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Nicolas Raljevic

 

 

MEMENTO MORI

​2024

 

 

MIROSLAV (1936-2018)

 

JACQUELINE (1943-2024)

MIROSLAV (1936-2018)

 

 

Intervenants pour une mise en scène (surtitres – photos/vidéos – musique) :

 

                                                                     TOI

                                                                     MOI

                                                                     Les Glembay, d'après Miroslav Krleža

                                                                     Le Chœur

                                                                     [Les Phares]

                                                                     Réminiscences fantasmagoriques ou hallucinations macabres

 

 

      Je suis la Voix qui porte les voies qui vous emportent. Celle qui vient toujours après. Celle qu'on ne suit jamais. La seule qui reste cependant. Lancinante mais inaccessible à Tous. A-mortelle. Et inaudible et invisible, semble-t-il. Qui aurait pu se taire, aurait pu se perdre, l'aurait dû peut-être. Une présence échue dans l'absence.

      Celle qu'un père pense offrir à son enfant. En s'abusant, évidemment.

      Car « malin le père qui connaît son propre fils » [JJ]. Ce dernier est son semblable selon lui. Quand lui reste un étranger pour son fils.

 

      MOI :

      - Oui… Je savais. Le but de la vie n'est pas de vivre mais de mourir [PC]. On le sait tous. Même si savoir. Comme on dit, je m'y préparais. Mais ce n'est pas parce qu'on le dit que. En fait, c'est ça. Je le disais. Aux autres. Plus facile. Mais ce n'était pas si dur en vrai. Une simple décharge. Une mise en train. Une attente passive.

 

      TOI : Peut-être que je l'ai senti approcher aussi ? Peut-être même que j'en avais peur ? Ou peut-être que je n'en avais plus peur ? Peut-être encore l'ai-je finalement souhaité ?

       FABRICZY : La mort comme faucheuse moissonne, elle moissonne avec précision ! Oui, oui, la mort travaille vingt-quatre heures par jour !

      MOI :

      - Tu t'en allais. Drôle d'expression tout de même. Avec rien de vraiment dé-finitif. D'assuré. Pourtant. Comme par morceaux. Physiquement. Le reste aussi. Bizarre comme on se focalise sur le physique. Comme si le reste… Mais c'est quoi ce reste ? Dans une division, la plus petite partie restante. Ce n'est pas pourtant ce que je veux dire. Dans ce qui reste ici, il doit y avoir cependant plus.

      - C'est si confus.

      - Comment dire ?… On ne sait peut-être jamais rien finalement.

      TOI : Peut-être l'ai-je compris malgré vous ? Peut-être aussi que cela m'a tourmenté ? Que j'avais peur…

      KRIŽOVEC : Et aujourd'hui, je vois en fait clairement ce qu'il y avait en moi : il y avait en moi le pressentiment de sa mort prochaine ! Il portait alors déjà la mort en lui !

      MOI :

      - C'était long. Et en même temps ça a été rapide. Long et rapide. Oui, c'est ça. Relativité du temps. Comme quoi on se trompe encore. La chose sans fin. Le refuge. Un refuge dérisoire.

      - Je m'emportais parfois. Je m'en portais mieux d'abord. Signe de vie. Pas longtemps. Remords, culpabilisation, honte. Se rattraper alors. L'impossible. Signe de mort.

 

      TOI : Peut-être m'avez-vous alors encore fait souffrir ? D'une certaine manière, c'est vous qui m'avez aussi condamné.

      MOI :

      - Un compte à rebours peut-il ne pas avoir de fin ? Rien ne devait arriver au zéro. Illogiquement. Ni personne.

      FABRICZY : Il y a quelque part une ligne à partir de laquelle l'homme doit être totalement nu, comme un conscrit ! L'homme se déshabille simplement ! Tout doit tomber : et le frac et le claque et la perruque et les titres !

      TOI : Oui, peut-être alors m'y avez-vous même poussé.

      MOI :

     - Nous aussi nous sommes partis. Dans l'autre sens. Toi tout seul. De plus en plus. Trahi. Trahi par le chacun pour soi. Un pour soi moribond et des pour nous à vide. Hypocrisies.

 

      TOI : Peut-être n'y a-t-il non plus rien d'autre à faire ?

      MOI :

     - Pour toi. Pour nous, il fallait nous purifier, quitte à tous nous pourrifier. Chacun à sa manière. Accueillir le mécanisme du deuil pour apprendre à oublier. S'en débarrasser. Meubler le vide avec les formules toutes faites. Il est plus heureux là où il est. Les meilleurs partent avant. C'est mieux ainsi pour tout le monde. Un tableau qu'on efface. Sensé tout épargner.

      Mais qui salit.

      TOI : Peut-être cela doit-il toujours être ainsi ?

      MOI :

      - Non. Même si rien d'autre n'est à dire. Non. Non. C'est juste répugnant et minable.

      TOI : Peut-être peut ne pas être toujours. Pas de transaction possible avec la fin. J'ai simplement vécu mon temps. Il faut avoir la vie pour s'imaginer les choses autrement.

      FABRICZY : Et voilà, toute la soirée, nous avons discuté ensemble, ri, partagé des traits d'esprit ; il y a deux heures, il était encore sur pieds, il parlait comme nous autres et bougeait, marchait, ô, Seigneur, où est donc ce même homme à présent ? Mon Dieu ! L'homme tombe et se fracasse comme s'il n'était que de porcelaine ! Tout n'est pas aussi simple.

      Le sentiment d'un échec, d'un gâchis même. L'Incommunicabilité irréconciliable. Comme si d'ailleurs en communiquant on repousserait la Mort. Illusion. Dans la toute puissance du Temps. La force de la Vie qui se dupe elle-même. Révoltée. Qui refuse que la Mort soit encore la Vie. Désespérément.

      TOI : Comment en arrive-t-on là ?

 

      MOI :

      - C'est notre histoire. Une parmi les autres. Dans laquelle des souffles de vie ont repoussé nos êtres dans leurs niches individuelles. Le produit l'un de l'autre avant tout. Un petit conte de toute l'humanité. Il n'était plus une fois…

      TOI : Toi et Moi, parmi tant d'autres.

      MOI :

      - Re/commençons. Nous n'avons que des mots.

      - Petit, tu m'as envoyé très tôt chez ta sœur, au pays pendant les vacances scolitaires. Un autre monde. Je logeais alors chez la tante, vivais parmi eux. J'ai rejoint les enfants du village, jouais avec eux à la balle, les suivais dans les champs ou à la pêche. Ils m'ont fait parler. M'ont appris les premiers éléments de cette langue. D'abord les insultes, évidemment.

      - Puis autour des cartes à jouer, des bandes dessinées que nous nous échangions, de la nature à laquelle nous étions livrés.

      - Vous me rejoigniez plus tard, généralement au mois d'août. Je me souviens ton bonheur quand la première fois tu m'as entendu te répondre dans ta langue autour de la table du salon où vous vous étiez tous assis après ce terrible voyage. Situation ridicule, fausse, malaisante. Moi ânonnant trois mots secs et creux. Toi cherchant des questions à moi appréhensibles et appelant mes réponses toutes faites. Le début d'un autre apprenti-sage : ne pas se parler vrai. Nous n'avons que les maux.

      - Tu y croyais peut-être alors je m'en suis contenté. Mais cela ne durait jamais longtemps. Oui, car je me souviens aussi des coups. Ils suivaient bientôt. Un autre vocabulaire. Tu croyais bien faire, peut-être. Ç'avait été comme ça pour toi aussi. En fait, je ne sais pas si ça l'avait été autant. Mais moi, je n'étais pas capable de les supporter. Oui, tu t'es trompé sur les coups. Ils ne pouvaient me redresser, ils m'ont tordu. Je demandais à des camarades s'ils en recevaient chez eux. L'un d'eux me dit un jour qu'il les préférerait plutôt que les longues discussions que lui imposait son père en remontrances. Un autre m'avoua qu'il mentait que son père le frappait juste pour dire comme les autres. Je ne les ai pas compris tous les deux. J'ai oublié la douleur mais mes propres cris me pourchassent encore ; comme tes furies me course-poursuivant autour de la table. Chacun de son côté... tu étais le chasseur et j'étais la proie. Le retour des bêtes.

