à faire de nous ? Nous rentrerons chez nous encore une fois à trois heures à cause de lui ! Mais cela ne lui importe en rien ! Il se rend jusqu'à la fenêtre et écoute la musique. Pause. Et ma femme qui est couchée à la maison dans les douleurs de l'enfantement. J'attends à chaque instant qu'ils viennent me chercher ! Je ne sais pas moi-même où je vais trouver de l'argent ! Oh ! Tout cela est maudit ! Il regarde au dehors. La neige, la pluie, la gadoue ! Fi! La musique portée par le vent. Vous entendez ? Ils retournent au front ! Maintenant ils n'ont plus de fusils ! Maintenant, ils y vont sans rien ! Ils ne reçoivent les fusils que là-bas, au front. Ils craignent des révoltes, c'est pour cela ! Quel temps dégoûtant. Il revient au bureau de Polugan. Et vous avez vu le mort en bas ? La voiture des secours est arrivée !
POLUGAN : Oui ! J'étais justement en bas quand elle est arrivée. Et alors ? L'ont-ils emmené ?
LE METTEUR : Non ! Il est demeuré allongé ! Il doit rester couché jusqu'à ce que vienne la commission ! Ce sont les règlements ! Il avait un plastron rigide ! Il devait s'être préparé pour aller danser quelque part ! À la fête ! Eh-eh ! Tu vas au bal et tu finis dans le hall !
Le téléphone sonne.
POLUGAN : Allo ! Allo ! Qui parle ? Ici « L'Union nationale ». Non ! Il n'est pas là ! Il est certainement au casino ! Je ne sais pas ! Non ! Peut-être ! Oui ! Je ne sais pas ! Mes respects !
LE METTEUR : Quelqu'un demande le chef ?
POLUGAN : Oui.
LE METTEUR : Et avez-vous appris la nouvelle, monsieur Polugan ?
POLUGAN : Quoi ?
LE METTEUR : Le chef se marie !
POLUGAN : Oui. Je le sais !
LE METTEUR : Mais richement, monsieur Polugan ! Richement ! Le chef se marie très richement ! Une cousine de ma femme a servi dans la maison de la jeune fille. Le vieux est veuf, elle est fille unique ! Eh-eh !
Le docteur entre.
STRELEC : Salut, messieurs ! Bonsoir ! Mes respects ! Je suis votre humble serviteur ! Ah-ah ! Je viens littéralement de danser par-dessus un cadavre ! Et non pas de manière allégorique, mais vraiment dans le sens plein des mots ! Un two-step sur un mort ! Eh-eh ! C'est une grande époque que notre époque ! Les fronts, les guerres, les morts couchés sur les routes ! Mes respects, monsieur Šipušić ! À votre service ! Oh, s'il vous plaît, que signifient vos traits sombres ? Eh-eh ! « Les traits sombres ». L'homme doit toujours s'exprimer métaphoriquement ! Cela est bien ! Bon ! Qu'y a-t-il ? Pourquoi froncez-vous les sourcils ? Tout se passera bien ! Combien en faut-il encore ? Si vous saviez, ah, monsieur Šipušić, si vous saviez quelles femmes splendides il y a dans le monde ! Attendez ! Attendez ! Que je vous décore ! Bon ! Bon ! Bon, attendez ! Et vous aussi, maître Polugan ! Vous aussi, domine clarissime et illustrissime. Il est en costume noir. Visiblement il revient de quelque fête. Il orne le metteur d'une rose rouge, et saupoudre Polugan de confettis extraits de sa poche, puis pénètre en riant dans la pièce de gauche au bras du metteur. Pause. La musique au loin, des voix dans le couloir.
LE CORRECTEUR, de la droite : Excusez-moi de vous déranger, monsieur Polugan ! Mais c'est votre écriture ! Je ne peux absolument pas lire cela, ici, attendez, voilà, là !
POLUGAN : Et qu'y a-t-il encore, qu'est-ce que vous ne pouvez pas encore ?
LE CORRECTEUR : Et oui, tenez ici ! Cela n'a pas de sens, monsieur Polugan ! Le ministre président Tisza a annoncé au club du parti magyar qu'il était immédiatement pour la réforme agraire et pour sa... comment ? Tisza pour la réforme agraire ? Tout cela ne peut pas se lire davantage !
POLUGAN : Alors rejetez-le ! Écrivez ce que vous voulez ! Cela m'est égal ! Il ne s'agit pas d'une réforme agraire, mais électorale ! Et, d'ailleurs, au diable ! Rejetez tout ! Que m'importe Tisza et la réforme et tout le reste !
LE CORRECTEUR : Comment ?
POLUGAN : Mon Dieu, mais qu'est-ce que vous autres poètes êtes stupides ! Jetez-tout ! Je vous donne les pleins pouvoirs ! Rejetez !
LE CORRECTEUR : Bien ! Bien ! Vous avez vu le mort ? Un homme horrible ! On voyait sa denture en or dans sa bouche ouverte ! Incroyable à quel point il ouvrait la bouche ! Cette nuit, ils ont tué un homme près de ma maison. Je les ai entendu tirer, mais rien. Quand deux-trois minutes plus tard un vacarme retentit ! Imaginez une scène médiévale shakespearienne : un homme ensanglanté sur la chaussée ! Et ce matin, un autre s'est tiré une balle dans un bar ! Nous buvons le café, quand : pan, pan, pan ! Qu'y a-t-il ? Un homme s'est suicidé en plein milieu du café ! Et cela va ainsi jour après jour ! Nous n'y prêtons même plus garde ! Finalement : nos nerfs se sont émoussés ! Nous nous sommes repus de sensations comme des éponges. Mais pourtant, si on réfléchit : nous vivons étrangement, monsieur Polugan ! On frappe. Les générations prochaines s'indigneront de nous ! Mais cela est la manière de vivre la plus primitive que l'on puisse seulement imaginer. Des coups plus énergiques. Le correcteur rassemble ses papiers et s'élance sur la droite. Venger entre. Un aspect débraillé et en loques. Des gestes exaltés. Pathétique, ivre et dément. Une paranoïa typique.
VENGER : Mes respects ! Mes respects, messieurs de notre glorieuse « Union nationale ». Mes respects ! Mes honorables messieurs ! L'illustrissime monsieur le chef est-il là, je vous prie ? Polugan continue d'écrire comme si Venger n'était pas là. Je vois une puissante lumière comme si une centaine de phares brillaient et la lumière se répandait dans notre obscurité balkanique. Je vois une puissante lumière et elle m'attire comme un aimant ! Je n'ai pas pu résister ! Elle m'a attiré, votre lumière immense ! Croyez-moi, mes glorieux messieurs ! Et puis-je me réchauffer un brin ? Moi, triste voyageur ! En attendant qu'arrive l'illustrissime monsieur le docteur et chef et, comme on peut le lire, bientôt député et heureux époux ! Eh-eh ! Jusqu'à ce qu'il arrive, notre fameux candidat ! Et comme Polugan ne lui a pas répondu ni ne s'est tourné vers lui, il s'est assis près du poêle sur le coffre à charbon et s'est tu.
