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Nicolas Raljevic

 

STAY WOKE

janvier 2025

 

 

(Scènes du monde. Plusieurs voix).

 

C'est parti.

Nous sommes déjà en guerre.

Dans les faits.

Dans nos têtes.

Le monde semble devenu fou.

Les gens sont dorénavant prêts à se battre.

Du moins c'est ce qu'ils disent.

Sans s'en rendre toujours bien compte.

Sans réaliser qu'ils sont eux-mêmes la guerre.

Qu'ils sont agents de mort.

Quand ils désignent un ennemi.

Quand ils prétendent à la vérité.

La seule.

La leur.

 

La violence ne fait plus si peur.

Même quand elle est autour de nous.

Elle paraît loin et on la veut lointaine.

On a confiance en la nôtre.

Car elle serait juste et supérieure.

Ciblée, assure-t-on.

Et on a bien choisi nos adversaires et nos alliés.

On ne peut pas perdre.

Ce n'est pas nous,

c'est les autres qui nous y obligent.

Alors nous y allons.

En toute bonne conscience.

 

Les autres.

Ceux qui ne sont pas comme nous.

Qui veulent un autre monde que le nôtre.

Ceux dont ne veut plus.

Qu'on ne voit plus.

Qu'on n'entend plus.

En tous cas, pas comme des êtres humains.

Comme autre chose, de moins qu'humain.

Des sauvages.

Des dégénérés.

Des « terroristes ».

Des bêtes.

Qu'il faut détruire.

Anéantir.

Littéralement.

 

Car nous sommes à présent insensibles à l'horreur.

Les fils info.

Les morts innocentes.

Les armes de destruction à distance.

Les images désincarnées et silencieuses.

Nous supportons tout.

Nous le revendiquons même.

Spectateurs insensibilisés,

décérébrés que nous sommes.

Des fourmis dans les flammes.

Des larves qui crèvent dans le froid et la faim.

Des parasites qui assouvissent notre haine.

 

Et pourtant...

 

(Musiques/vidéo)

1

 

Si j'étais honnête,

je dirais ce que je pense

même s'il devait en naître de la souffrance,

même si je devais passer pour ignoble.

Alors, je ne mentirais plus pour épargner mes semblables,

mais je me ferais dur à la douleur

pour que la vérité apparaisse

quitte à renverser les certitudes et les illusions.

Si j'étais honnête,

je prendrais peut-être le risque de me retrouver bien seul,

rejeté comme je rejetterais les conventions sociales,

les religions,

ce qu'on prétend m'enseigner ou m'informer,

vivant moi aussi dans un tonneau,

moqué des mêmes dont je me moque.

En effet, si j'étais honnête,

je m'interrogerais sur les ambitions sournoises,

les attentes intéressées,

les espoirs de gains,

ou d'ego,

je révélerais ensuite les mobiles des intentions de mes interlocuteurs

et ainsi je me perdrais sûrement,

je déplairais trop,

je deviendrais infréquentable,

on m'éviterait.

Peut-être même irait-on jusqu'à dresser mon bûcher.

Mais je ne suis pas certain que cela n'en vaille pas la peine.

2

 

Si j'étais croyant,

je lirais les grands livres sacrés

et ne me contenterais pas d'écouter les interprétations que d'autres en font.

Je me construirais mon avis

et jugerais du sens à donner aux textes.

Je condamnerais les lectures abusives

non pas au titre de la Lettre

mais à celui de l'Esprit.

Si j'étais croyant,

j'aurais tout de même des comptes à demander au dieu,

créateur du pire

si ce n'est du meilleur.

Je me garderais du droit de juger au contraire d'autres hommes

qui ont estimé pourquoi se faire juges

en son nom.

Si j'étais croyant,

je conserverais le principe du doute en moi,

toujours actif,

prêt à renverser l'idolâtrie

au profit de la condition humaine,

à condamner l'intérêt de l'Église

pour le profit de l'Humanité.

Si j'étais croyant,

je n'oublierais en tout cas jamais

les victimes de l'obscurantisme religieux latent,

la bêtise fanatique toujours prompte à se manifester,

la soif de sacrifice de soi et des autres

revendiqué par tous les dieux.

D'ailleurs, si j'étais croyant,

je pourrais tout aussi bien me passer de leurs Églises

et me satisfaire de la philosophie.

 

3

Si j'étais blanc…

je baisserais le yeux devant l'Histoire et le Monde.

Pas d'excuses recevables par quelque supériorité de développement pour expliquer les invasions,

les guerres de conquête,

les massacres,

les colonisations,

les pillages de masse et l'extermination des peuples,

leur oppression,

leur exploitation,

leur asservissement,

leur esclavage jusqu'à nos jours.

Pas d'excuses non plus pour le racisme et la déshumanisation.

Pas d'excuses encore pour les viols,

ceux des corps et ceux des cultures,

ceux des sociétés et des langues,

ceux de toute humanité.

Trop de crimes sur toute la planète ont été et sont encore commis par le Blanc qui reconnaît à rebours les horreurs mais se lave de la faute en violant de ce fait la mémoire des victimes.

Aujourd'hui, il peut même se permettre de dénoncer ses propres crimes puisqu'il se prive ainsi de rendre des comptes plus consistants à la mesure des horreurs dont il fut et est encore responsable.

Le diable est blanc,

pas noir,

blanc.

Exsangue du sang répandu par l'humanité esclave,

par tout ceux que le Blanc a déshumanisés,

dé-personnifiés,

bestialisés afin de justifier sa violence furieuse,

sa haine ontologique de la différence.

Si j'étais blanc,

je devrais consentir à reconnaître la haine que j'ai engendrée,

que j'ai créée,

ne pas me scandaliser trop simplement de conséquences infimes pour des causes infâmes.

Si j'étais blanc,

je voudrais devenir Noir

pour me laver de toute cette crasse accumulée depuis des siècles.

 

4

Si j'étais petit-bourgeois,

je vous dirais évidemment de cesser de vous plaindre,

que nous vivons dans un beau pays,

je vous rappellerais que d'autres souffrent davantage que vous,

qu'il faut vous reprendre en mains,

que tout le monde a ses problèmes et ses chances

s'il se bouge le train.