      - Tu n'as pas anticipé que ces coups m'éloigneraient de toi. Et m'isoleraient irrémédiablement. Finalement, ils constitueraient le fond de nos relations véritables. Dorénavant. Ils m'ont rendu plus dur mais sans pour autant me procurer la force. Ils m'ont tourtmonté contre toi pour longtemps. Peut-être même pour toujours. Je les porte encore en moi aujourd'hui. Je mourrai avec à mon tour. Ensuite, j'ai cru moi aussi qu'ils étaient une issue. Comme toi. Je ferai souvent comme toi malgré tout.

      TOI : Tu n'étais pas un enfant facile.

 

      MOI :

     - Et toi un père facile. Moi, j'étais juste un enfant. Mais c'est quoi un enfant ? Qu'a fait d'autre celui qui dit qu'un enfant ne devrait pas souffrir ?

      - J'avais quatre ans. Un jour, tu es revenu. Tu avais disparu pendant des mois. La mère me répétait alors que je ne devais surtout pas dire si on m'interrogeait à l'école que mon père n'habivait plus avec nous. Elle se débrouillait seule pour m'élever. Elle pleurait certains soirs. Je ne comprenais pas pourquoi.

      - Je crois d'ailleurs que je t'avais oublié. Puis un jour, tu es revenu. Tu avais apporté un jouet, une espèce de gros vaisseau spatial à piles qui tournait sur lui-même dans un bruit mécanique, un vilain râle ridicule. Un étranger.

      - Un jouet venu de l'Est. Tu as joué avec moi. Le jouet ne me plaisait pas. C'était peut-être un beau jouet pour les enfants des pays sans jouets. Vu d'ici, ça ressemblait à de la fausse monnaie. D'ailleurs, il a vite cessé de râler. C'est quand j'ai vu ce jouet inerte à jamais que j'ai réalisé seulement alors que tu étais parti et que j'ai compris ce que cela signifiait.

      TOI : Oui, je suis parti. Il y avait ici mais il y avait là-bas aussi. Je devais toujours trahir une part de moi. « Vas-tu les laisser ? L'appel du pays, de l'enfance, des racines, des proches, peux-tu ne pas l'entendre ? En as-tu le droit ? Comment vivre deux vies simultanément ? Suis-je un salaud ? » Tu attends donc que je rende des comptes ?

 

KRIŽOVEC : Oui ! Dans un tel moment, naturellement, il ne vaut pas la peine de dire quoi que ce soit de particulier, et, en dernier ressort, que pourrait-on réellement dire de quelqu'un qui en réalité n'est plus là !

      MOI :

      - Non. Je n'ai aucune prétention à demander quoi que ce soit. Et je n'en ai pas besoin. Nous sommes les deux murs d'une lice, toi et moi. C'est d'ailleurs peut-être déjà saignificatif. Je pourrais te faire une lettre : « Il y a quelque chose d'anormal entre nous, quelque chose que tu as contribué à provoquer, mais sans qu'il y ait de ta faute » [FK]. Car, ce ne devait pas être simple pour toi. Ces retrouvailles comptaient certainement plus pour toi que pour moi. Ou peut-être même pas. Suffisait-il de se faire pardonner ? Non, non. Mais cela n'a pas aidé la mère de l'abandonner. Quelques jours après, j'étais devenu - et j'allais le rester ensuite longtemps - votre témoin muetuel lors de vos scènes régulières.

      - Tu venais peut-être te raccrocher à moi comme auprès d'un prétexte pour être revenu. Ou alors j'étais un rampart fortuit contre la mère. Vous vous engueuliez autour de moi. Là. Jusque dans ce qui était ma chambre. Je regardais sur le côté. Effrayé, dépassé, puis lassé.

       - Tu n'as peut-être jamais pensé que tu n'avais pas à me torturer entre vous. Plus d'une fois lors de vos disputes, j'ai entendu cette menace d'un nouveau départ. En fait, il m'est arrivé aussi de le souhaiter. Quelque temps plus tard, c'est moi qui essayerai de partir. Avec un ami. Une fugue encore « vers l'ouest ». On n'est pas allé bien loin. Comme toi, finalement. Et vous n'avez pas compris.

      - J'étais seul entre vous deux. Plutôt, j'ai fini en fait seul tout court. Je vous effaçais. Je crois aussi que tu as commencé à m'en vouloir de cette solitude. C'était pourtant aussi la tienne. Peut-être d'ailleurs parce que c'était la tienne. Je l'ai vue. Parfois, ton regard s'immobilisait soudain, se fixait dans le vide, de longs instants, sans ne plus rien voir, entendre. C'était bien elle. Je l'ai reconnue. Je la connais moi aussi.

      TOI : Je n'étais pas dans mon pays. Il a fallu longtemps avant que je prenne la nationalité française. Oui, que je la prenne. Parce que j'y avais le droit, on me l'accordait, je n'ai même pas eu à la réclamer, mais longtemps, je la méprisais. Je ne voulais pas tirer ce trait qui me séparerait un peu plus de mes origines. C'est ce que je croyais alors. Finalement, quand je l'ai acceptée, elle n'avait plus aucune saveur. Ça n'a pas été bien difficile. Et en fin de compte, ce n'était pas plus mal. Je m'en fichais à présent.

      MOI :

      - Il y a toujours eu ce pays entre nous, entre toi et tous les autres ici. Et bientôt entre toi et les autres là-bas aussi. Jusque-là, il n'y avait que des étrangers autour de nous, sauf les membres de la famille, les cousins, des villageois, ceux qui avaient migré aussi sur la région parisienne. Tu avais tout renversé. C'était toi l'étranger.

      TOI : J'ai eu deux vies. La première était la bonne. L'autre m'était une prison. C'est pour vous que j'ai accepté de me sacrifier à la seconde.

 

      MOI :

       - Moi, j'ai rien demandé.

      - D'accord. C'est le drame de l'émigration. Tu t'es piégé tout seul. C'était de ta seule faute. D'ailleurs, à un moment, tu n'as plus eu que nous. On ne vient jamais pour rester mais on y meurt quand même. Insensiblement, ton pays avait poursuivi son chemin sans toi. J'ai tenté alors à mon tour de gagner ce pays, je le tente encore. Je sais que c'est en partie pour toi. Je te dois un pays, ça je l'ai compris. Tu m'en étais jaloux, sur la fin. J'ai fini par avoir deux vies, moi aussi.

      - Mais, contrairement à toi, je ne m'encagerai pas. Je suis tellement de deux pays que je n'en suis plus d'aucun. Je conchie maintenant deux conneries nationales. Mieux vaut toujours d'ailleurs ou de nulle part.

      TOI : Oui, pour toi c'est possible. Grâce à moi.

      MOI :

      - C'est vrai. En partie. Mais grâce à moi d'abord.

      - Toi. Toi. Toujours toi. Ça aussi je l'ai appris. Au centre de tout tant que rien ne tangue. Un roc en argile. J'étais donc ton seul public ?

La prison des Origines. Plus qu'une construction, une aliénation. Le gouffre de l'Identité. Celui de la nation. De la « race ». Du genre. De l'âge. De la classe. De la norme. La peur des Différences. Des différences pitoyables dont on se ficherait si. Se reconnaître un être dans son Trou-peau. Contre le monde. Ce monde pourtant toujours plus fini. Le seul Monde. Celui auquel tu nous destinais.

       MOI :

      - Que me reste-t-il ? Il y a eu ces allers-retours en mobylette jusque chez les cousins. J'étais derrière accroché, casqué, collé contre ton dos, mes mains dans tes poches quand le froid se faisait mordant. J'étais très jeune. J'imagine que tu conduisais très prudemment. Nous n'avons jamais eu d'accident. Et pourtant. Par tous les temps, presque tous les week-ends, on partait à deux, toi pour retrouver ton monde dans la famille et moi pour retrouver des cousins plus âgés et pour moi alors plus savants et glorieux. Nés là-bas, ils étaient aussi ce pays que tu revendiquais. J'en rêvais avec et auprès d'eux. Tu m'as emmené. J'étais pourtant imparfait, le resterai entre deux nationalités pour tout le monde, ici et là-bas.

      TOI : C'était avant. En vieillissant, j'ai perdu moi aussi cette bouée à laquelle je m'agrippais et qui m'amarrait d'ici à cette berge.

      MOI :

      - Moi aussi.

      - Il y a eu aussi ces soirées où tu inspectais des devoirs que tu m'avais imposés dans ta langue, des exercices de traduction que je devais effectuer pendant mon temps libre. Tu n'étais pas pédagogue. Je n'étais pas capable de comprendre ce que je faisais. J'apprenais déjà l'anglais, bientôt l'espagnol. L'usine t'assommait. Cela a cessé un soir à ton retour du boulot quand j'ai lu devant toi une phrase en mêlant des mots de ces différentes langues.