Une pause. Le téléphone sonne.
POLUGAN : Allo ! Allo ! « L'Union nationale ». Je vous ai déjà dit cent fois qu'il est au casino et qu'il arrivera dans une heure.
VENGER rit en silence : Les morts gisent dans les caves de notre citadelle ! « Sur la tour, flotte un drapeau pur, un drapeau blanc ! Sur la tour battent des pavillons saints, des pavillons blancs, dont les bases sont plantées dans les cadavres et dans le sang ! » C'est ainsi que pourrait commencer un poème à ce sujet ! Il y a une vérité étrange à propos de tout cela dans le fait que gît un mort dans le hall de « L'Union nationale » ! Précisément ici ! Eh-eh ! Il se lève et se rend jusqu'à Polugan. Salut, Polugan ! Bonsoir ! Que penses-tu de cela, quoi ? Est-ce que notre illustrissime monsieur le chef et commandant de cette forteresse a un mort dans sa cave ? Eh-eh ! Oh, mon Polugan ! Tu vois, tu n'es pas pratique ! Quelqu'un qui veut jouer un rôle chez nous, celui-là doit avoir deux noms ! Chez nous deux minimum ! Le nom et l'attribut ! Sans cela, il est impossible chez nous de faire carrière ! Absolument jamais ! Ni journalistique, ni politique, ni littéraire ! Eh-eh ! Encore moins littéraire ! Petričević-Bolski, Winter-Studenković, Rožnar-Milanov ! Eh-eh ! Ou alors tu t'imagines que notre monsieur le docteur Fortunato aurait atteint tout ce qu'il a atteint s'il n'avait Fortunato pour attribut et deux-trois pseudonymes encore (que nous connaissons d'ailleurs tous comme ses pseudonymes). Eh-eh ! Tu vois ! Je ne l'avais pas cru ! Je pensais que c'était un banal verbiage ! Mais ce n'était aucunement du verbiage, ce n'était pas un mensonge, mais c'était un principe. Et face à un principe, un vrai homme doit se soumettre ! Seuls les fous ne s'inclinent pas devant les principes ! Voilà ! Moi, par exemple, je me suis incliné ! Je m'appelle Venger-Ugarković ! Et depuis, je vais mieux, crois-moi, ma parole d'honneur ! Et toi si tu étais sage, toi aussi tu t'appellerais « Polugan-Hebelovski » ! Mais tu n'as jamais eu le sens de la vie concrète ! Non ! Toi, non, clarissime ! Et s'il te plaît ! À propos* ! Aurais-tu du tabac, clarissime ? Cela fait déjà vingt-quatre heures entières que je n'ai pas fumé.
POLUGAN, lui donnant son porte-cigarettes : Et où étais-tu ? D'où viens-tu de nouveau ? On ne te trouve nulle part !
VENGER : J'étais à Fiume, je voulais voir la mer ! Mais cela n'est pas la mer, c'est une forteresse ! Des baïonnettes, des sentinelles, des fils de fer barbelés, des mines, des navires de guerre, eh-eh ! Et de la mousse pousse sur les ascenseurs ! Un scandale ! C'est même encore pire là-bas qu'ici ! Ils t'exploitent plus durement encore ! Tu écris quelques feuilletons sur Solovej et sur Dieu, sur les vérités éternelles, un scandale, pour une assiette de potage de haricots chez les Capucins, frères du Christ ! Ce n'est même pas pour les chiens, leur rétribution ! Alors je me suis fâché et je me suis engagé dans des frais publics !
POLUGAN : Comment cela publics ?
VENGER : Simplement ! Très simplement, en fait ! Ils m'ont fait expulser ! C'est en vérité plus intelligent de vivre gratuitement ! Sur les fonds publics, sur le compte de l'État. Finalement, pourquoi l'homme est-il en fait le citoyen d'un certain pays ? Et moi, après tout, je connais ce soi-disant compte d'État de ma propre expérience à la prison de Lepoglava ! Et à présent, je suis ici. Pas vraiment brillant ! Je dors sur le divan chez une de mes prétendues nièces. Et dis-moi, mon cher Polugan-Hebelovski, quand viendra l'illustrissime monsieur le docteur, le candidat ? J'aimerais à cette occasion lui dire quelque chose. Car lorsque quelqu'un se prépare à représenter le peuple, cela, amice, n'est pas une mince affaire ! Finalement, moi aussi je suis une part du peuple ! Si on réfléchit, j'ai le droit de consulter mon député !
POLUGAN : Tu cherches le chef ?
VENGER : Oui, sa seigneurie ! Mais qu'est-ce que cela a d'étrange ? Je tenterai ma chance ! « Audaces fortuna juvat ». C'est ce qu'ils nous ont appris au lycée, et c'est ce que nous avons enseigné aux autres ! Et moi, je suis... animal audax de genere journalistico. Eh-eh ! Je vais prendre le risque ! J'en appellerai à son cœur fraternel ! Au cœur d'un jeune marié ! Peut-être que sa seigneurie aura quand même de la pitié !
POLUGAN : Écoute Venger ! Si tu as besoin d'argent, je peux aussi t'en donner ! Tiens, voilà ! Prends ! C'est tout ce que j'ai ! Mais, s'il te plaît, va-t'en ! Tout cela n'a aucun sens ! Tu ne vas faire que te rabaisser en vain ! À quoi bon encore tout cela ? Pourquoi ce cirque ? Tu sais très bien qu'il réagit maladivement pourrait-on dire, quand il te voit, et pourquoi cela ? Il veut lui donner un billet.
VENGER : Je n'ai pas besoin de tes dix couronnes ! Tu es un vaurien tout comme moi ! Je veux mon argent ! Tu m'as compris ? C'est ce que je veux ! Je veux me rabaisser aussi au nom du droit ! Ils m'ont tout pris, et il ne m'est resté que l'humiliation ! J'ai mon libre arbitre ! Je suis un enfant de l'église catholique ! Je peux au moins m'humilier moi-même ! À défaut d'autre chose ! C'est à moi ! Les scandales ! L'humiliation ! La honte ! Les crachats au visage ! Cela, oui, c'est à moi !
POLUGAN : Écoute-moi, mon cher ! Tu as raison, je te crois en tout ! Seulement, s'il te plaît, sois un chrétien, sois un homme ! Tiens, regarde combien j'ai de travail ! Prends en compte, je t'en prie, que je dois en avoir terminé avec tout cela ! Je n'ai pas le temps !