Étranger et condescendant pour les petites gens,

je m'en méfierais tout de même

- on ne sait jamais ce qui va passer par la tête de ces gens-là -,

je me dirais de gauche,

mais d'une gauche libérale,

ouverte aux marchés et à la méritocratie

sans renier pour autant les bienfaits du patrimoine,

sans priver mes enfants de l'ascenseur social,

d'une gauche proche du centre

voire du centre-droit,

d'une gauche de droite donc,

parce que déjà

ses membres font tout de même plus propres et respectables.

Si j'étais petit-bourgeois,

mes affinités de gauche ne tiendraient que dans la limite de mes propres intérêts,

dans la compagnie de mes semblables,

entre gens qui se comprennent

et dont le bon sens n'irait pas à rebours de mon niveau de vie,

parce qu'on s'y sent généreux à bon compte,

à l'abri des soupes populaires,

des dortoirs de cartons en extérieur,

des centres de rétention de migrants clandestins.

Si j'étais petit-bourgeois,

il m'arriverait de me révolter,

- non n'exagérons quand même pas,-

de geindre contre l'exploitation des plus faibles,

tout en m'assurant de participer à la consommation en vogue,

vivre avec mon temps,

c'est-à-dire aussi avec des moyens,

parce que si c'est triste la misère,

on ne changera quand même pas le monde,

et surtout pas en renversant la table,

et qu'il y a toujours eu

et il y aura toujours des pauvres,

qu'il vaut mieux que ce soit eux que moi,

qu'on ne peut rien y faire,

si ce n'est de temps à autre déposer avec jouissance une pièce de monnaie

dans une main crasseuse.

Si j'étais petit-bourgeois,

je me reconnaîtrais parfois aussi

simplement comme un petit salaud.

 

5

Si j'étais riche

- on peut être pauvre parce qu'on ne répond pas à ses besoins essentiels,

mais peut-on vouloir être riche sans vouloir l'être toujours davantage ? -,

je ne sais pas ce que je ferais de cet argent

au-delà de la manière dont je vis aujourd'hui.

J'aurais peut-être encore

une plus grande maison,

une grande voiture

dont je n'ai pas besoin,

un bateau

qui croupirait à ses amarres ;

je voyagerais pour dépenser mon argent

alors que je ne désire pas voyager plus que cela ;

j'accumulerais des bibelots,

des gadgets même,

j'entasserais certainement dans l'inutile et le caprice.

Je n'aime pas dès à présent

l'image que j'ai de moi

enrichi.

Mais si j'étais riche,

j'aimerais consacrer mon argent à des œuvres humanitaires

et de secours aux populations en difficultés,

ou à des individus particuliers,

jouant à l'ange samaritain

au gré de mes émotions et de mes compassions,

servant de roue de la fortune

à certains

au détriment d'autres,

me prenant tout à coup pour une sainte providence,

m'octroyant ainsi facilement une bonne conscience

parce que j'en dispose des moyens.

J'aiderais les autres

de haut

au lieu de les aider

de près,

sans effort

et sans lutte.

Je crains aussi d'être malheureux.

Si j'étais riche,

je ne serais pas plus heureux

parce que je vis bien comme je vis actuellement,

dans un équilibre mesuré

entre principes de plaisir et de réalité,

me contentant de ce que j'ai pour vivre,

et ne me plaignant pas de la vie

pour des chimères.

 

6

 

Si j'étais noir…

je n'accepterais pas les accusations de racisme contre les Blancs.

Ma mémoire,

ma souffrance,

ma colère

exigent le plus grand respect.

Je ne rêve plus aujourd'hui,

je réclame la justice ultime,

celle qui rend son honneur à la victime et affiche le déshonneur du criminel.

Celle que le Blanc imagine pouvoir dissimuler sous le tapis de l'Histoire.

Celle qui seule peut rendre à l'humanité sa volonté de vivre unie à l'avenir.

Si j'étais noir,

je voudrais que le Blanc sache ce que c'est de ne pas décrocher un emploi

ou obtenir un logement

à cause de sa couleur de peau et de la ségrégation et la bêtise racistes,

qu'il subisse à son tour des termes inédits qu'on inventeraient à cette occasion

aussi méprisants et humiliants que Bamboula ou chimpanzé,

qu'il sache que le pays dans lequel il vit n'est pas plus le sien que le fut celui qu'il colonisa.

Je voudrais qu'il ait peur de mourir

peut-être étouffé sous le genou d'un policier lors d'un contrôle de routine

ou de se voir violé d'une matraque dans l'anus.

Je voudrais que le Blanc se trouve au centre de plaisanteries douteuses

sur sa couleur de peau,

ses pratiques,

ses croyances

et qu'il n'ait comme défense que son sourire pour conserver son emploi

à défaut de sa dignité.

Si j'étais noir,

je voudrais goûter en moi au sentiment de la culpabilité d'avoir écrasé le Blanc

pour qu'il ait à me pardonner mes crimes comme lui ne sait pas encore le faire

envers les peuples qu'il a asservis et tourmentés.

 

7

Si j'étais suicidaire,

je consacrerais mon temps à des causes perdues d'avance,

je choisirais le combat le plus difficile,

je me battrais peut-être seul

pour des buts auxquels ont renoncé les autres.

Mon sacrifice,

tel celui d'Antigone,

serait un cri contre les autorités,

la bien-pensance,

la résignation,

le mensonge.

J'offrirais mon corps pour prix des libertés.

Si j'étais suicidaire,

je n'en serais pas moins rêveur.

Ma fin devrait être une accusation portée à tous ceux qui se terrent

et se taisent,

ceux qui ne croient pas ou plus en un monde meilleur.

J'en ferais une foi nouvelle

dont ma fin serait la preuve.

Si j'étais suicidaire,

je serais la révolte pure,

celle qu'on ne peut réprimer

parce que sa victoire est sa mort même.

Je n'entraînerais personne avec moi,

mon triomphe est égoïste

tout comme mon suicide.

Ma mort aurait l'ambition la plus haute :

réaliser l'impossible,

auquel les autres ne sont pas tenus.