       Silence pesant aux yeux d'enfant

       - Tu m'as d'abord observé dans une stupeur figée. Puis baffé. Brutalement. Je n'ai pas eu le temps d'avoir peur. Ça a été la dernière de nos leçons. Je ne t'en veux pas aujourd'hui. Toi, tu ne t'en es pas voulu. Ça devait te paraître mérité. Je te trahissais. Ce fut ma première expérience de traduction : tout n'est pas dans les seuls mots.

      - D'ailleurs, ce n'est peut-être pas moi que tu as frappé. Peut-être était-ce ton patron, ou un collègue, ou quelqu'un d'autre encore ou quelque chose à qui tu devais ta colère ce jour-là. Peut-être qu'il était tellement facile de me frapper que tu n'en étais plus gêné. Finalement, tu m'as inscrit à des cours le samedi après-midi dans lesquels on nous enseignait plus ou moins ta langue. Je n'y étais pas attentif. C'était encore tes fers. J'y reconstruisais pourtant la liberté. La désobéissance, l'indiscipline aussi. Oh, sans aller jamais bien loin. Heureusement, la femme qui prétendait nous enseigner avait besoin de nous pour exister et nous notait au-delà de nos mérites. « Il est un peu agité en classe mais, bon, c'est pas un mauvais garçon. Il fait même des progrès parfois ».

      TOI : Tu me fais fourbement passer pour un salaud. Comme si je ne t'avais rien donné. Ainsi ce serait tout ?

      GLEMBAY : Être arrogant envers son père, cela est particulièrement distingué ! Quelle grandeur ! Oui ! Voilà bien des manières : regarder dans les yeux et n'en penser pas moins ! Oui !

      MOI :

      - Non, bien sûr. Je garde beaucoup encore. Il y a eu ces films qui devaient réveiller des souvenirs en toi, le goût de l'iode ou le bruit des vagues, des peurs marines enfouies, et que petit tu m'emmenais voir au cinéma de la ville. Je me suis parfois demandé si tu voulais d'abord les voir toi-même et si tu te servais de moi.

      - Puis il y a eu ce dernier film que nous avons vu ensemble sur un grand écran. Des camarades de classe m'en avaient parlé. Toi-même, tu étais exceptionnellement au courant de sa sortie. N'est-ce pas toi qui m'as d'ailleurs primposé d'y aller ? J'eus du mal à le croire. Tu devais vraiment avoir très très envie de le voir. Nous sommes descendus en mobylette au centre-ville.

      Teuf-teuf-teuf-teuf. Images d'un autre temps. Images prolétariennes. Couleurs ternes. Une envie de détourner le regard.

      Je n'avais pas l'âge réglementaire pour entrer dans la salle. Je t'avais demandé de dire que j'étais plus grand. Mais devant la caisse, quand le vendeur t'a demandé quel âge avait ton garçon, tu n'as pas su mentir et presque automatiquement tu as répondu 12 ans, mon âge véritable. « Oh, non ! Mais pourquoi le dit-il. Tu peux tricher. Il faut tricher ».

      - Je pouvais m'y attendre. Je n'ai jamais compris cette incapacité à mentir alors que par ailleurs tu te comportais sans vergogne parfois avec nous. Il y a eu un silence qui m'a semblé long-------------------------------------- Il t'a regardé sourire,

      gêné,

      rougir.

      Puis nous a finalement laissés entrer.

      Ça ressemblait à un flirt dans le vide. Ma honte d'implorer la séduction, la complicité, la pitié peut-être. Le regard du vendeur sur moi.

      - Pendant la séance, effrayé, je me serrais contre toi. Souvent, par la suite, cela, tu me le rappelleras. Très vite, cela m'a répugné. Je m'en suis voulu. Je ne me serrerai plus jamais contre toi.

 

      TOI : Tu étais encore un enfant à ce moment-là.

 

      MOI :

      - Je n'étais que ce que tu avais aimé voir en moi. Or je ne voulais pas être ce que tu attendais de moi. D'ailleurs, qu'est-ce que tu voulais de moi ? Mais qu'est-ce que tu voulais donc ? Moi, je sais ce que je voulais : ne pas être ce que tu espérais.

      - Il y a eu ce vol que j'avais commis dans un magasin. Appréhendé par la police et reconduit à la maison. On vous ramène votre enfant, madame. Quand tu es rentré du travail, tu as pleuré. Puis tu m'as dit que tu ne me frapperais pas ce soir, pour ne pas me massacrer - tu as dit massacrer. Mais que c'était reporté au lendemain. J'étais téthainisé tout le jour suivant. Ce n'est qu'à l'approche de ton retour que la terreur a gagné. Je crois que c'est ce jour que j'ai pensé pour la première fois à me tuer. Je le criais même dans les oreilles de la mère. Je ne le dirai plus.

      - Mais je le répétais alors. Le soir, je t'ai entendu rentrer. J'étais dans ma chambre. J'attendais. Un mauvais moment à passer. Tu m'as fait venir dans le salon. Puis tu m'as frappé à coups de ceinture. Je hurlais. La mère restait à proximité attendant toujours le moment où elle estimait que cela suffisait pour se manifester. Un peu. Comme si elle avait peur aussi. Ou que cela lui plaisait alors. Ce fut long cette fois. Quelques mois plus tard, alors que subitement j'imaginais voler un article quelconque, je me suis mis à trembler violemment et me suis enfui, totalement ravagé, sans butin. Par la suite, j'ai fait des conneries bien plus graves. Je devais me libérer de cette peur. Peut-être que c'était aussi sournoisement contre toi. Ou simplement, j'étais un sauvage. Même en extra mores. Je ne lâcherai pas. M'affirmer. Reprendre ma volonté à me dresser contre ce que tu es et crois.

      Punkitude

 

      TOI : C'est si facile de parler. De dresser la liste de mes torts à tes yeux. De me faire passer pour un bourreau. Ou de vouloir paraître une victime. Ça l'est moins d'être père, d'élever un enfant. Qu'aurais-tu fait, toi, à ma place ?

      MOI :

      - Je ne suis pas à ta place. Je n'en veux pas. Je n'en voudrai jamais. Je lutterai pour y échapper. À cette époque, je ne pensais pas vivre longtemps, refusant avant tout de m'adulter. Je ne sais d'ailleurs pas ce qu'il fallait faire. Ce que je sais, c'est que je ne me fiais pas à toi. Je me suis d'ailleurs souvent demandé si toi tu avais déjà eu confiance en moi. Si même il y avait entre nous une place pour la confiance selon toi. Si je pouvais dans ta logique être autre chose que dominé. Quelqu'un sur qui reporter ton mal-être² de l'usine et de l'exil. Quel lien existe avec la migration dans ce rapport de forces ?

      Se lier aux Autres ou se délier ? Toujours subir. Cette insociable sociabilité dont parle le philosophe. Ou encore l'Autre comme enfer. Cet Autre que nous sommes d'abord pour soi. Antagonistes à nous-mêmes. Écrasés ? Égarés toujours.

      MOI :

      Avalanche de livres

      - Il y a toujours eu des livres à la maison. Et des histoires de livres. Nous sommes une famille à livres. En vrai, à petits livres. Depuis tout enfant, je vous voyais lire, maman et toi. Elle, elle avait ses petites étagères industrielles en métal accrochées au mur et pliant sous les œuvres de Zola et Pearl Buck. Toi, je me souviens de ces petits fascicules d'histoires de westerns que tu affectionnais ou de l'abonnement que tu avais pris au Reader's digest sur les conseils d'un collègue de travail, on y trouve de tout, une Bible quoi, mais que rapidement tu abandonnas. Barrière de la langue écrite ? Les fascicules continuaient à arriver régulièrement s'empilant dans leur cellophane.

      TOI : J'avais deux attaches quotidiennes avec le pays : la radio et la lecture. Cela emplissait mon existence loin du pays. Comme tout le monde, je m'inventais des espoirs. J'y avais le droit aussi, non ? Tu apprendras toi aussi que le vide existe, qu'il n'y a toujours que du vide. Ces livres ne sont peut-être qu'un prétexte.

 

      MOI :

      - J'ai découvert ton pays aussi par les livres. Pas celui du Singe à lunettes que tu m'avais acheté et que tu t'es un instant imaginé me voir lire. Un bouquin pour banc d'école et enfants sages.

      - Mais d'abord des bandes dessinées. Celles des mômes, pas des grands. J'ai ainsi découvert aussi des livres par ton pays. Et la langue écrite avec. Tu t'étais même arrangé à ma demande avec un cousin pour qu'il m'envoie des bandes dessinées tout au long de l'année. Je les ai encore aujourd'hui.