VENGER : Oh, je t'en prie gentiment ! On peut être humain avec moi ! Je t'en prie ! Salut ! Au revoir ! Je m'en vais sur le champ ! Je n'avais vraiment pas l'intention de déranger ! Salut, amice, au revoir ! Il s'incline et sort par la droite. On l'entend saluer en ouvrant la porte. Mes respects, messieurs de notre glorieuse « Union nationale » ! De l'autre côté de la pièce, le rire du correcteur.
Une pause. Polugan travaille. À travers la pièce circulent deux-trois garçons typographes et le metteur avec des manuscrits. Du tapage dans le couloir, des voix fortes comme lors d'une dispute. Dans la cave, les rotatives se sont mises à gronder et elles grondent jusqu'à la fin de la scène.
Krešimir Horvat entre et jette son chapeau et son manteau avec colère, et on devine qu'il est furieux.
HORVAT : C'est tout de même trop bête ! Un homme ne peut même pas cracher à cause de cette maudite police ! À chaque pas, la police !
POLUGAN : Qu'y a-t-il ? Que s'est-il encore passé ?
HORVAT : Ah, s'il te plaît ! Je veux entrer, et en bas, dans le hall, la police ne me le permet pas ! Mais bon, au diable ! Mais moi je travaille là-haut ! C'est égal ! Démontre-le à des animaux ! Un ordre ! C'est un ordre ! Tu ne peux pas aller contre un ordre ! Tant que la commission ne vient pas, personne ne peut entrer ! Un mort dans le hall ! Du crétinisme ! Il s'assoit sur une chaise.
POLUGAN : Tu es parfois exalté ! Mais il est naturel qu'une sentinelle s'en tienne à un commandement !
HORVAT : Bien sûr que c'est naturel ! C'est justement parce que tout cela est naturel ! L'homme ne peut pas faire un pas sans se cogner contre un commandement quelconque, une loi, un ordre, un règlement ! Tout est emmuré ! Du béton ! Une idiotie !
POLUGAN : Vlado a demandé après toi ! Il a quelque chose d'important à te dire.
Horvat fouille sur la table parmi les tas de journaux éparpillés et veut écrire, mais il jette alors la plume.
HORVAT : J'étais à la gare ! Une compagnie partait de nouveau pour le front ! Matković, mon camarade de lycée, la dirigeait ! J'ai copié sur lui les mathématiques. Il marche à la tête de la compagnie et près de lui se trouve une femme enceinte !
POLUGAN : Ce clerc chez le docteur Münzerberger ? La grande perche tuberculeuse !
HORVAT : Oui, lui ! Il s'est marié il y a peu, et sa femme est enceinte ! Les femmes enceintes ont un puissant effet sur moi. Le diable ne saurait pas comment et pourquoi ! Une femme enceinte exerce sur moi une influence inexplicable. Elle se tenait juste en face du drapeau et portait des roses rouges. Tout un bouquet de roses rouges. Ce Christ sinistre, grimaçant, sanglant, aigri, et une femme enceinte avec des roses rouges ! Après tout, c'est égal ! Tout cela prend une tournure terriblement absurde, et le mieux serait de s'y jeter la tête la première et s'y noyer ! Moi, sérieusement, sur le coup, je ne peux absolument pas croire que tout cela est la vérité ! Crois-moi, il me semble que je rêve tout cela ! Ma parole d'honneur ! Tout cela n'est qu'un banal mensonge journalistique et sensationnel ! Toute cette guerre et ces compagnies pour le front et ces scandales. Tout cela n'est que du journalisme ! Tout cela n'est qu'un mensonge répugnant !
POLUGAN : Tout cela n'est que neurasthénie, excentricité, hyperesthésie ! Non, ne t'offusque pas ! Mais excuse-moi ! Seulement un mot ! Je t'en prie, écoute !
HORVAT : Mais ! Ridicule ! Ce ne sont que des phrases superficielles et frivoles que tu dis ! Ce n'est absolument pas une hyperesthésie ! C'est un diagnostic profond, et nous devrions tous être encore cent fois plus hyperesthésiques, tu comprends, une hyperesthésie à la millionième puissance, et alors nous ne serions pas encore suffisamment objectifs pour estimer à quel point notre vie est idiote ! Cette idiotie nous est injectée dans le sang ! Depuis le premier jour où nous avons têté le lait maternel ! Depuis les premières lettres de l'alphabet, nous apprenons le crétinisme de ces clichés de la vie ! C'est pourquoi nous ne pouvons pas réagir assez fortement et assez correctement ! Or de quelle hyperesthésie parles-tu ? Regarde la réalité ! C'est un asile et une caserne ! N'avons-nous pas joué enfants dans la poussière de la rue au soldat et au général ? Nous étions tous soldats ! Bon ! Et même à présent, nous sommes demeurés ce que nous étions alors.
POLUGAN : C'est une plaisanterie !
HORVAT : Ce n'est absolument pas une plaisanterie, mais c'est ainsi ! Nous sommes des soldats et nous l'avons toujours été, et rien d'autre ! Souviens-toi seulement ces stands de tir dans les fêtes populaires où l'on tire au fusil à air comprimé sur des navires de guerre. Ces boules argentées qui sautillent sur des fontaines. Dans nos foires, cela tirait toute la journée !
POLUGAN : Oui ! Et alors ?
HORVAT : Et alors ? Et alors ? Amusant ! Et alors ? C'est peut-être pourtant le symptôme de quelque chose ! C'est peut-être un certain symptôme, que diable ! Les hommes aiment toujours tirer au fusil ! Les bazars et les magasins sont remplis de fusils de bois ! Les sociétés de tir, les manœuvres, les soldats ! Tu te rends en forêt pour un rendez-vous, et le parc tonne des feux d'infanterie ! Tu vas te baigner dans la rivière, là des mitrailleuses ! Et les duels, et le service militaire général.
POLUGAN : Et oui, c'est bon ! Mais je ne comprends pas le moindre mot pour autant ! Que veux-tu dire par là ?