8

Si j'étais juste,

les inégalités sociales et économiques

m'inciteraient à revendiquer un partage des richesses de tous types

entre ceux qui ne savent plus que faire de leur argent

si ce n'est en gagner plus

et ceux qui peinent pour répondre à leurs besoins les plus essentiels.

Si j'étais juste,

je ne tolérerais plus de vivre au-dessus de mes moyens

parce qu'ailleurs d'autres sont exploités

et spoliés en mon nom

par des industriels ou des commerciaux

pour assurer mon confort d'homme civilisé.

Si j'étais juste,

je reconnaîtrais que la colère des anciennes colonies

ou que la volonté de migrer vers les pays riches

sont fondées

et que si moi-même

je me trouvais dans un de ces pays marqués par la misère,

les guerres

ou les régimes totalitaires,

je penserais certainement comme pensent ceux qui y résident.

Si j'étais juste,

je demanderais pardon

pour les crimes commis par mon pays

dans le passé et le présent,

je rougirais de honte des discours de nos dirigeants

qui soutiennent des situations d'exploitation

et de terreur

dans des pays dits amis

sous prétexte d'intérêts et de profits.

Si j'étais juste,

j'opterais

toujours et systématiquement

pour le camp de ceux que l'on opprime.

 

9

 

Si j'étais français,

je me graverais Vichy, Sétif ou Madagascar sur le front,

à la manière des femmes tatouées de Kabylie ou d'ailleurs,

mais pour mon malheur,

pour que le monde se souvienne des crimes dont j'ai reçu l'héritage,

pour mes péchés capitalistes,

pour mon arrogance dominatrice, pour mon manque d'hygiène morale dans ma participation aux guerres modernes comme producteur et vendeur mondial d'armement

sous couvert d'appels réguliers aux droits de l'Homme et à la paix sur terre.

Si j'étais belge,

j'exigerai partout des enfants du pays

qu'ils érigent en monuments des statues de bras et de pieds tranchés,

de corps démembrés en caoutchouc

pour rendre grâce aux victimes d'un enfer colonial encensé par un roi mégalomane et abject

soutenu par un Tintin raciste et complice.

Si j'étais britannique,

je construirais un pont pour permettre aux peuples que j'ai opprimés

de rejoindre sans obstacles mon pays

pour qu'il devienne le leur s'ils le souhaitent,

tout comme en mon temps

je me suis approprié leurs terres,

leurs richesses

et leurs corps et âmes

pour bâtir la puissance que je suis encore aujourd'hui.

Si j'étais russe,

américain,

chinois,

j'implorerais le pardon pour ce que j'ai fait du monde depuis un siècle

en prétendant le servir

alors que je ne visais qu'à l'asservir toujours plus en le menaçant.

Et qui que je sois,

je vomirais tous les nationalismes,

tous les drapeaux,

et ne respecterais que la promesse de la paix mondiale.

Être humain,

être au monde monde d'abord,

je refuserais toujours d'être par-dessus tout

le sujet borné d'un pays.

Je serais l'humanité en me voulant du monde.

10

Si j'étais parent,

je ne surprotégerais pas mes enfants,

pensant les aider

en leur évitant de se confronter à leur environnement,

voire à d'autres environnements.

Au contraire,

je favoriserais ces rencontres et des expériences variées

afin d'élargir dès le plus jeune âge

leurs perceptions du monde.

J'accepterais que leur développement

passe aussi par des chemins qui mènent à l'erreur

s'ils permettent d'en tirer des leçons.

Si j'étais parent,

avant de sévir pour une bêtise,

je me souviendrais que j'en ai moi-même commis de nombreuses quand j'étais enfant,

je ne ferais pas comme beaucoup de parents

l'aveugle sur mon enfance

en me faisant passer pour l'ange que je n'ai pas été

mais que je voudrais que soit mon enfant.

Si j'étais parent,

je n'aimerais pas

que les coups soient la réponse systématique pour redresser mon enfant,

mais je tenterais de donner des formes de correction alternative

qui soient à la fois compréhensibles et éducatives.

Et je reconnaîtrais aussi

ne pas toujours devoir et pouvoir réussir.

Si j'étais parent j'accepterais

que mon enfant soit différent

de ce que j'attends de lui,

soit différent de moi

et je m'interrogerais davantage

et avec bonheur

grâce à lui

sur ce que je suis

dans son regard et son cœur.

 

11

Si j'étais réaliste,

j'éteindrais la télévision,

les réseaux sociaux,

mon téléphone,

sources primaires de mensonge et de manipulation,

je ne suivrais plus les effets d'annonce orchestrés par des marchands de soupe s'enrichissant à coups de vagues publicitaires,

je ne laisserais plus mon esprit être pollué de sujets anesthésiants,

de psychoses organisées,

de sujets à la mode,

je ne croirais plus qu'au nom de la liberté

une démocratie me protège des multiples aliénations entretenues par un libéralisme se moquant bien moins de protéger toute humanité que de faire toujours plus d'argent.

Si j'étais réaliste,

je m'affirmerais du camp des dominés,

je repousserais toute tentative visant à m'amadouer

ou me corrompre,

je m'opposerais catégoriquement aux dominations politiques,

économiques,

culturelles,

morales,

et me reconstruirais dans une identité opposée

sans recours aux modèles viciés et toxiques

destinés à détourner mon attention de mes intérêts réels

et m'imposer des combats

qui ne sont pas les miens.

Si j'étais réaliste,

je clamerais que ces gens-là me font la guerre

à coups de pognon et d'illusions,

de mensonges et de miroirs aux alouettes,

que si j'ai si peu

c'est d'abord parce qu'ils ont tout pris,

même ce qu'on avait promis au peuple,

la santé, l'école,

la sécurité sociale,

l'énergie,

ce qui était à lui disait-on,

et qui aujourd'hui lui a été usurpé

ou ravagé en grande partie

au profit de fortunes individuelles.

Si j'étais réaliste,

je ne me contenterais pas de tout réduire à du complotisme,

sachant que les dominants accaparant le savoir

se réservent le droit de le partager selon leurs intérêts

et souvent contre les miens.