 

      TOI : À l'époque, tu ne les as pas lues longtemps. J'ai même fini par les descendre à la cave. Je t'ai déjà reproché de ne jamais terminer ce que tu commençais.

      MOI :

      - Comme le Reader 's digest ?

      - Il a fallu du temps. Mais depuis, je les ai lues et souvent relues. Elles ont contribué en partie à m'apprendre ta langue. À m'y attacher en tous cas. J'ai toujours bien accroché aux bandes dessinées. Quand le collège a annoncé mon redoublement de la classe de quatrième, c'est d'ailleurs dans les bandes dessinées que tu as vu la cause de mon échec scolaire cette année-là. C'était vrai, j'en avais partout. Tu as alors décidé de toutes les jeter. Tu savais me faire souffrir. À mes 12 ans, rien ni personne ne valait plus. J'avais jusqu'au lendemain soir, à ton retour du travail, pour les vider de la maison. La mère m'a autorisé en cachette à en sauver certaines. En rentrant, tu t'en es aperçu. Mais sans réagir vraiment cette fois. J'ai compris qu'elle était de mèche. Vous vous interrogiez à présent sur la valeur de la sanction. Alors, j'ai tout envoyé au diable.

      - Je me serais moi-même livré maintenant à cet autodafé juste pour rompre cette chaîne qui me retenait en ton pouvoir. Ma collection n'aurait jamais pu surpasser mon orgueil. Qu'elles disparaissent toutes pour que je me sente plus fort.

 

      TOI : Tu ne m'aimais pas.

 

      MOI :

      - Je ne sais pas. J'aurais aussi pu dire ça de toi. J'ai dû le faire. « On aime les enfants non parce que ce sont des enfants mais parce qu'en grandissant on devient leur ami » [GGM]. Blablabla. C'est quoi encore l'amour : ça meurt comme tout le reste.

      - Ou au moins déjà le penser parce que j'avais peur de toi et tu aimais ça. Oui, tu as toujours voulu me montrer que tu m'écrasais. (Souvent, je nous revois conversant. Je suis un gamin. Par jeu, tu menaces de me frapper. Je n'ai rien fait, je ne crains donc rien. Je le dis. Alors tu me frappes à coups de ceinture. - Cela, l'ai-je vécu ou l'ai-je rêvé ?)

       GLEMBAY : Bon ! Et peut-être que tout cela n'est pas la vérité ? Peut-être que tout est inventé ! Et alors ? Qui porte la responsabilité de tout cela ?

       MOI :

      - C'est ainsi que tu concevais les rapports entre un père et un fils. Les autres y ont échappé, j'ignore pourquoi. La santé de mon frère ? Les filles parce que c'était les filles ? Et eux ? Qu'en disaient-ils ? De moi ? De toi ? Je les ai tabassés souvent à mon tour. Je t'en veux de m'en vouloir.

      - Et toi, t'en voulais-tu de m'avoir frappé ? Cela m'aurait rendu l'injustice plus violente. Nous ne nous sommes pas vraiment réconciliés.

 

       TOI : Et moi ? Tu crois que mon père me gâtait ?

 

      MOI :

      - Je ne te crois pas, qu'il t'ait frappé autant. Sinon, je pense que tu en aurais parlé. Et tu n'aurais pas eu ces rapports avec lui. Tu étais le cadet de 4 enfants, le seul garçon. Non, je ne te crois pas, même si toi, tu y as peut-être cru.

      - Mais les livres étaient toujours là. Et c'est vrai, tiens, tu m'as un jour raconté comment ton père t'avait rossé parce que tu avais joué et déchiré un atlas qu'il avait rapporté d'Argentine du temps où il était marin au long cours. Il n'y avait pas de livres chez vous, ou très peu du temps de ton enfance. J'ai retrouvé ce qui restait de cet atlas. Un ouvrage somme toute plutôt ordinaire qui me révélait à la fois l'incongruité de sa présence dans cette maison et le respect peut-être exagéré qu'on pouvait lui vouer. Une idolâtrie. Mais alors quel enfant détruit un objet si précieux dans une telle maison ? Ou s'agirait-il d'une vengeance ? J'ai eu les mêmes : ça, je comprendrais. Et pourtant ça ne colle pas.

      La violence n'a pas besoin d'excuses. La victime, oui. Mais comment des excuses pourraient-elles effacer la violence ?

      TOI : Tu as eu la chance de faire des études. Mais grâce à qui ?

      MOI :

      - Je sais. Je ne l'oublie pas. Cependant les études ne suffisent pas. Il y a toujours autre chose. Toujours plus. Jusqu'à la Totalité toujours insaisissable.

      - Mais restons encore un peu sur les livres. Il y a eu aussi tous ceux que je te rapportais du pays quand j'ai pris l'habitude de m'y rendre à mon tour le plus régulièrement possible. J'ai d'ailleurs bientôt senti que tu me jalousais d'y aller aussi souvent alors que toi tu ne le pouvais plus.

      - Courant de bouquiniste en bouquiniste, je ramassais alors les titres que tu avais griffonnés sur un bout de papier avec le bonheur et la fierté anticipée de te les présenter au retour. C'en était devenu une obsession. Te surprendre, espérer saisir ton contentement. Pourquoi je faisais ça ? Te prouver quoi ? M'apporter quoi ? À part me corrompre moi-même en te donnant de nouvelles prises ? Pourquoi je répète ce comportement ailleurs ? Me prouver que ce pays était à moi aussi ? Tu es à la source de la réponse.

      - Et quand ils demeuraient introuvables, je les empruntais dans les bibliothèques laissant mon passeport en otage afin de pouvoir sortir les photocopier. Je portais ainsi des kilos de papier dans mon sac en rentrant dont la plupart t'étaient destinés. Ça me plaisait de te voir les consulter tour à tour puis les entasser devant toi quand je te les remettais enfin. De même, chaque fois que je passais à la maison, je remarquais où tu en étais dans ces lectures, suivant la progression d'un marque-page. Mais tu ne cédais pas non plus à la gratitude. Une fois, suite à l'accueil méprisant à ma proposition de te ramener des ouvrages du pays, j'étais revenu sans rien pour toi et j'avais alors perçu combien tu étais blessé et tu m'en voulus. Aujourd'hui, c'est moi qui m'en veux de m'être buté.

      À creuser les bacs, j'ai ainsi découvert grâce à toi une partie de l'histoire littéraire de ton pays. Et si au début, je découvrais des ouvrages qui t'étaient destinés, je me suis mis aussi peu à peu à t'en dévoiler d'autres que tu ignorais. Cet échange muet m'est devenu bientôt essentiel entre nous. C'est par certaines lectures que nous partagions furtivement que je t'ai approché. Très furtivement. Puisque nous n'en parlions pas. Ou bien est-ce moi qui me suis in-vanté un tel échange. C'est possible aussi. L'imaginaire a nécessairement sa part quand la réalité est chiche. Mais c'est aussi par de telles lectures, quand le niveau des œuvres que tu me demandais de dénicher a baissé et que tu t'es mis à l'eau-de-rose, que j'ai réalisé que tu partais de plus en plus.

 

      SILBERBRANDT : Tous les hommes vivent avec un grand élan vital en eux, jusqu'à une limite psychologique, et quand ils dépassent cette diabolique ligne noire, ils sont alors mûrs pour une mort impie ! Chaque individu porte en lui le fundamentum de la bonté divine augustinienne, c'est le principe vital essentiel de tout ce qui advient ! Deus est in omnibus rebus, comme l'a écrit Saint-Thomas.

 

      Le Livre comme filtre. La Culture, la Connaissance, les arts et les sciences. Comme protection. Comme fuite. Et comme miroir. Miroir bien opaque pourtant. Les yeux baissés sur la page. Lâcheté difficilement assumée pour une petite victoire.

 

      MOI :

      - Tu souffrais donc d'être éloigné de ton pays natal. Il semble même que ce pays soit devenu ta principale obsession dans la vie. Tu ne vivais que pour y retourner. À ta manière, tu nous l'as fait payer et tu nous as fait souffrir. Quelle pauvre vie que de toujours vouloir l'ailleurs !

                  Ne rêvais-tu pas moins d'un pays que de ton enfance ?

                  Ne songeais-tu pas que tu aurais pu ne jamais le quitter ?

                  Est-ce un choix que tu as payé et nous as fait payer ?