HORVAT : Ce que je veux dire ? Et je saurais donc ce que je veux dire ! Je ne sais pas moi-même, voilà, c'est ainsi ! Je ne sais pas, c'est la vérité ! Juste que je hais horriblement tout ce qui m'entoure ! Je hais ces philistins, ces idiots, ces soldats, cet asile de fous, je hais tout cela terriblement ! Si on réfléchit bien, diable, en quoi suis-je étonné qu'aujourd'hui le sang coule ? En quoi, diable, en suis-je toujours à nouveau étonné ? Nous sommes des boxeurs ! Les héros homériques passeraient pour des zéros par rapport à nous ! Je me souviens encore très bien comment enfant en seconde année de l'école élémentaire j'ai reçu en récompense un livre d'images de la guerre franco-prussienne ! Les ponts qui explosent, la charge de la cavalerie ! La charge sur Saint-Privat. Les dernières cartouches !*. Sedan ! Je regardais cela encore enfant ! Et le sport ? Et le football ? Et l'escrime ? Et les olympiades ! Et tout ce qui arrive aujourd'hui, tout cela aussi est une olympiade européenne ! La boxe ! L'athlétisme ! Nietzsche écoutait les canons sur Metz ! Platon et Socrate étaient de bons soldats ! Le Christ était, vraisemblablement, une recrue romaine, mais cela ils ne l'ont écrit nulle part ! Hum ! Matković ! Nous collectionnons les timbres ensemble ! Le Guatemala, le Costa Rica, le Brésil ! Mais à présent il dirige une compagnie avec une femme enceinte ! Et il est tuberculeux, et je suis aussi tuberculeux, et tu es aussi tuberculeux, et nous sommes tous tuberculeux, et cela est notre vie ! Et il n'y a là aucun profit ! Et il n'y a là aucun profit ! Je sais très bien que toute cette agitation est stupide et insensée et futile, et j'ai déjà décidé un million de fois que je ne m'emporterais pas et ne penserais pas à cela, que cela ne me concerne pas, mais voilà ! L'homme marche officiellement sur des cadavres ! Comment peut-on rester aveugle face à de tels faits ? Par Dieu, tu as vu l'autre en bas dans le hall ?
POLUGAN : Oui ! Cela, cependant, n'est vraiment rien de terrible ! Cela est arrivé et arrivera tant qu'il y aura des halls et des hommes à qui la mort se présente sans prévenir ! Un homme s'est senti mal et il s'est réfugié dans le hall.
HORVAT : Mais oui, évidemment, cela je peux moi aussi le concevoir qu'il se soit senti mal et qu'il se soit réfugié dans le hall et qu'il soit mort ! Mais le fait est aussi néanmoins que je l'ai enjambé ! Bien sûr ! Un mort est un mort ! Mais, quand même ! Tu as vu sa main ? Ces ongles noirs, sales, comment ils se sont enfoncés dans le papier de la rotative ? Les instincts en nous sont puissants ! L'organisme a senti qu'il basculait dans l'inconnu, et il s'est planté dans la matière. Eh-eh ! Nous vivons une sombre époque préhistorique ! Que crois-tu que j'ai pensé devant ce mort ? Je devais l'enjamber, il s'est effondré de sorte que tu ne pouvais pas passer sans l'enjamber ! Je me suis souvenu à cet instant devant lui que c'était un péché. Et alors, naturellement, je l'ai quand même enjambé, mais il m'est venu à l'esprit précisément au-dessus de lui que c'était aujourd'hui vendredi, que ce matin j'avais vu tout d'abord une religieuse, et que tout cela était de mauvais signes ! L'homme est incroyablement un animal stupide. Il s'est déjà mis dans la dernière partie de son discours à écrire mécaniquement, et la pause s'est imposée d'elle-même. De la gauche, le docteur surgit en hâte avec une liasse de manuscrits et il crie en singeant le metteur.
STRELEC : De la matière ! S'il vous plaît, messieurs ! De la matière ! Les machines sont vides ! De la matière ! Il sort en riant.
HORVAT, furetant parmi des documents : La Chambre française, Trumbić, les sous-marins. Le parlement anglais, la révolution en Irlande ! Comme tout cela est assommant ! Toujours la même chose ! Ces Trumbić, ces mémorandums, ces parlements ! Oh ! Comme tout cela est répugnant ! En quoi cela me concerne ? Il faudrait vivre ! Il faudrait sortir de tout cela. Il continue à travailler machinalement. Une pause. D'où as-tu tiré cette nouvelle à propos des maquis de la désertion ?
POLUGAN : Je ne m'en souviens plus ! Certainement d'un quelconque journal de province !
HORVAT : La censure va sans aucun doute supprimer cela !
POLUGAN : En ce qui me concerne, qu'elle supprime !
HORVAT : C'est une révolte ouverte ! Ils prétendent qu'ils ont leurs propres mitrailleuses ! C'est visiblement dû à la Russie ! C'est tout de même bien qu'il y en ait des nôtres dans cette Russie !
POLUGAN : Et pour toi, c'est bien qu'ils détruisent les lignes de chemins de fer, les gares et qu'ils volent les gens et les massacrent ?
HORVAT : Eh ! Cela est humain ! Mieux vaut encore cela que la façon dont nous autres vivons ! Après tout ! Au diable ! As-tu reçu l'état-major ?
POLUGAN : Oui.
HORVAT : Où est-il ?
POLUGAN : Il est là ! Je t'en prie !
HORVAT s'est levé, s'est rendu jusqu'à la table de Polugan et revient en lisant le compte-rendu de l'état-major. St-Quentin, Aisne ! Où est cette Aisne ? Il va jusqu'à la carte murale et cherche. Eh ! César est venu là autrefois ! De bello gallico ! Ce fou de Venger m'a ennuyé avec César !
POLUGAN : Il est là ! Il est venu ce soir ! Il dit qu'il était à Fiume !
HORVAT : Où est-il ?
POLUGAN : Là-bas quelque part chez le correcteur !
HORVAT : Oui, il était mon professeur de latin ! Trois ans ! Venger-Ugarković ! Il était alors déjà à moitié fou ! Il servait comme volontaire chez les sapeurs, et nous devions tous connaître le service des sapeurs césariens du troisième livre, si je ne me trompe ! Et cela s'appelle « l'instruction secondaire » ! La science expliquant comment César a construit des ponts sur l'Aisne ! Eh-eh ! Eh ! Et aujourd'hui, les Allemands battent en retraite ! C'est la débandade maintenant là-bas ! Mais je ne suis pas sentimental ! Mais, mon cher, imagine-toi ce qui se passe là-bas en ce moment tandis que nous sommes assis ici ! Le vent avec la neige et la pluie, et il n'existe pas d'imperméable ou de cuir à travers lesquels le vent ne parviendrait pas à se glisser ! Jusqu'aux os ! Jusqu'aux os ! Maintenant là-bas, le vent siffle à travers une centaine de milliers de côtes ! Après tout, que le diable emporte tout ! Europa heroica ! Beethoven, Wagner, Nietzsche ! La révolution ? Des barricades à Petrograd ! Des maquis de déserteurs chez nous ! Des mitrailleuses, des ponts explosés, des lignes ferroviaires, le chaos ! Eh-eh ! Robespierre, Fourquier-Tinville, Bonaparte, Lodi, Marengo ! Absurde ! Après tout ! Tout s'emmêle ! J'ai de la température ! S'il te plaît, je t'en prie, prends mon pouls !