12

Si j'étais électeur,

pas dans un régime de parti unique

mais dans un système dit libéral et pluraliste,

qu'on me sollicitait régulièrement à des niveaux variés

pour choisir entre des candidats avides de ma voix,

même si certains ne présenteraient pas un programme qui me profite,

et même parfois des programmes qui me sont ouvertement hostiles,

je réfléchirais

avant de participer.

Si l'idée d'une consultation générale n'était pas soumise entre autres

aux manipulations des lobbys,

au démarchage médiatique,

aux petites et grandes affaires

qui ne manquent jamais de surgir en périodes électorales,

aux mensonges éhontés,

aux contournements et détournements démocratiques

comme nous en avons connus de nombreux depuis qu'on prétend nous demander de choisir qui nous dirigera,

et surtout et d'abord aux promesses sans garantie de lendemain,

je serais certainement moins réticent à m'épargner le mauvais théâtre

des bureaux de vote.

Si j'étais électeur,

je commencerais par m'interroger sur les mobiles qui amènent des gens

souvent issus d'un monde que j'ignore et qui m'ignore

- des enfants de grandes et bonnes familles -,

en écartant toute naïveté qui consisterait à boire des paroles qui n'engagent à rien

si ce n'est à offrir un poste et un pouvoir de fonction à leur orateur ou oratrice.

Si j'étais électeur,

je ne me laisserais pas abuser

par le loup qui prend le sourire de l'agneau,

par la flagornerie

ou par les effets de manche.

Je ne perdrais pas de vue

qu'il faut surtout être une bête fauve

pour prétendre aux plus hautes fonctions,

avoir auparavant dévoré tous ses adversaires et concurrents pour en arriver là,

être porteurs de secrets ravageurs et ambitieux

que je ne suis pas destiné à connaître.

Pour toutes ces raisons,

pour que je sois électeur,

il me faudrait d'abord la certitude

de pouvoir priver d'impunité devant une justice populaire

et condamner aussi sévèrement qu'on condamne les pauvres gens

tous ceux qui m'auraient trompé pendant même leur mandat

- pourquoi donc un grand malfaiteur serait-il moins sanctionné qu'un petit,

à moins que le premier soit celui qui fasse les lois

afin que le second les subisse ?

13

Si j'étais enseignant,

je m'interrogerais d'abord

avant de questionner les autres.

Que sais-je vraiment ?

Que transmettre,

à qui et pourquoi ?

Que recevoir en retour dans cette transmission ?

Je m'interrogerais en profondeur

sur ma fonction au service de l'État

et sur les attentes de celui-ci.

Pour autant, si j'étais enseignant,

j'enseignerais mon humilité

déjà.

J'écouterais

avant de parler,

je questionnerais

avant de répondre.

Je saurais me mettre au niveau de mon interlocuteur pour qu'ensemble

nous nous redressions,

pour l'aider à grandir,

à s'élever.

Je saurais même parfois m'abaisser devant lui

si cela peut l'aider.

Si j'étais enseignant,

j'apprendrais autant que je transmettrais de savoirs.

Je ne cacherais pas mes faiblesses

ni les failles dans ce que je sais

ou crois savoir

ou ignore.

Je respecterais mon élève

à l'égal de moi-même,

le récompenserais

ou le punirais

comme je le ferais de moi-même.

De par son statut,

sur le chemin du savoir,

il aurait le droit à l'erreur,

le droit à l'impatience,

le droit à la fatigue.

De mon côté, j'userais du pardon sans rechigner.

Et si je parviens à lui apprendre à douter

comme je veux douter,

j'aurais alors atteint mon but.

Si j'étais enseignant,

je soutiendrais la paix et l'amour dans l'humanité

et conseillerais aux élèves de toujours se défier d'eux-mêmes contre la folie ambiante.

J'appellerais à la Résistance permanente.

14

 

Si j'étais un homme,

je ne foncerais pas tête baissée,

je ne m'enfermerai pas dans un ego,

je surveillerai la part animale en moi

pour la dompter,

la contenir.

Si j'étais un homme,

je me refuserais à la caricature.

Je ne serais pas tenu de jouer un rôle,

de me pavaner dans une image conventionnée du mâle,

dominant et dominateur.

Je serais un être avant d'être un homme,

je n'accepterais pas ce qu'on exige culturellement du masculin,

renoncerais au modèle social sur-genré qu'on se représente ici et ailleurs

d'un type masculinisé jusqu'au ridicule,

et je serai nécessairement féministe.

Si j'étais un homme,

je serais cependant de toutes les cultures,

de tous les métissages,

de tous les genres.

Ma virilité serait peut-être juste naturelle

et en aucun cas opposable à ma sensibilité.

Je serais ainsi plus qu'une image,

revendiquant tout ce qui fait d'un homme

un humain au-delà des a priori.

Je me livrerais sans pudeur ni impudeur,

sans honte ni manières inutiles.

Et je ne jugerais pas impunément mes semblables,

je reconnaîtrais toujours avant tout

que rien d'humain ne peut m'être étranger,

sans accepter ce qui ne peut l'être

dès lors que j'estime une justice bafouée.

Si j'étais un homme,

vous vous en rendriez compte d'abord

dans mes actes,

mes paroles

et mes opinons,

pas dans mon apparence ni mon comportement.

Il se pourrait même parfois

que vous découvriez mes qualités dites féminines

sans que cela dénote.

Parce que je serais un Homme.

 

15

Si j'étais un enfant,

je me méfierais surtout des adultes.

Et d'abord de mes parents les plus proches

qui s'imaginent faire de moi

ce qu'ils ne sont pas parvenus à faire d'eux-mêmes.

Puis de tous ceux qui me cantonnent systématiquement dans une position subalterne,

s'adressant à moi du même ton qu'ils s'adressent à leur animal de compagnie,

me pinçant la joue

ou tapotant le haut du crâne,

m'imposant leurs bavardages,

leurs leçons

ou leurs moqueries.

Si j'étais enfant,

je voudrais qu'on soit capable de me comprendre

avant même de prétendre m'éduquer.

Qu'on me laisse rêver,

jouer,

découvrir la vie,

grandir,

plutôt que m'empêcher

sous prétexte de maturité

d'exister dès mes plus jeunes années,

mais plutôt me formater sur un modèle familial et social.