                  D'être devenu un étranger

                  – un sous-genre –

                  un demi-homme

                  à tes yeux ?

   

      TOI : Tu n'es pas un émigré, tu n'es pas un immigré. Tu ne peux pas comprendre ce que j'ai vécu.

      MOI :

      - C'est vrai. Mais tu m'en as parlé parfois. Même si tu t'es longtemps accroché à ta nationalité d'origine, ta susceptibilité n'acceptait pas qu'on reconnaisse l'étranger en toi. D'ailleurs, tu avais acquis une bonne maîtrise de la langue qui te permettait généralement de passer selon toi pour FranC d'origine. Cela te rendait aussi plus inacceptable que quelqu'un dé-scelle en toi une autre origine. Ou bien est-ce justement pour cela que tu avais si bien appris la langue française ? Bien mieux que les autres migrants qu'en famille on fréquentait ?

      TOI : J'ai suffisamment donné à la France pour être respecté.

      MOI :

      - Cela n'a pas empêché tes discours racistes particulièrement à l'encontre des Africains. Moi qui me livrais aux 399 coups avec les gamins de la cité, autant dire avec toute l'Afrique, je ne supportais plus ces propos et t'en voulais davantage. Est-il si vil, si absurde le racisme de l'immigré, plus éprouvant que le choc de l'exil, ou juste un moyen compromettant de s'intégrer ?

      - Ça aussi, ça a contribué à fixer mes distances. Apprendre à mépriser.

      TOI : Encore moi. Ce n'est pourtant pas moi qui ai apporté ce racisme en France.

      MOI :

      - Le plus dur, c'était de déceler certains jours si tu faisais la gueule. Alors, on tentait tous d'en comprendre ou d'en deviner la raison. Mais le plus souvent, tu n'avais pas besoin de quelque raison que ce soit. Tu n'allais simplement pas bien et tu nous le montrais sans retenue, sans pudeur. Avec ostentation même. (Je n'ai rien ici sinon vous. Vous êtes mon seul pouvoir. Je n'existe que pour vous. Tant pis pour vous.)

      - Mais peut-être sans conscience aussi ? Nous étions ceux sur qui tu passais ta hargne et nous marchions tous sur des œufs. Parfois, je t'ai surpris qui furetais du regard à la recherche d'un reproche à formuler, d'une pique à l'encontre de l'un d'entre nous qui devait te soulager de misères auxquelles nous n'étions pas conviés. Tu étais chef de famille et tu l'as longtemps fait savoir. Le chef de famille : un oxymore déchirant en toi. Notre déchirement en tous.

      - Au bout d'un moment, je crois qu'on a fini par s'habituer à cette tyrannie régulière. À la mépriser aussi. Par ailleurs, toi-même, peu à peu, tu n'as plus eu les moyens de nous terrifier. On te laissait ruminer tes ressentiments sans savoir si quelque chose clochait réellement. Tu devais nous en vouloir d'autant plus. Tu ne disais rien. Tu nous écrasais de ton silence et de ton dédain. Brutalement.

      TOI : Je n'ai rien à dire.

      MOI :

      - Sur la fin, tu étais devenu plus prudent. Parfois, tu craignais les réactions de maman. Contrairement à toi, elle avait conservé davantage de vivacité. Une autorité. Elle ne retenait plus son exaspération. Tu te contentais de bouder, le nez dans un journal ou un livre. Un môme octogénaire. Tu pouvais avoir peur. Tu diminuais déjà. Le silence, ce journal ou ce livre étaient alors tes derniers armures.

      - Nous autres, on se regardait et se comprenait. On attendait que ça te passe. On faisait comme si de rien. Nous redevenions nous aussi des murs entre vous deux. Et jusqu'où des murs entre nous ?

 

LE DOCTEUR ALTMANN : Et que devrait bien pouvoir faire cette médecine, selon vous, illustrissime ? Retenir la mort ? Et pourquoi la théologie n'empêche-t-elle pas la mort ?

      MOI :

      - Et puis il y a eu le dieu. Ce putain de dieu des petites gens ! Celui de ceux qui ont peur de leur mort. Celui des déjà agonisants. De ceux qui se r-enfer-ment.

      - Pendant toute mon enfance, je t'avais pourtant entendu vanter le vieux maréchal. Pas celui d'ici, l'autre, là-bas. D'ailleurs, j'ai gardé son souvenir en 1973 quand subitement des agents de police ont dégagé les quais de la ville où nous nous trouvions cet été-là sur le retour pour la France et que dans l'espace vide nous avons alors vu cette icône en costume blanc marcher de son yacht à sa limousine. Je n'ai pas oublié l'aimotion de toute cette foule. Ni la tienne alors. Et la mienne.

      - C'était la même émotion que nous taisions serrés autour de la table de la cuisine le jour où les télévisions du monde annoncèrent sa mort. On découvrait niaisement qu'il était mortel.

      TOI : C'était un Diktator !

 

      MOI :

      - Ça, tu l'as dit plus tard. Quand il t'a fallu trouver un autre immortel. C'est finalement le dieu de tes ancêtres qui t'a répondu. Je ne sais pas si c'est l'âge qui t'a poussé vers l'Église, l'angoisse de l'aprrêt. Mais il a pris une place de plus en plus grande. Ce n'est pas qu'il n'était pas présent auparavant. Mais il faut reconnaître que ses apparitions étaient plutôt passagères et discrètes, voire parfois risibles. Elles sont dorénavant devenues bien visibles. Et plus exigeantes aussi. Ainsi, pendant deux mois, tu as refusé de m'adresser la parole parce que j'avais participé à une manifestation contre la venue du pape en France quand en pleine épidémie du sida, celui-ci s'opposait à l'usage du préservatif. Pendant deux mois, j'ai essayé de comprendre ce qu'il se passait dans ta tête. Pour toi, c'était devenu le dieu ou moi. Deux mois de rejet total ! La malédiction paternelle pour le fils indigne.

      - C'était couru d'avance. Tu m'as juste pardonné. Je l'ai vécu comme une nouvelle injustice. Ton dieu n'y a pas gagné et toi tu y as perdu.

 

      TOI : De mon côté, Dieu n'y a pas perdu.

      MOI :

      - Je sais. Lui ne pouvait plus perdre à présent. Moi, j'étais condamné. Et ça ne te posait plus aucun problème. Tu jugeais chacun sans cesse et le montrais dorénavant avec ostentation. J'étais encore ta proie régulièrement.

      - Quand un jour je t'ai demandé de m'aider à percer un mur chez moi pour y accrocher un tableau que j'avais acheté au matin en brocante, j'ai vu ton sourire soudain et le regard presque complice que tu m'as adressé quand tu as constaté qu'il s'agissait d'un portrait de la Vierge. J'ai compris que, pas un instant, tu n'as imaginé que c'était peut-être le caractère artistique et original à mes yeux de l'œuvre qui m'avait poussé à l'acquérir. Pour toi, c'était déjà un pas vers ton dieu. Peut-être même une rencontre ! Mais quand quelques semaines plus tard, tu découvris à l'arrière de ma voiture des bois de renne gigantesques et que je t'annonçais que je comptais les suspendre dans mon salon à côté de la Madone, je crois que tu as alors renoncé définitivement à envisager ma reconversion. Et à tout le reste.

      SILBERBRANDT : La théologie enseigne seulement que la vie terrestre n'est qu'une phase transitoire dans un ensemble métaphysique beaucoup plus élevé. Un ensemble bien plus inconcevable que ce que notre vision étroitement anthropocentrique ne peut imaginer. Notre existence est comme la page d'un livre entre les mains divines.

      Musique sacrée

      TOI : J'ai grandi avec Dieu. Heureusement.

 

      MOI :

      - Et moi, avec toi.

      Sans commentaires.

 

      MOI :

      - Avec la retraite, tu as pu t'enfuir de l'use-ine. Finies ces journées/deux-bouts à tra-veiller sur la fraise, à se mortfondre lentement sans comprendre, à rexpirer des copeaux sans aucune protection alors. Il y a longtemps, un midi, tu rentrais en coup de vent pour manger puis repartait très vite, quand je suis venu t'embrasser selon le rituel quotidien

      (l'emb(ar)rassade du retour… qui deviendra de plus en plus pénible à moi comme à toi soulignant la pétrification de notre éloignement)

      tu m'as donné un petit objet de métal, morceau cylindrique d'acier d'un centimètre de haut et de large traversé en son périmètre d'une rainure. Quand je te demandais ce que c'était, c'est avec lassitude que tu m'as répondu que tu l'ignorais mais que tu en avais fabriqué six mille cette matinée-là, tu t'es lavé les mains et tu t'es assis à table pour déjeuner en hâte avant la reprise du travail.