POLUGAN il prend son pouls avec sa montre en main. Une pause. Cent-sept !
HORVAT : Et oui ! Trente-huit un au minimum. Je suis de nouveau mal, cela fait déjà quelques jours. Ce n'est pas bon avec mes nerfs ! Si au moins j'avais une chambre correcte où je pourrais dormir tout mon soûl ! Cela fait déjà plusieurs mois que je ne dors pas ! Ma tête me fait si mal ! Tu as de l'aspirine sur toi ?
POLUGAN : Il doit y en avoir quelque part sur la table ! Attends ! Voilà ! Sers-toi !
HORVAT : Cela ne vaut rien ! Une imposture de guerre ! Cela ne va pas avec moi ! Aujourd'hui après midi, il m'a semblé avoir vu un homme qui ne saurait être ici ! Et je l'ai vu tout à fait précisément ! En face, de l'autre côté de la rue ! Et j'ai couru après lui mais rien nulle part ! Je cours déjà après des fantômes ! Eh-eh ! Il avale l'aspirine et l'eau. Fi, comme c'est détestable ! Tout est répugnant !
De l'autre côté, dans la salle du correcteur, un rire bruyant. Tous rient fortement comme s'ils se poursuivaient et jettent des chaises et crient. Mais on ne comprend pas pour quoi. Polugan s'est levé et s'est rendu jusqu'à la porte et l'a refermée, en regardant ce qu'il se passait là-bas.
POLUGAN : Bon, ce sera ce soir de nouveau un superbe scandale si celui-là se retrouve avec le chef !
HORVAT : Comment a-t-il seulement pu monter ? Un ordre formel a été donné au portail de ne pas le laisser entrer !
POLUGAN : Ce soir, ils ont tous perdu la tête à cause de ce mort en bas, et il a réussi à passer ! Je lui ai dit de partir, mais il ne veut même pas en entendre parler !
HORVAT : Et que veut-il ?
POLUGAN : Et qui sait ce qu'il veut ? La vérité veut sortir de lui !
HORVAT : Il me semble toujours que Venger a vraiment raison ! Tu connais toute cette affaire. Tu sais tout mais tu restes muet comme une carpe. Et pourquoi tu te tais, tu ne saurais peut-être même pas toi-même le dire !
POLUGAN : Et qu'en sais-je ? Je ne sais positivement rien ! Quand je suis arrivé ici en tant qu'étudiant, Venger écrivait alors des articles de fond ! Et justement à ce moment-là, le chef lui a retiré les articles de fond et lui a confié les nouvelles du jour ! C'est un fait ! Des ragots ont alors commencé à circuler dans la rédaction qu'il se passait quelque chose ! La rumeur a grandi, et en fait deux rumeurs sont apparues ! Certains disaient que le chef gardait Venger par compassion et qu'il aurait pu le jeter à la rue du jour au lendemain, et d'autres encore que le chef avait dans une transaction pris à Venger de l'argent, des actions, ou autre ! Ces rumeurs ont couru longtemps dans la rédaction, puis alors tout s'est retrouvé du jour au lendemain devant le tribunal, et par Dieu, Venger a pris onze mois pour vol ; et cela pour vol par effraction !
HORVAT : Oui ! Je le sais ! Venger me l'a rapporté lui-même ! Il n'a pas caché qu'il avait cambriolé le bureau du patron. Mais il dit que le chef l'avait volé car il est l'initiateur et le propriétaire de « L'Union ».
POLUGAN : L'initiateur ! L'initiateur ! Qu'est-ce que cela signifie, être l'initiateur de quelque chose ? L'affaire repose aujourd'hui sur la base des actionnaires !
HORVAT : Mais oui ! Allons, allons ! Le saint droit des philistins ! Mais Venger avait alors une fois débattu clairement et logiquement avec moi toute une nuit de ces choses-là et il n'a jamais reconnu qu'il ait pu prendre quelque chose qui ne lui appartenait pas. Il n'a fait que reprendre ce qui était à lui, ce que le chef lui avait volé ! C'est sa position personnelle !
POLUGAN : Bon ! C'était la dernière effraction avant que le metteur ne l'attrape ! Mais, il a volé d'abord de l'argent, c'est ainsi que toute l'affaire a commencé, par un vol !
HORVAT : Je ne sais pas ! De toutes façons ! Le chef a écrasé Venger, bien qu'il était beaucoup plus faible que lui ! Venger en a plus sous l'ongle que tout le poids du chef ! Il l'a écrasé matériellement ! Et qu'est-ce que cela signifie ? Et sur une question importante de principe, Venger a en vérité raison ! Venger se bat de notre côté ! C'est vrai que tout ici est pourri et empoisonné ! Rien que des créatures malades et perfides ! Des types ratés ! Oh ! Comme tout cela me dégoûte ! Toute cette répugnante rédaction ! Et, voilà, lorsque je regarde tout cela aussi clairement qu'en ce moment, je ressens toujours qu'il faudrait empoigner une sorte d'étendard, et qu'il faudrait se battre ici ! Mais pas aussi follement sans organisation comme Venger ! Pas la tête dans le mur ! Nous devrions sortir de tout cela ! Piétiner tout cela ! Vaincre ! Car si l'homme demeure ici sous cette influence horrible, il sera écrasé comme une punaise ! Il faudrait s'isoler de tout cela ! Ses banques, ses intérêts, ses comptes, ses transactions ! Tout cela broiera l'homme ! Cela l'écrasera comme une locomotive !
Le metteur est entré et a laissé la porte ouverte. On entend les rotatives dans le sous-sol qui tonnent comme une locomotive.
POLUGAN : Oui ! C'est la vérité ! C'est ce qu'il faudrait ! S'isoler ! Sortir ! Mais comment en sortir ? Où est l'issue par laquelle on peut sortir ?
HORVAT : Où est-elle ? Question surprenante ! On ne peut pas exactement déterminer où elle est ni ce que c'est ! L'essentiel, c'est de sortir de tout cela. Car ici l'homme va se noyer dans le scandale. Scandale après scandale. Ici, mon Dieu, aucun homme n'a de peau sur le visage ! Mais que peut-on y faire dans cette vie ? Ici, l'homme conteste seulement tout, et ne fait que s'échapper de lui-même quelque part au dehors, ne sachant même pas lui-même où, ni pourquoi, et il crache sur tout, et il piétine tout, et il se mord lui-même la queue et se sent toujours la même chose chez nous : boueux, stupide, malade ! Est-ce donc surprenant que l'homme s'épuise ? Qu'il tombe dans une résignation maladive ?
LE METTEUR revient, à travers la pièce : Messieurs, de la matière, je vous prie ! Les machines restent vides ! Il prend les documents sur la table et sort. Des rires bruyants dans l'autre pièce.