Si j'étais enfant,

je protégerai une part de l'enfant en moi

malgré les directives des adultes,

cette innocence,

cette pureté peut-être seulement imaginaire,

mais qui m'évitera peut-être demain

de penser de façon strictement conventionnelle,

selon des principes transmis sans réflexion ni analyse,

calqués sur des expériences contestables et souvent minables

ou des conversations de club,

de comptoir

ou de boulot.

Si j'étais enfant,

je fuguerais parfois,

réellement ou virtuellement,

pour rappeler à mes parents

la nécessité d'entretenir ma liberté,

l'obligation de compter aussi avec mon indépendance,

d'appréhender mon existence

comme celle d'un être en développement accéléré

mais aussi d'un être à part entière.

16

Si j'étais homosexuel-le,

je vivrais ce que je suis

et je ne me priverais pas d'amour.

Comme je le ferais savoir,

mes amitiés,

mon estime

seraient étroitement liées au retour qu'on m'en ferait.

Au mépris qu'on me vouerait,

je répondrais de même.

À la haine,

je n'aurais encore que du mépris.

Parce que si j'étais homosexuel-le,

je serais néanmoins prudent-e,

souvent pris-e à partie par ses semblables

– particulièrement les hommes dans un monde

qu'ils prétendent dominer,

particulièrement aussi dans certains milieux sociaux -,

mais qui refusent pour beaucoup d'assumer leurs pulsions,

qui refoulent dans la violence haineuse

l'interdit qui les terrorise.

Et l'homosexuel-le reste une cible qui paraît légitime dans notre société

pour encore beaucoup de monde.

Si j'étais homosexuel-le,

je saurais que mes rapports à ma famille,

à mes amis,

à mes collègues,

à mes voisins,

pourraient encore aussi bien basculer dans l'horreur

que dans la reconnaissance attentionnée.

Je devrais peut-être à l'occasion me taire,

ou bien dissimuler un temps…

mais je refuserais de subir l'interdit,

je ne me mentirais pas.

Si j'étais homosexuel-le,

je serais toujours sur mes gardes,

prêt-e à la lutte,

mais je n'en serais pas moins un homme ou une femme

comme les autres.

Je n'oublierais pas qu'on meure encore ailleurs de son homosexualité.

Je ne revendiquerais qu'une chose en fin de compte :

c'est qu'on se fiche enfin

que je sois homosexuel-le.

 

17

Si j'étais une femme,

je résisterais par tous les moyens au patriarcat général.

Je m'engagerais pour le féminisme

en incitant les hommes à me rejoindre

ou bien,

s'ils résistent,

leur pourrirais l'existence engoncée dans un rôle dominateur.

Je les minerais alors jusqu’à leurs dernières limites,

revenant sans cesse à la charge,

les mettant face à leurs illusions d'être supérieur,

les poussant dans leurs retranchements

jusqu'à l'ultime contradiction,

leur faiblesse naturelle,

incapables qu'ils sont d'échapper à leur emprise maternelle.

Si j'étais une femme,

je serais adepte du sabotage continuel de la domination masculine,

jusqu'à obtenir la reconnaissance de ma victoire,

jusqu'à susciter la peur,

la soumission,

la même que celle qu'on pensait m'imposer par le sexisme.

Si j'étais une femme,

ma première condition dans l'amour

serait le respect de ma liberté,

le partage tacite des peines et des contraintes,

l'absence d'attributions mutuelles.

Si j'étais une femme,

je refuserais qu'on ne voit qu'une femme en moi.

Mon corps

m'appartiendrait

et personne ne pourrait revendiquer à ma place quelque intervention que ce soit en moi.

Je pourrais vivre avec comme je le veux

et non pas en suivant les modèles féminins fantasmés par les hommes.

En fait,

si j'étais une femme,

je serais comme un homme,

sauf que cela ne s'écrirait pas pareil.

 

18

Si j'étais poète,

poète comme on l'a été,

je serais certainement malheureux,

impuissant à trouver les mots pour réveiller les âmes

afin de les pousser à combattre

la mort d'un monde et d'une humanité,

écrasé sous des rêves de consommation et de richesse,

abêti par la puissance des palliatifs à la pensée,

à l'empathie

et à la solidarité.

Si j'étais poète,

les mots n'ayant plus les moyens de surpasser le bruit des armes et des médias,

mon œuvre ne serait alors que de sang

et non d'encre,

je n'écrirais pas des vers

mais lancerais des cris,

pas des strophes

mais des rafales.

Si j'étais poète,

je ne serais pas qu'un modeste marginal :

je serais nécessairement hors-la-loi,

criminel,

peut-être même justicier sacrificiel

au nom d'un rêve créateur.

Si j'étais poète,

c'est au fusil que je déclamerais mon art

pour qu'il se réalise.

19

Si j'étais immigré,

comme tant dans l'histoire,

parce que j'ai fui une oppression

ou une guerre,

ou plus simplement pour vivre une vie meilleure,

je n'attendrais pas d'être nécessairement bien accueilli,

mais j'espérais tout de même

ne pas être méprisé

si ce n'est haï

dans mon pays d'accueil,

et d'abord par les couches les moins aisées de la population,

alors qu'on me cède le plus souvent

les tâches les plus ingrates,

les moins bien payées

et dont les locaux ne veulent pas se salir les mains.

Si j'étais immigré,

je pourrais par moments

trouver qu'il est difficile malgré des efforts

de se faire une place

parmi une population

qui me rejette

et me raille.

Déchiré entre un pays,

une langue,

une culture

et des gens

que j'ai quittés

et un pays,

une langue,

une culture

et des gens

qui me repoussent,

deux fois exclu,

je me replierais vraisemblablement sur mes semblables

issus d'une même diaspora

exposé encore au risque désuet

qu'on m'accuse bientôt

de communautarisme.

Si j'étais immigré,

je payerais mes impôts

et ne pourrais pas voter,

je ne pourrais pas non plus profiter de ma retraite au pays comme je l'entends

si je ne suis pas blanc.

Si j'étais immigré,

j'accumulerais peut-être d'autant plus de rancœur

contre un pays

et une société

dont déjà les membres d'origine se disent eux-mêmes souvent insatisfaits,

une rancœur aussi davantage que ceux-ci

justifiée par la déchirure de l'exil,

les préjugés

et la violence raciste

que j'aurais subis

et devrais encore subir.