      - Une de tes leçons qui m'a le plus marqué. Davantage : impressionné. Il m'arrive encore de raconter cette histoire à mes élèves pour leur expliquer ce qu'est la chaîne ou l'aliénation au travail.

 

      TOI : Oui, je n'ai pas été heureux dans mon métier. Je l'ai subi. C'est pourquoi nous avons tant insisté pour que vous étudiez à l'école.

 

Tripaliare, mot du bas latin, torturer avec le trepalium, instrument formé de trois pieux servant à punir les esclaves. Serait à l'origine du mot travail. Une étymologie confirmée depuis par trop d'actualité. L'abêtissement à feu plus ou moins fort pour les dominés.

      MOI :

      - La retraite t'a permis de souffler enfin. Souffler, enfin, autant que le permet encore une retraite. Reprendre son souffle plutôt. Tu pouvais tout de même te rendre librement au pays dès que tu le voulais. Tu partais pour plusieurs semaines quand la saison le permettait. D'abord en car, quand tu pouvais supporter la fatigue d'un tel voyâge – en car parce que c'était moins cher et que tu pouvais emmener davantage de bagages. Une fois, je te donnais l'argent pour que tu prennes l'avion, mais tu achetais plutôt un billet de car pour investir le reste dans une nouvelle fenêtre pour la maison. Bientôt, tu dus renoncer à voyager par la route, l'éprouve devenait trop épuisante. On te conduisait à l'aéroport et t'accompagnait jusqu'au poste d'embarquement. Mais vint le jour où tu te perdis dans l'aéroport et nous comprîmes ensemble que tu ne pouvais plus voyager seul. Dorénavrant, tu guettais nos départs pour qu'on t'emmène. Comme je partais régulièrement, j'y ai eu droit plus qu'aucun nôtre. Entre te subir et te faire plaisir, j'étais partagé. Je le devins de moins en moins.

 

      TOI : Je vous y ai si souvent emmenés en vacances que vous pouviez bien m'y accompagner à votre tour.

      MOI :

      - Oui. Mais tu déclinais d'année en année et les derniers voyages furent difficiles non seulement pour toi mais pour celui qui te servait… pour moi.

      TOI : Que veux-tu que je dise ? La vieillesse… L'obsession de la mort qui vient... L'angoisse...

      MOI :

      - Je sais. Peut-on seulement se rendre compte alors qu'on devient insupportable ? Quand je m'y trouvais et que tu me demandais des nouvelles du village, je devinais que la question portait sur les finirailles les plus fraîches.

      AUREL : Chacun d'entre nous porte ses morts en lui.

 

      MOI :

      - En attendant, en France, tu avais trouvé à t'occuper. Quelques courses le matin, l'occasion de rencontrer des voisins, un tour de voiture autour de la cité, une pause au café, un peu de marche à pied jusqu'à la forêt pas loin. La sieste après le déjeuner. Un collègue t'avait prêté son jardin et pendant des années à la belle saison, tu rapportais sur la table de la cuisine des framboises, des groseilles, des tomates, des haricots, des salades dont tu étais très fier.

      - Le potager à la belle saison, le bricolage toute l'année, la lecture... Tu continuais malgré tout à rêver de rentrer au pays et régulièrement on devait subir ta nostalgie mortose. Ce furent peut-être tes années les plus heureuses en France ? Mais ce que la retraite avait adsouci, la vieillesse le reprenait.

 

      TOI : Je n'ai pas volé ma retraite. Ma santé a payé cette existence.

 

      MOI :

      - C'est vrai, il fallait surveiller tout ce que tu manges.

      - Les restrictions étaient fortes. Parfois, tu les dépassais. Parfois même, hors de toute mesure, comme la fois où tu bus six litres de Coca en deux jours, persuadé on ne sait comment que c'était bon pour toi, puis te plaignis bientôt d'avoir des maux d'estomac, estomac déjà fragilisé par plusieurs ulcères antérieurs. Je suis devenu comme fou ce jour-là et m'éloignais de la maison pour hurler contre le vent.

      - Et c'est arrivé d'autres fois. Je ne comprenais pas alors que face à la maladie et la mort on peut aussi rejeter toute limite.

 

      L'Autorité. Et ses fourvoiements. L'autoritarisme, la violence. La Folie et la Norme. Une frontière toujours mouvante, victime des airs du Temps. L'Autre comme Cible. Craindre d'écraser ou d'être écrasé. La Morale malmenée. On croit tous savoir. Même quand d'autres savent pour nous.

      MOI :

- Ta santé sur la fin s'était rapidement dégardée. Tu perdais la tête. Tu étais maintenant l'être-rangé que tu n'avais jamais voulu reconnaître. Aux autres et d'abord à toi-même. Il fallait te parler lentement pour que tu suives. Tu te répétais, tu radotais, tu oubliais, tu te répétais. Tu ne comprenais pas parfois et on le lisait sur ton visage. On reprenait. Tes yeux se vidaient. Tu avais toujours froid. La caducité. La mort piétinait de plus en plus ton visage et ton corps. Ce n'était pas toujours facile pour nous non plus. D'accord, on n'était pas toujours aussi patient qu'il aurait peut-être fallu l'être. Souvent, assis à table, tu piquais vite du nez et t'endormais. Coup de coude, coup de tête entendu, regards inquiets.

      - Nous nous regardions sans rien dire. Qu'y avait-il à dire ?

 

      TOI : Bien sûr, j'ai senti que je bascoulais.

 

      KRIŽOVEC : La mort, finalement, en elle-même, c'est une simple manifestation mécanique. La dernière contraction de certains muscles après toute une série de contractions de ces mêmes muscles pour quelque profonde légitimité, et même ainsi : la cessation des mouvements, l'apaisement. Oui ! C'est de la mécanique ! Et le pendule oscille puis, après un certain nombre d'oscillations, il s'arrête. Tout cela est de la mécanique et, en fait, tout cela est beaucoup plus simple qu'il n'y paraît au premier regard. Et tout cela se produit selon une profonde conformité invisible, logiquement et en réalité très simplement et sagement ! Oui ! C'est la mort ! La mort normale, la cessation de mouvements conscients, un problème mécanique de la dernière oscillation.

 

      MOI :

      - Tu nous faisais peur aussi. Tu voulais absolument prendre cette voiture. Tu n'as jamais été un habile conducteur. Avec l'âge, c'était déjà une frayeur de monter avec toi quand tu prenais le volant. Un premier AVC t'avait dérobé l'œil gauche. Tes réflexes aussi étaient très diminués. Tu accrochais régulièrement, et cela sans l'aide de personne. Tout seul sur la route. C'était maintenant effrayant de te savoir juste conduire. Ce n'aurait pas été une surprise d'apprendre un jour que tu avais renversé quelqu'un.

 

      TOI : J'avais de plus en plus de mal à marcher. La voiture était l'ultime liberté qui me restait. Sans elle, j'étais condamné à rester enfermé. Immobile. Sans elle, je n'étais plus l'homme que je tentais d'être encore.

      MOI :

      - Tu devenais capricieux. Bon, tu l'avais toujours été. Par exemple, quand tu n'obtenais pas ce que tu exigeais de nous au téléphone, tu ne te gênais pas pour nous raccracher sèchement au nez. Ou encore quand à quatre-vingt ans, tu insistas pour aller nager en mer et qu'il fallut te convaincre de regagner la rive parce que manquant de forces après quelques brasses tu commençais à te noyer.

      - Mais dorénavant, on avait beau essayer de te faire entendre raison, tu t'en moquais systématiquement, quitte presque à nous refouler physiquement si nécessaire pour obtenir qu'on cède à tes lubies. C'en était devenu pitoyable. Un vieillard entêté qui refuse de considérer qu'il est à présent un danger pour lui-même et les autres. Qui lutte contre toute raison, toute réalité.

      - Je me souviens qu'une fois tu voulus qu'on aille boire un café avec un cousin, et comme ce dernier s'étant rendu compte que tu marchais difficilement et étais épuisé refusait pour qu'on rentre au plus vite, tu menaças de rester sur place jusqu'à ce qu'on accepte. Oui, t'emmerdais littéralement ton monde. Tu vivais contre nous et contre tout. Cette fois-là – peut-être du fait de la présence de ce cousin que tu plaçais sur un piédestal – tu renonças en fin de compte. En faisant toujours la gueule.

      TOI : Je ne m'en souviens pas.