HORVAT : Plusieurs fois il m'a semblé si sûrement et d'une clarté mathématique qu'on doit se détruire à vivre ici ! Qu'on doit devenir ici le même tombeau vivant que l'autre là-bas ! Ou un cochon ! Un porc vendu ! Tu te vends comme une putain ! Les transactions, la politique, les dettes, les femmes, les enfants, les traites ! Mais j'en ai par-dessus la tête de tout cela ! L'homme finalement endure, endure, mais un jour alors il se consume jusqu'aux ongles. Moi, je suis brûlé.
POLUGAN : Oui ! Mais que vas-tu faire ?
HORVAT : Je pars !
POLUGAN : Et où, si je peux demander ?
HORVAT : Au village !
POLUGAN : Dans quel village ? As-tu de la famille dehors dans la province ?
HORVAT : Je pars pour être maître d'école dans un village ! Polugan éclate de rire spontanément et bruyamment. Qu'y a-t-il de drôle à cela ? Je pars dans un village, je passerai l'examen, mais je ne reste plus ici ! Qu'est-ce qui est si drôle si quelqu'un part dans un village ? C'est la réalité ! C'est beaucoup plus réel que tout ce que tu vis ! C'est la seule solution.
Polugan rit de bon cœur.
STRELEC entre : Les enfants ! Monsieur Mayer n'est dorénavant plus ! Ils viennent de l'emmener ! Notre ami en bas dans le hall était monsieur Mayer ! Monsieur Mayer en personne ! Joseph Mayer, négociant d'œufs en gros. Export et import. Déjà ce soir il se plaignait au personnel de ne pas aller bien. Un infarctus. Assistant de la police, le docteur X. Information locale. Une de ses employées, mademoiselle Omicron Micika l'a reconnu ! Le public pleurait d'émotion. Une énorme sensation sous le portail de « L'Union nationale ». Un mort dans le hall ! Eh-eh ! Une information locale sensationnelle ! La mort de Joseph Mayer, export et import ! Les œufs en gros et au détail ! Il s'est assis à la table de Polugan et écrit une note et rit. Polugan rit aussi.
POLUGAN : Docteur, tu sais ce qui est nouveau ? Si tu devines, je te paie tout l'or du monde !
STRELEC : Et quoi ?
POLUGAN : Horvat va devenir maître d'école dans un village. Il a décidé de tout laisser tomber et de partir !
STRELEC : C'est bien lui ! Ah-ah ! « Un petit trait en haut, un trait gras en bas ». L'urine, les oreilles, la gale, eh-eh, nicht schlecht ! Pas mal* ! Eh, mes messieurs, vous êtes tous des dilettantes, c'est ce que je vous explique jour après jour, mais vous ne voulez tout simplement pas comprendre ! Vous êtes tous des dilettantes ! Aucun d'entre vous ne sait comment il faut vivre ! Au village ! Partir au village ! Mais je connais cela ! J'en ai entendu parler ! Une nuit, il m'a fait la leçon. Il faut savoir vivre ! Il faut naître avec cela comme avec de l'oreille ou une main légère. Apprends le violon à un sourd si tu le peux ! C'est le talent. C'est inné ! Vous êtes des dilettantes ! Vous ignorez que vous vivez ! C'est cela, mes messieurs que vous devriez vous donner à broder sur vos serviettes : on ne vit qu'une fois !
Le téléphone sonne.
POLUGAN : Allo ! Qui parle ? Comment ? Pardon ? Que voulez-vous ? Oui ! Ici, « L'Union nationale ». Eh-eh ! Ma chère ! Vous demandez le docteur Zlatko ? Voilà, je vous prie, le docteur Zlatko est ici ! S'il vous plaît, monsieur le docteur Zlatko ! S'il vous plaît ! Je vous en prie !
STRELEC, au téléphone : Ici, le docteur Strelec ! Ah, c'est toi ? Ah-ah ! Bonjour, fillette ! Ah-ah ! Je ne sais pas ! Non ! Je ne sais pas ! Nous verrons ! Oui ! Oui ! Tout à fait ! Tout à fait ! À ton service ! Au revoir ! Il raccroche le combiné. Oui, il faut savoir vivre ! Cela est un talent, messieurs ! Mais vous ne connaissez rien de la vie ! Là où la chose est bête, inutile, transparente et claire, vous créez des problèmes ! Mais vous passez sur les choses importantes comme sur des bagatelles ! Ah-ah ! Toujours à cent quatre-vingts degrés contraires ! Il suffit de regarder vos femmes, avec lesquelles vous... Après tout ! Oui ! S'il te plaît, Horvat ! Tiens, tu vois, par Dieu ! Je dois m'en aller ! Le destin ! Ma parole d'honneur, je suis de retour dans une heure ! Ma parole d'honneur ! Je t'en prie ! Juste encore cette fois ! Le « Journal* » se trouve là-bas. Tout est marqué au crayon rouge. Je suis de retour dans une heure ! Parole d'honneur !
On l'entend siffler dans les escaliers en claquant la porte. Le vacarme grandit à côté dans la pièce de correction. Une pause.
POLUGAN:Tu pensais sérieusement à ce village ou tout cela n'était qu'une plaisanterie ?
HORVAT : Aucune plaisanterie ! Le plus sérieusement ! Je ne veux plus pourrir ici ! Je me sors de tout cela ! Dehors ! Là-bas se trouvent les montagnes, l'air, la solitude ! Là-bas, je me remettrai bien, concentrerai, passerai les examens ! Oui ! Recommencer de nouveau ! Car tout est construit de travers ici. Ici, l'homme est entraîné vers l'enfer ! Mais là-bas je serai seul ! Moi-même ! Une école élémentaire, il n'y a pas même soixante-dix élèves en quatre classes ! J'ai vu une photographie ! Une belle bâtisse ! Sympathique ! Dans un verger ! Imagine, les cerisiers en fleurs, le soleil.
POLUGAN : Je crois toujours que tu plaisantes, parole !
HORVAT : Pourquoi devrais-je plaisanter ? En plus, tu viendras me voir en vacances ! J'étais ce matin au ministère ! J'ai remis les documents ! Le décret sera signé demain, après-demain au plus tard ! L'école est vide déjà depuis le début de la guerre ! Le maître précédent est tombé au front, dès l'automne quatorze !
POLUGAN : Après tout ! Qu'est-ce que j'en sais ! Qu'est-ce que j'en sais ! Le téléphone sonne. Allo ! Qui est à l'appareil ? Ici « L'Union » ! Polugan ! Mes respects, monsieur le docteur ! Non ! Il n'y a rien ! Oui ! Oui ! Le casino vous a appelé deux fois ! Oui ! Mes hommages ! Il raccroche le téléphone. Le patron ! Il dit qu'il viendra dans dix minutes ! Le mieux serait d'expédier cela à temps !