20

Si j'étais connu,

si j'avais une influence sur d'autres gens

au-delà de mes proches et mes contacts directs,

je l'utiliserais pour défendre les faibles,

pour dénoncer les injustices,

pour faire le bien autour de moi

et dans le monde.

Car que vaut d'être connu

si ce n'est d'abord pour se reconnaître ?

Si j'étais célèbre,

j'en profiterais pour faire tout ce qu'on ne peut faire

pour aider les autres

quand on n'est pas connu.

Je donnerais alors un sens à ma vie

qui dépasserait ma seule existence.

Célèbre,

je célébrerais désormais d'autres gens demeurés inconnus.

Si j'étais connu,

je prendrais davantage soin de moi,

du fait de ma responsabilité pour secourir les autres,

j'aurais un devoir au-delà de ma personne,

je ne m'appartiendrais plus,

je serais l'instrument des plus faibles,

leur voix s'ils me le demandent,

leur poing s'ils l'exigent.

Je n'aurais plus le droit à la lâcheté,

ni à mon seul intérêt.

Si j'étais connu,

je gagnerais encore en humilité

de peur de me perdre dans des chimères,

je voudrais alors être plus proche des faibles que des autres célébrités,

mon monde serait plus encore le petit monde.

Si j'étais connu,

je me perdrais vraisemblablement à moi.

21

Si j'étais puissant,

une de ces personnes qui mènent le monde,

un politique

ou un homme d'affaires,

un patron d'industrie

ou une grande fortune mondiale,

quelqu'un de si élevé

qu'il ignore la vie de ses concitoyens,

leur propose de la brioche

quand ils n'ont pas de quoi se payer du pain

ou estiment qu'on est un cave

quand on n'a pas de rolex au poignet,

qui licencie à tour de bras pour satisfaire des sous-fifres actionnaires,

qui prend des décisions en signant un décret bouleversant le quotidien de masses de personnes,

les plongeant un peu plus dans la misère et l'angoisse,

il vaudrait mieux alors pour le bien du monde

que je disparaisse.

Si j'étais si puissant,

si plus rien d'humain ne saurait m'atteindre en dehors de mon entourage le plus proche,

si je me souciais de me montrer de temps à autre parmi les gens du commun pour faire peuple

alors que je les méprise,

si je devenais ainsi un parasite pour l'humanité,

si je jonglais avec les existences comme on chasse la poussière d'un coup de balai,

par pitié,

débarrassez-vous de moi !

Si j'étais un tel être,

imposant mon règne absolu

ou vantant avec acharnement cette démocratie dite libérale

parce que je la tiendrais par les médias

ou l'argent,

parce qu'elle soutient l'enrichissement de quelques uns au détriment de la misère du grand nombre,

vous seriez en danger,

votre survie même dépendrait de moi.

La justice,

celle des hommes,

demanderait alors

que vous me supprimiez !

22

 

Si j'étais paumé,

un de ces pauvres hères dont on se détourne dans le métro,

qu'on ne veut ni voir

ni écouter,

une face marquée par l'idiotie

ou les abus,

une ombre humaine

déambulant aléatoirement dans les existences,

une vie gâchée selon l'avis de ceux qui s'engagent sur des années

dans un crédit pour une voiture

ou qui partent en vacances deux semaines en club au bout du monde pour s'exposer sur les réseaux sociaux,

je n'aurais plus rien à perdre.

Rebouté à la marge,

je m'y adapterais,

j'apprendrais à haïr,

la vie d'abord qui m'a trompé,

ces autres ensuite qui m'ont abandonné

et ne veulent plus me voir.

J'apprendrais à survivre dans l'espace social misérable et étroit

en lequel je me serais emprisonné,

me transformant en parasite,

exploitant peut-être aussi sans mauvaise conscience la naïveté des bonnes gens,

contraint au mal

sans scrupules.

Si j'étais paumé,

je n'aurais plus à me soucier de moi,

je m'accepterais et m'imposerais comme fardeau à cette société

dans mon irresponsabilité la plus totale,

je me laisserais supporter jusqu'à ma mort devenue la libération d'une existence bâclée.

Si j'étais paumé,

ce ne serait pas mon choix

comme certains le disent,

et j'attendrais avec désespoir

mais dans mon droit à l'humanité

que parmi les hommes

on vienne à mon secours.

23

Si j'étais actionnaire,

si je gagnais de l'argent

grâce à des parts de capital

en soutenant les grandes entreprises qui conduisent l'économie du monde,

si je contribuais

pour gagner davantage sur mon investissement

à renforcer l'exploitation de la main-d'œuvre qui permet à ces entreprises de fonctionner,

si pour mes intérêts

des familles devaient se retrouver à la misère

parce que précipitées dans le chômage,

je reconnaîtrais collaborer

en toute connaissance de cause

à la misère grandissante dans nos sociétés et au-delà.

Si je devais ainsi m'enrichir de la misère des autres,

je mériterais,

plus que ces pauvres gens que j'ai contribué à jeter dans la pauvreté ou à la rue,

de familles que j'ai détruites,

de gens que j'ai exclus de la société des actifs,

de vies que j'ai méprisées,

non seulement le nom de parasite,

mais avant tout celui d'ennemi du peuple.

Si j'étais actionnaire,

je longerais les murs

et marcherais dans l'ombre

comme vous le faites.

24

 

Si j'étais menteur,

je vous dirais

de ne pas vous inquiéter,

de ne vous soucier de rien.

Que la planète se porte bien,

qu'il ne faut pas redouter le changement climatique

si encore changement climatique il y a,

que nous sommes à l'abri des guerres,

des maladies,

des risques de toutes sortes.

Que les augures sont favorables,

que Dieu vous le rendra.

Que je veux votre bien

et rien que votre bien.

Si j'étais menteur,

je vous expliquerais

que les décisions que je prends sont certes douloureuses,

– ajoutant cyniquement que je le comprends,

– croyez-moi -

mais nécessaires ;

que vous comprendrez plus tard que je ne pouvais les éviter

pour vous épargner un mal plus grand encore ;

que vous et vos enfants me remercierez demain.