      MOI :

      - Je sais. Et ce n'est pas grave. Ça ne te concernait déjà plus. Et ça ne te préoccupait pas. Nerveusement, moi, j'étais souvent à bout. Je balançais certains jours continuellement entre irritation soufflions un peu. Cette même fille dont tu avais tant voulu à l'époque que la mère avorte mais cette dernière ayant tenu bon pendant quelques semaines avait fini par gagner. Moi, 14 ans, encore entre vous deux. Par la suite, ton dieu aidant, la cadette était devenue ta grande culpabilité. Elle, a pu s'en é-venter sans rien savoir.

      TOI :

      - Tu me reprochais de buter quand nous marchions ensemble, tu me reprochais mon manque d'équilibre. Tu me reprochais toutes sortes de choses. Tu semblais penser que je le faisais exprès. Tu m'en voulais de ma vieillesse. Tu ne cessais pas de t'en prendre à moi. Tu tenais enfin ta vengeance.

 

      LEONE : Encore heureux que tu n'aies pas dit que j'étais überspannt !

 

      MOI :

      - Je ne sais pas. Peut-être bien. Je ne devais pas être juste. J'avais peur. Je craignais aussi à chaque instant l'accident. La compassion face à la vieillesse peut transformer les fils en pères de leur père. Peu de temps avant un nouveau départ pour le pays et contrairement à ma proposition de t'accompagner, tu descendis en mairie pour régulariser ton passeport. Je me suis demandé depuis si tu ne l'avais pas fait parce que tu redoutais que je parte sans toi. Nouvelle culpabilité. Ou alors, c'était par enthousiasme à l'approche du voyage, ou bien encore pour te prouver et nous prouver que tu étais encore valide. Cette fois, tu étais seul quand tu TROMbas.

      TOI : C'est la police qui m'a ramassé.

 

      MOI :

      - Et ils t'ont proposé alors de te conduire à l'hôpital pour des examens immédiats mais tu as refusé obstinément. Toujours pareil. Pourtant, il semblerait que ta tête ait violemment heurté le sol dallé. Il se peut aussi que tu eus peur que ce choc compromît ton départ au pays. Tu te TROMpais, il n'en sera rien. Le soir en rentrant, j'ai trouvé un message de maman sur mon répondeur. Je l'ai appelée, elle m'a dit que tu étais allongé. Je n'ai pas voulu te parler de peur de ne pas savoir retenir ma colère. Ce n'est que le lendemain que je t'ai eu au téléphone.

      Sonnerie

 

      TOI :

       - Ça va mon fils ? J'ai un peu mal. Ça va. Ne t'inquiète pas. Non, ne t'inquiète pas.

      MOI :

      - Tu m'as alors semblé un peu honteux de ce qui t'arrivait. Ou peut-être que déjà les séquelles du choc avaient reMpORTé la partie. Dans la nuit, j'ignore si tu compris que tu agonisais. La mère te découvrit au matin allongé dans ton sang sur le sol. Tu étais encore conscient. Mais hagaré, tu n'avais pas appelé à l'aide. Tu n'en étais plus capable. Les pompiers t'emmenèrent à l'hôpital en urgence. Tout indiquait une nouvelle attaque après le premier AVC quelques années auparavant.

 

      TOI : Cette fois, je voyagerai seul. On finit toujours seul.

 

      MOI :

      - Maman me prévint alors que j'étais au travail. J'imagine que choquée, elle ne saisit pas sur le champ la gravité de cette attaque. Je ne la compris pas non plus. À cette heure, c'était juste une chute de plus. C'est vrai aussi que nous avions fini par nous habituer à ces séjours réguliers aux urgences ces dernières années. C'était presque normal. Après le travail, nous sommes allés à l'hôpital. Sur place, on nous fit entrer dans une salle et asseoir en nous disant qu'un docteur viendrait nous voir. À l'évidence, quelque chose ne se passait pas comme il fallait. Je n'osais regarder ma mère qui tentait de s'accrocher à mon regard en espérant qu'elle se trompait encore. Un jeune interne se présenta à nous, nous demanda de confirmer notre identité. Il ne fit qu'accroître notre inquiétude. Tendue, à bout, maman lui commanda de dire sans détour ce qu'il en était. Celui-ci, maladroitement, manquant visiblement d'expérience, lui annonça brutalement : Il n'y a plus rien à faire. Il est condamné. C'est une question d'heures.

 

      URBAN : Imagine comment pour le plus grand nombre de nos concitoyens, il serait épouvantable que la Mort dans les rapports sociaux n'ait pas perdu de sa brutalité inexorable. La Mort s'est bureaucratisée, la Mort est devenue un acte administratif, un article de presse, et si chaque annonce mortuaire devait être ce qu'elle est de fait, une tragédie, l'homme se rongerait l'esprit de cette horreur latente. Le spectacle mortuaire se poursuit comme au théâtre d'ombres chinoises : vingt-quatre heures par jour, trois cent soixante cinq représentations par an !

 

 

      - Le monde s'écroula sur maman et le soignant désemparé se sentit tenu d'ajouter qu'il n'avait fait qu'obéir à ce qu'elle avait exigé de lui. Immédiatement un vide s'installa. Ton absence. Une absence qui se glissait si brusquement dans ta présence à quelques mètres de nous que les deux se côtoieraient quelques temps en nous.

 

      TOI : Et moi, j'étais où ?

 

      MOI :

      - Juste à côté, inconscient. Sous perfusion dans une salle pleine de machines et d'odeurs médicales, incolore. Ce n'était pas une chambre, ni une salle d'opération. Ça ressemblait simplement à un endroit où sont laissés ceux qui ne sont ni morts ni vivants et dont leur famille apprend la fin.

      En finir avant ? Refuser une Fin qui traîne ? Choisir ? Entre être maître de sa fin ou tenter l'expérience jusqu'au bout : se trancher la gorge, s'ouvrir le ventre, s'écraser sur le trottoir, se gazer, s'exploser le caisson, se noyer, se cachetonner, se pendre, s'immoler ou juste se laisser vieillir et vivre sa ruine mortelle ?

      MOI :

      - Contre toute attente, tu passas pourtant la nuit. Et même les jours suivants. Nous nous rendions aussi souvent que possible à ton a-chevet. Brisés.

      - Tu repris conscience le deuxième jour. Pour autant, tu ne parlais plus. Tes yeux seuls nous sollissuivaient parfois nous indiquant que tu percevais une présence. La comprenais-tu ? Tu nous reconnus par moments, nous en sommes tous certains. Ou en tout cas, il nous importait de le croire. Une fois, tu m'as regardé et m'as souri quelques secondes : ce fut notre dernier échange. Dérisoire. Mais comment me sentirais-je s'il n'avait pas existé ?

      - Ensuite, quand nous te tenions la main, personne n'aurait pu affirmer que les pressions que tu exerçais, inerte et les yeux révulsés, étaient davantage que des spasmes. Nous avions l'air pitoyables à te tenir ainsi la main en espérant créer un ultime et tardif contact alors même que les soignants s'étaient désormais détournés de ton cas. Oui, un instant, nous avons cru que tu t'en sortirais peut-être. Un médecin nous avait dit en effet que si tu survivais, tu risquais de rester paralysé. Peut-être a-t-il dit cela simplement pour que nous acceptions plus facilement l'inéluctable. A posteriori, je crois qu'il a immédiatement regretté ses propos. Nous ne pouvions plus rien comprendre.

      - Du coup, nous nous sommes accrochés d'abord à ce mince espoir. Espoir d'une non-vie, espoir désespéré. À l'hôpital, on nous parla aussi de l'éventualité d'un transfert dans une clinique plus proche du domicile. Il s'agissait surtout en fait de libérer la chambre. Mais, nous nous projetions alors dans un avenir irréaliste où nous te rendrions visite plus facilement. Le temps suspendu, nous regardions sans avenir. Puis tu as perdu conscience et tu ne t'es plus réveillé. La mort, gendarme féroce, est inflexible dans ses arrêts [WS].

KLANFAR : Dans quatre-vingt dix-neuf pour cent des cas, la mort n'est rien d'autre qu'une question juridique ouverte. Une question de lois et d'articles !

 

      - Tes paupières mi-closes laissaient voir une pupille grisâtre et MORTne.

      TOI : Je ne me souviens plus.