HORVAT : Que m'importe ? Tout cela ne me concerne en rien ! Eh, quand je pense que je vais souffler ! Me reposer ! Être seul ! Je n'entendrai plus les rotatives ! Je ne sentirai plus les journaux ! Se reposer ! Le village ! De retour au village ! C'est la seule solution sensée aux problèmes !
POLUGAN : Tout cela, ce ne sont que des illusions de papier, mon cher ! Nos villages sont l'Asie centrale ! Une mentalité servile, la pression, les volées de bois vert, la boue. Nos illusions sur nos villages sont une sorte de nébuleuse slavophile ! Une romance ! Finalement, nous étions dans les casernes ! Nous avons vu notre Asie !
HORVAT : Tu parles sans profondeur car, avant tout, les deux parentèles auparavant dans tous nos vignobles, nous étions tous aussi des paysans. Nous sommes des citadins de deuxième génération ! Et il est naturel que mes nerfs ne supportent pas la ville ! Tous mes grands-pères ont vécu avec la charrue en mains, mais moi je devrais crever ici ? J'ai besoin d'espace ! Je hais les rues bétonnées ! Imagine : je laboure, j'entends les abeilles bourdonner, je pars aux racines de la vie ! La vie est une chose sage, il faut juste qu'elle soit bien arrangée ! Tout cela : les cafés, les rédactions, tout cela est une maladie ! Mais il faut vivre ! Profondément. Vivre sagement !
POLUGAN continue à écrire et se donne du mal. Le téléphone. Allo ! Ici « L'Union nationale » ! Bonsoir ! Je vous en prie ! J'écoute ! Il se colle le combiné à l'oreille, et écrit. Cela dure jusqu'à la fin de la scène, jusqu'à ce que le chef arrive. De cette dictée, Polugan répète chaque cinquième ou septième mot de sorte que l'on n'en discerne pas le sens, mais uniquement des termes isolés : À Rome... en urgence... l'intérêt... la conférence de toutes les nations... l'humanité... l'intérêt de l'humanité... survenir dans l'avenir... l'humanité... une chose naturelle... Paris... Une pause.
Le vacarme grandit dans la pièce de droite. La porte s'ouvre alors violemment et Venger entre. Il est très excité, avec quelques bougies en mains.
VENGER, il crie avec colère : C'est un scandale ! Ce ne sont pas des manières ! Vous êtes des bandits soudoyés ! Moi, Venger-Ugarković, je suis l'unique propriétaire de « L'Union » ! C'est moi qui ai créé « L'Union » ! Ils m'ont volé « L'Union » ! Et vous êtes des bandits achetés ! Fi ! Honte à vous ! Quelqu'un ici veut me commander ? Ils veulent me déranger dans mon rituel religieux ? Mais qui est celui qui veut me déranger ? Où est celui-là que je lui montre ? Je m'appelle Venger, parce que mes aïeux portaient des prunes ! Nous sommes d'origine polonaise, et les Polonais ne sont ni des plantes ni des veaux ! C'est une glorieuse nation catholique ! Et moi aussi je suis catholique, un libre penseur ! Aujourd'hui, le désaccord entre la libre pensée et le catholicisme se comprend tout à fait erronément ! Au contraire ! Au contraire ! Le catholicisme est la seule base sur laquelle pourrait se bâtir une nouvelle et moderne renaissance de l'Europe ! Sur le catholicisme ! Vous m'avez compris ? Et tout le reste n'est que foutaise ! De la racaille ! Fi ! Honte à vous ! Il crie tout cela et crache sur la porte de la pièce des correcteurs. Tiens ! Je vous prie ! Voilà à quoi ressemblent nos jeunes générations ! Voyez un peu ! Ils achètent les hommes avec de l'argent ! Ils vous ont achetés pour que vous vous asseyiez ici ! Et si vous aviez ne serait-ce qu'une miette d'honnêteté, vous ne resteriez pas ici une minute de plus ! Vous m'avez compris ? Tout ici est si sale ! Ce ne sont tous que des coquins ! Fi ! De répugnants coquins ! Qui va ici me commander, s'il y a un Dieu ou n'y en a pas ? Je suis l'unique libre penseur de tout le royaume ! Je suis le seul sur toute la terre à avoir le tempérament pour penser librement ! J'ai l'honnêteté, si je pense que Dieu n'existe pas, de l'écrire alors : Dieu n'existe pas ! Et si je pense que Dieu existe, j'ai suffisamment de conscience, cette conscience intellectuelle nietzschéenne, de le reconnaître ! Or je reconnais qu'il existe ! Qu'il est grand et juste, et qu'il voit tout, et qu'il sait tout, et je veux m'incliner devant lui et le célébrer, et qui peut m'interdire cela ? Où est-il celui-là ? Où est-il ? Il a allumé les bougies et les a collées près du poêle sur le coffre à charbon, et s'est incliné là et prie, se courbant pieusement comme un Oriental. Une pause.
HORVAT : Qu'y a-t-il, monsieur le professeur ? Pourquoi vous emportez-vous autant ? Que s'est-il passé ?
VENGER : Et que pourrait-il se passer ? Ces bandits là-bas ne permettent pas à un homme de suivre ses croyances religieuses ! Ils sont des libre-penseurs et ils savent... que Dieu n'existe pas ! Ils s'imaginent que s'ils ont perdu courage, que je l'ai perdu moi aussi ! Je crois en Dieu et je veux le prier, et je le prie, et c'est comme cela !
HORVAT : Il importe, monsieur le professeur, que l'homme vive en paix avec les autres hommes ! Paix entre les hommes de bonne volonté ! Et tout le reste est sans importance.
VENGER : La paix ! Eh-eh ! Mais quelle paix, mon bon monsieur, on se le demande ! On n'imagine pas une sorte de paix corporelle ! Il ne s'agit pas d'une phrase creuse ni d'une parole pacifiste ! On pense par là une harmonie concrète en nous ! Je me suis rendu aujourd'hui dans l'après-midi au sermon ! (Chez nous, la plupart des sermons sont de plus en plus mauvais, mais on en trouve ça et là quelques-uns de bien!) Aujourd'hui, cet après-midi, le curé a dit que le cerveau humain pèse mille cinq cents grammes ! Nous connaissions cette vérité déjà au lycée ! Et après, nous avons naturellement oublié cette vérité ! Et en fait, tout n'est pas vraiment aussi simple, si on y prend garde ! Qu'est-ce que c'est mille cinq cents grammes ? Rien ! Deux cuillerées de bouillie grise ! De quel droit l'homme se permet-il de s'imaginer qu'il peut avec ces mille cinq cents grammes accumuler des milliards de milliards et des billions de billions de soi-disant informations alors qu'il n'a pas même encore assimilé des miettes ! De quel droit l'homme se permet-il de dire quelque chose, de savoir quelque chose, de conclure quelque chose, avec ses mille cinq cents grammes ? Croyez-moi sur ma parole d'honneur, croyez-moi, je ne suis aucunement un ultramontain, mais c'est la vérité. Nous ne pouvons créer des conclusions sur rien, nos opinions ne valent rien.