Je ne rougirais pas de me contredire,

de dire un jour le contraire de la veille,

et de trahir ma parole du jour le lendemain,

tout cela les yeux dans vos yeux.

Si j'étais menteur,

je vous présenterais la construction européenne telle qu'elle existe depuis sa création

comme L'Europe,

la seule et unique,

et non comme un projet parmi d'autres

d'une Europe qui ne doit pas d'abord privilégier les puissances de l'argent,

La Réforme des retraites

comme l'unique possible,

exclusive,

et non pas comme une réforme parmi d'autres...

Je me ferais la vérité incarnée

ou en tous cas essayerais de vous ne persuader.

Si j'étais menteur,

je vous ferais croire

que je sais ce qu'il faut faire pour le pays,

que l'avenir sera radieux,

que je vous guérirais de vos maladies,

que votre banque et vos assurances sont là pour vous faciliter la vie,

que je n'ai pas d'autre intérêt que le vôtre,

que ce sont les autres qui vous mentent…

Et peut-être bien aussi.

25

 

Si j'étais écologiste,

je crois que je serais atrocement pessimiste :

comment imaginer réellement que l'idée du sauvetage de la terre puisse l'emporter

sur le profit libéral ?

Comment croire que les faiseurs de fric s'arrêteront

avant que l'irrémédiable survienne ?

Le destin de la planète n'est pas côté en bourse.

Le malheur des pauvres gens l'est indirectement

et toujours contre eux.

Nous sommes peut-être déjà sur le non-retour.

La logique est simple :

les nantis trouveront toujours les moyens de se protéger ;

les autres peuvent bien crever.

Cela fait déjà longtemps que ces derniers sont voués à devenir eux-mêmes

des ressources consommables.

C'est une nouvelle forme de génocide.

Notre course à la consommation a pour prix la vie

de ceux qui en sont exclus.

Aussi, si j'étais écologiste,

je ne rêverais pas de solutions

qui excluent les couches sociales les moins aisées,

j'associerais protection de la planète et protections des gens,

et surtout des plus fragiles,

parce que je jugerais qu'une écologie acceptable

ne peut être qu'humaniste et de gauche.

Anticapitaliste.

Si j'étais écologiste,

je pense que je pourrais

face au mur de l'argent

basculer dans la violence extrême.

Je me dis que peut-être même le faudrait-il

très vite

plutôt que de les laisser nous suicider.

26

Si j'étais vieillard,

fatigué de tant d'expériences,

quel regard porterais-je sur le monde et mes semblables ?

Quelles leçons inavouables enfermées en moi devrais-je supporter

pour qu'on me laisse vivre encore sans me reprocher d'exister,

sans me rappeler mon âge ?

Parce que je pourrais parler et dire ce qu'est le mal,

mais sans plus la force de convaincre,

sans l'énergie qui aide le monde à changer,

je serais alors dépassé et méprisé.

Si j'étais vieillard,

je serais certainement de trop,

on m'aurait déjà isolé,

retranché,

placé dit-on :

invisibilisé.

Préparé par anticipation à l'oubli,

je ne serais plus

au mieux qu'une promesse d'héritage,

au pire un cadavre en sursis,

sale,

puant,

abêti,

débile dans tous les cas.

Si j'étais un vieillard,

le monde se débarrasserait volontiers de moi,

jusqu'à ce que je le lui rende.

 

27

Si j'étais handicapé-e

- pas d'un de ces handicaps normés comme tout le monde en a –,

si j'étais handicapé-e,

je n'attendrais rien des autres

autant que possible,

même je les repousserais tant que je pourrais.

Du fait d'être diminué-e,

je devrais lutter davantage,

m'affirmer plus fortement que les autres.

Si j'étais handicapé-e,

je crierais ma colère

de constater combien peu d'efforts sont faits pour adapter l'environnement urbain aux handicapé-e-s,

combien encore peu d'attentions sont effectives pour permettre aux handicapé-e-s d'avoir une vie normale.

Je ne cacherais pas mon handicap

pour peu qu'il puisse l'être,

j'en ferais une arme contre la pitié inacceptable et néfaste,

il serait un instrument de ma personnalité.

Je crois dès lors que je rechercherais aussi les handicaps chez les autres,

les leur soulignerais à mon tour

si ces derniers ne savent voir que le-a handicapé-e en moi.

Si j'étais handicapé-e,

plus qu'à la normale,

mon humour se ferait corrosif,

peut-être même plus agressif,

je rétablirais ainsi l'équilibre

jusqu'à gommer le handicap.

Si j'étais handicapé-e,

finalement,

je finirais par faire avec

comme je fais avec mes handicaps actuels

et je ferais de même avec les gens autour de moi,

attendant qu'on ne m'identifie pas d'abord

par mon handicap.

28

 

Si j'étais juif,

je dirais que la mémoire des morts victimes des pogroms dans l'histoire et de l'Holocauste n'a pas à se salir des assassinats,

des expropriations,

des tortures des peuples soumis depuis à la terreur des gouvernements israéliens

qui se sont crus autorisés sous mandat des Nations Unies

à exterminer leurs voisins

en prétextant leur seule survie derrière des conquêtes d'un autre âge.

Si j'étais juif,

je ne soutiendrais pas un État

qui tout en se donnant raison de commettre des crimes parce qu'elle est une démocratie

est une démocratie qui a plus de sang sur les mains que de nombreuses dictatures.

Si j'étais juif,

je n'accepterais pas qu'on crie à l'antisémitisme impunément

dès que la politique israélienne est accusée de crimes à l'encontre des Palestiniens,

insultant de la sorte les morts d'hier

au nom des crimes d'aujourd'hui.

Je me dissocierais bruyamment de tout crime commis en mon nom et mon désaccord,

et j'accuserais Israël de reproduire les horreurs dont furent victimes les miens dans l'histoire.

Si j'étais juif,

je ne pourrais pas simultanément pleurer les victimes de la Shoah

et danser sur les morts de Palestine,

je choisirais mon camp,

car il existera toujours une frontière infranchissable entre des victimes et des bourreaux.

Si j'étais juif,

je défendrais la mémoire des victimes du sionisme criminel

comme celle de mes ancêtres massacrés par une semblable haine inhumaine et condamnable,

et je combattrais Israël telle qu'elle subsiste aujourd'hui

qui ne peut plus miser que sur la guerre

pour sa survie colonialiste.

29

 

Si j'étais dealer,

négociant funèbre,

de poisons ou d'armes,

je ne pourrais pas m'empêcher de penser

que je cautionne dans des pays ou des zones de misère

des formes d'exploitations quasi-esclavagistes chez de petits producteurs

livrés à des mafias locales ;

je ne pourrais pas m'empêcher de penser

que je participe aux malheurs de pauvres gens,

que je contribue à fortifier un modèle du monde

qui aggrave encore l'agonie des plus faibles.

Si j'étais dealer,

j'aurais beau m'imaginer vivre comme tout le monde,

je ne pourrais pas longtemps me cacher

que je suis un salaud

qui vend de la misère

sous formes de drogues de toutes sortes,

légales ou illégales,

à de pauvres types qui n'ont pas trouvé d'autres bouées

pour surnager

ou sombrer

dans leur existence.

Si j'étais dealer,

je m'interrogerais parfois sur les regards

des mères de familles.

Si j'étais dealer,

je cesserais de me prendre pour quelqu'un,

je me saurais rien,

et ce ne sont pas les paumés malades qui espèrent en moi

qui pourraient me convaincre

que je vaux plus qu'eux.

30

 

Si j'étais policier,

je réfléchirais à deux fois

avant d'exécuter les ordres qu'on me donne.

Représentant de la violence légitime de l'État,

je ne pourrais pas obéir à n'importe quel commandement

sous le prétexte facile de loyauté au pays.

Oui,

je m'accorderais un droit à la désobéissance

qui me permettrait de rester un homme

ou une femme,

quelqu'un,

à mes propres yeux.

Si j'étais policier,

je n'en serais pas moins d'abord humain.

Et donc, si j'étais policier,

je n'aurais pas arrêté des juifs sous Vichy,

je n'aurais pas jeté des Algériens dans la Seine en 1961,

je n'aurais pas fracassé du Gilet jaune en suivant les ordres d'un préfet

dont le Nazi était le surnom parmi ses collègues de promotion.

Si j'étais policier,

je dénoncerais mes collègues

trop zélés à la violence ou corrompus,

les délits de faciès,

le racisme,

les brutalités,

les pots-de-vin,

les faux rapports pour en tirer des dommages devant un tribunal.

Je n'accepterais jamais

que mon image serve des intérêts politiques avant de servir le peuple.

Je serais moralement d'abord

au service d'un pays

et de ses habitants

avant d'être à celui d'un État.

Aussi, pour que je sois policier,

il faudrait déjà que tous les membres de la police

se distinguent autrement des truands

que par leur seule légitimité nationale.

L'application du respect de la loi

serait toujours accompagnée de ma vigilance éthique et déontologique incontournable

pour remplir les fonctions de sécurité.

 

31

 

Si j'étais soldat,

j'aurais tout de même mauvaise conscience :

soldat pour quoi,

soldat pour qui ?

Être l'instrument de conquête,

de domination

ou d'anéantissement d'autres membres de l'humanité,

de territoires,

de ressources ;

celui de représailles ou de vengeance,

voire de haine ;

un outil sans conscience

sous les ordres de maîtres avides de pouvoir et de gloire,

une arme sur pattes…

Comment obéir

sans être né esclave ou lobotomisé

s'il s'agit d'écraser un adversaire

dont on s'est acharné à déconstruire l'humanité

afin d'exclure toute compassion dans la souffrance qu'on lui inflige ?

Comment être encore humain

après s'être rangé au niveau de la Bête

pour accomplir un devoir dont on nous a convaincus du bien-fondé

par delà toute l'horreur ?

Comment aspirer à la paix

quand le goût et l'odeur du sang qu'on a versé nous hante pour la vie,

quand les hallucinations et les cauchemars nous poursuivent

et l'emportent sur la réalité ?

Si j'étais soldat,

ce ne serait que pour me battre contre ceux qui justifient la guerre,

ceux qui pour des raisons de prestige ou de pognon,

des motifs qui ne m'importent en rien,

nous appellent au meurtre légalisé d'un ennemi dont on devrait voir d'abord un semblable

et peut-être un ami.

Si j'étais soldat,

l'histoire m'apprendrait la bêtise des guerres

et la folie de ceux qui nous y entraînent,

par le nombre des victimes,

par le retour prochain à la paix dans la réconciliation,

par les accusations de la part même des anciens ordonnateurs de crimes de guerre pour lesquels on m'avait en un autre temps sollicité et félicité,

par la vacuité des finalités et des motivations guerrières.

Si j'étais soldat,

je retournerais mon arme contre celui qui me l'a collée dans les mains.

Et je l'abattrais sur le champ

pour le bien de notre humanité

avant peut-être un jour

d'avoir à en finir avec moi-même

pour ce que j'ai fait.

32

 

Si j'étais tout seul-e,

je n'abandonnerais pas pour autant.

Je ne me réfugierais jamais derrière l'excuse du groupe

pour agir.

Je me sais capable de beaucoup

et je sais que j'ignore pouvoir même faire davantage encore.

J'utiliserais les atouts de la solitude

- le secret d'abord,

la souplesse ensuite –

pour organiser mes luttes.

Si j'étais seul-e,

je ne croirais pas pourtant être

le-a seul-e.

Isolé-e-s,

nombreux sont ceux-elles qui se battent

sans attendre qu'on les encourage,

qu'on les pousse,

qu'on les soutienne.

Peut-être même que le groupe est parfois un obstacle

parce que fragile,

inconstant

et divisible.

Si j'étais seul-e,

cela ne changerait rien à l'intensité de mes engagements.

 

 

Noir.

Puis une petite lumière.

Audio : un hôpital, une salle de naissance. Une équipe médicale active autour d'un accouchement. Douleurs de l'enfantement. Consignes de la sage-femme. Poussez, respirez, encore, plus fort, il arrive etc. Encouragements. Pleurs de l'enfant. Félicitations. Pleurs et exclamations de joie de la mère.

STAY WOKE

Noir.

 

FIN

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