Polugan, qui continue à écrire sous la dictée, agite la tête à l'adresse d'Horvat pour qu'il éloigne Venger.
HORVAT : Monsieur le professeur, ne viendriez-vous pas avec moi pour un petit verre en face chez « La Grappe » ? Il sert là-bas un excellent vermouth depuis deux-trois jours.
VENGER : Eh-eh ! Du vermouth, vous dites, cher monsieur le collègue ! Finalement, l'homme est libre de circuler ! L'homme peut faire ce qu'il veut ! Sa volonté est libre ! Le vouloir de l'homme est illimité ! Et le vermouth, mon Dieu, n'est pas une mauvaise chose, eh-eh. Il éteint ses bougies et les fourre dans ses poches.
HORVAT se prépare : Je suis de retour dans dix minutes.
Ils s'apprêtent à partir quand le chef surgit de la pièce des correcteurs.
LE CHEF : Mes respects, messieurs ! Bonsoir !
Le metteur entre derrière le chef avec un composteur d'imprimerie en mains. De la confusion. Le chef remarque Venger et veut poursuivre comme s'il ne l'avait pas aperçu.
VENGER : Votre compassion, illustrissime, ne veut même pas voir un malheureux pouilleux comme l'est mon humble personne ! Pas même pour cracher dessus ! Monsieur le docteur, entendez-moi ! Écoutez ! Je n'ai qu'un mot à vous dire ! Le chef s'est rendu sur la gauche et veut passer, mais Venger le suit comme son ombre. Écoute-moi, jeune marié ! Eh-eh ! Un mot !
LE CHEF au metteur : Allons, jetez-le dehors ! Je vous ai déjà dit de ne pas laisser entrer ce miséreux ! Nous avons vraiment besoin de ces comédies, que diable ! Il est furieux, crie et veut sortir, mais Venger a accouru devant lui et lui a ainsi coupé le chemin.
VENGER : Qui est miséreux ? Je suis miséreux ? Et tu te permets de me dire cela ? Tu veux me traiter de miséreux coram publico ? Messieurs ! Cela dépasse toutes les bornes ! Ce bandit-là qui m'a volé, qui m'a ruiné, lui... Il s'est jeté en furie sur le chef. Le metteur et le personnel, qui a accouru de la pièce voisine, ont empoigné Venger. Lutte et bousculade.
VENGER, il crie : Laissez-moi lui cracher au visage, laissez-moi seulement cela ! Messieurs ! Messieurs ! Messieurs de « L'Union nationale » ! C'est moi qui ai créé « L'Union nationale » ! Il s'est dégagé et s'est précipité sur le chef furieusement, lui crache dessus et veut le griffer.
LE CHEF s'emporte : Quoi, celui-là veut ici me cracher au visage ? Il frappe Venger. Lutte. Venger donne des coups de pieds, crache et griffe.
LE CHEF crie : Dehors !
Le metteur a frappé Venger avec le composteur et celui-ci a crié de douleur, puis s'est écroulé comme s'il avait perdu connaissance, mais non.
VENGER, il crie et râle : Un cadavre gît dans la cave ! Ils tuent des gens ici ! Assassins ! Voleurs !
LE CHEF : Dehors ! Dehors !
Ils ont saisi Venger qui saigne et le traînent dehors.
POLUGAN : Mais attendez ! Quelles sont ces façons ! Vous ne voyez donc pas qu'il saigne ? Tous contre un seul ! Attendez ! Il s'est précipité pour secourir le blessé. Donnez de l'eau !
LE CHEF avec un ton supérieur : Qui dit cela ?
POLUGAN : Qui dit cela ? C'est moi qui le dis ! Ce n'est pas une façon de briser ainsi un homme !
LE CHEF : Je ne t'ai rien demandé ! Je me le permets.
POLUGAN : Quel sens cela a-t-il sur un invalide...
LE CHEF : Je ne t'ai rien demandé !
POLUGAN : Et quel ton est-ce là, je te prie ?
LE CHEF : Tais-toi ! La langue entre les dents ! Tu m'as compris ? Bon ! Qu'attendez-vous ? Allez, jetez-le dehors ! Je vais donc devoir vous le dire cent fois ?
Ce conflit était une scène de panique, et le personnel s'est arrêté soudainement tandis que Venger râle. Tout s'est passé le temps qu'un homme se frappe la paume d'une main contre l'autre. Ils ont emmené Venger et des voix parviennent du couloir, tandis que le chef boutonne ses gants et dit quelques phrases incohérentes. On discerne seulement : Trop bête ! Il part par la gauche et claque la porte.
Une pause. Polugan retourne à sa table. Horvat a considéré toute la scène avec passivité. Après une longue pause.
HORVAT : Tu t'es tenu au centre de la pièce et tu voulais dire encore quelque chose, mais tu t'es retenu. J'ai regardé comment tu te retenais. Et quand tu es retourné à ta table, j'ai entendu les chaînes. Mon cher, j'ai entendu les chaînes cliqueter. De lourdes chaînes. C'est un donjon. Là, des cadavres gisent dans les escaliers. Dans ce donjon, seuls les fous disent la vérité ! Et toi à présent, tu louches sur les télégrammes comme un chien abandonné, et moi je te regarde et je suis passif ! « Tais-toi, la langue entre les dents ! » La caserne ! J'ai obéi comme cela aux officiers à la caserne ! Un grand monsieur, monsieur le docteur ! Les officiers ! Le commandant ! Eh-eh ! Homo laureatus, un politicien, un représentant du peuple, une personnalité, un employé public, le rédacteur en chef, eh-eh ! La langue entre les dents ! Baisse la queue ! La paie ! La paie mensuelle, la femme, trois enfants, baisse la queue, lèche tout ! Oh, et moi je vois clairement tout cela et je suis passif. Pourquoi n'ai-je pas giflé ce voleur que son sang l'arrose ? Un scandale ! Les scandales n'ont pas de sens ! Il faut vivre ! Il faut sortir ! À l'air ! De l'espace ! Des espaces immenses ! Il est sorti et a claqué la porte. Polugan reste le regard fixe devant lui en silence. Les rotatives grondent. Le téléphone sonne.
POLUGAN : Allo ! Allo ! Ici « L'Union » ! Ici « L'Union nationale ».
Rideau