      MOI :

      - La mort est généralement sale. Affreusement sale. Ils t'avaient placé sous mort-fine. Tu souffrais tellement. Au point qu'il avait fallu d'abord t'attacher les mains. Dans ta léthargie, tu cherchais en effet à arracher la sonde qui évacuait ton urine. Par la suite, les infirmières t'avaient changé de matelas pour un modèle gonflable afin d'éviter les escarres. Elles circulaient dans la chambre, polies et distantes, dans le respect ostentatoire des gens de métier qui sont habitués à côtoyer la peine des familles. Le médecin augmenta aussi la dose de morphine. Un médecin que nous ne verrions plus. À quoi bon. C'était devenu inutile. Il ne s'agissait plus à présent que d'assurer ton confort nous disait-on. En attendant que ça se termine. Puis les crises commencèrent.

      Tremblements, secousses

      J'ignore si c'était de l'épilepsie. C'est ce qu'ils nous dirent. Mais elles se répétèrent dorénavant de plus en plus fréquemment sans jamais plus s'arrêter. Sur la fin, j'en comptais une chaque minute à peu près. Subitement, tu étais pris de convulsions et ton visage se tordait atrocement pendant une vingtaine de segongdes, puis ton corps se relâchait, se détendait. Pour un court moment. Chacune d'entre elles devait te liquéfier le cerveau davantage. Tu t'étais déjà éteint malgré le déni électronique des appareils de contrôle qui père-durait encore.

 

      TOI : J'étais inconscient.

 

      MOI :

      - Oui. Tant mieux. Je ne veux pas imaginer une telle déséance dans la conscience.

 

      TOI : Allez, on fait la paix ?

 

      MOI :

      - C'est trop tard. L'après-midi du jeudi 29 mars 2018, alors que nous nous rendions à l'hôpital avec maman, mon téléphone sonna. Je me garais sur le côté de la route et pris l'appel. Une voix de femme m'annonça que tu étais décédé en fin de matinée. Je le dis à maman sans la regarder. Elle avait compris. Nous avons par-couru les couloirs pour gagner la chambre, écrasés par la nouvelle, oppressés entre ces murs, introus dorénavant dans cet endroit d'où notre deuil nous refoulait. Les infirmières avaient arrangé les lieux et t'avaient rendu un tant soit peu présent-able. Du moins, autant qu'un mort peut l'être quand on prétend lui donner encore de la vie. Toiletté et enveloppé dans un drap, seul ton visage déformé témoignait des affres que tu avais encore traversées au cours des dernières heures. Un cadavre. Une toilette, un drap, une momie sans vie.

      Seul.

      Le jaune absorbe le blanc

 

      SILBERBRANDT : C'est une position complètement athée ! Les morts ne peuvent pas être plus seuls après leur mort physique ! Dans la mort, l'homme s'unit avec la raison suprême de toute chose : de la même façon que toutes les eaux rejoignent la mer, il en est ainsi de notre âme qui retourne en Dieu à notre mort. Causa efficiens, formalis et finalis !

 

      MOI :

      - Les gens s'affairaient au-dehors. Dans la chambre, nous n'avions plus rien à faire. Une infourmière remit à maman la chaîne et la croix en or que tu portais au cou. Nous récupérâmes quelques affaires qui traînaient. Comme si tu rentrais demain. Assomnambulés. En repartant, je croisai un voisin dans le couloir qui me demanda comment tu allais. Ce fut le premier qui me présenta ses condoléances.

      LE DOCTEUR ALTMANN : Si vous aviez une seule fois dans votre vie disséqué ne serait-ce qu'une grenouille, vous ne seriez pas désespérément aussi assommant, cher Silberbrandt ! Parfois, avec vos manières de chapelain, vous me portez vraiment sur les nerfs. La mort n'est rien d'autre qu'une transformation très simple de matière : des substances organiques qui deviennent anorganiques. Quand l'homme se met à se transformer en acide carbonique, en ammoniaque et H2O, alors c'est fini ! Et lui aussi, en effet, s'écoule dans la mer, comme vous dites, mais seulement en tant que H2O !

 

      Cacher la Mort. L'Absence. La taire, l'atténuer, la soudoyer. En hâte. La fuir. Encore fuir. Comme une honte. Une insulte à la vie. Une grossièreté. La peur d'une contamination. Sans scrupules et coupables. Si, tous coupables !

 

      MOI :

      - Tout alla vite les jours suivants. Bien sûr, tu voulais être rentrerré au pays. Tu nous l'avais presque fait jurer pendant des années. On s'en est occupé pour toi. Mais aussi parce que ton pays t'accueillerait mieux que la France. Moins anonymement. Tu avais toujours eu raison, tu n'avais rien à faire ici. Il fallut contacter une agence de pompes ténèbres. Courir après les papiers. Nous eûmes beau chercher, aucun contrat d'obsèques n'existait. Jusqu'à quel point cette quête prétendait encore réfuter ta mort ? Te laisser encore un choix, entendre ta parole.

      Le congé de Pâques ne nous permit pas d'envisager des funérailles rapides. L'approche des vacances scolaires et l'afflux des voyageurs rendaient aussi difficile le transport du cercueil. Finalement, les pompes funèbres te trouvèrent un vol avec escale à Istanbul.

 

      TOI : Je n'aurais jamais imaginé aller un jour là-bas.

 

      LE DOCTEUR ALTMANN : N'avez-vous pas remarqué une chose étrange : comment nos morts traversent seuls, complètement seuls, la ville de l'appartement à la chapelle mortuaire ? On entend bien les pleurs dans les demeures, les gens s'y lamentent encore, crient, s'attristent sincèrement ; au cimetière, c'est déjà plus ou moins du spectacle, mais en vérité, le véritable cortège funèbre, la dernière promenade du cadavre dans les rues de la ville, c'est une balade solitaire entre le lit et la chapelle mortuaire. C'est complètement abandonnés et seuls que les gens voyagent de leur appartement jusqu'à l'éternité.

 

      MOI :

      - Tes funérailles auront lieu deux semaines après ton décès. 15 jours à porter ta mort à bout de bras.

      Nous entourions maman qui pouvait d'abord sembler résistante mais qui s'effondrait déjà derrière les apparences. Elle se traînait de plus en plus. Ne dormait plus. Mangeait à peine. Entre temps, nous avions assisté à la levée du corps. Ce n'était déjà plus toi. Tu étais méconnaissable, tu paraissais séché, engoncé dans cette boite en bois. Une chose jaunâtre, grisâtre, parcheminée. Une couleur passée, rendue artificielle par les soins funèbres. Pas un être, une chose. Les mâchoires serrées, un peu ridicule derrière une toilette rapide qui prétendait vainement ranimer un reflet de vie dans ce néant froid et absolu.

 

LEONE : Il est impossible de rendre cet effet surnaturel qu'ont tous les morts autour des lèvres. Tous les morts, les psychopathes et les philistins, tous ont quelque chose de surnaturel autour des lèvres.

 

      MOI :

      Allez, viens, on s'en va – ça ne sert plus à rien de rester là.

      Moi, je te voyais partout. J'aPercevais tes fAntômes, j'apPrenais à vivre Avec. Une silhouette, des cheveux gris, une démarche, j'avais l'imPression de te croiser à chaque regArd. À la maison, tout exPrimait encore que tu vivAis là. Je rêvais de toi régulièrement. Quelque temPs, celA PersisterA.

 

      TOI : Je voulais tellement rentrer.

      Toutes ces années.

      Et voici que je suis venu.

 

      MOI :

      - Oui. Ton retour au pays natal. Tu débarquas deux heures avant tes funérailles. Tout permit d'expédier l'affaire. Après 15 jours !

      - Un villageois s'est proposé pour trouver des porteurs. Je me chargeais du fossoyeur. La petite église du quartier tout proche était en travaux et le cercueil a été exposé dans l'entrée de la maison. Un voisin gérait la collecte dans le salon. Il aurait voulu que ça aille à l'église. Je veux que ça aille à la famille d'un gamin du village gravement malade. Deux collectes séparées. Un autre accord à l'inimitiable passé avec ton dieu.

      - Dans la cuisine, je comptais son argent au transporteur qui s'était occupé du trajet du cercueil depuis l'aéroport. Il y avait de toi alors dans ces billets qui défilaient entre mes doigts. Je saisis en lui tendant cet argent l'œil de Charon qui semblait m'analyser. Le prix d'un mort.

 

      FABRICZY : Et maintenant vont arriver des miséreux qui puent l'ail et la sueur et ils emporteront monsieur comme on emporte toutes les choses lourdes : les pianos, les crédences ! Et ces pas lourds, ces lourdes bottes déplaisantes sur le parquet, puis dans les escaliers, et - il fut et n'est plus.

 

      MOI :

      - Les gens venaient, nous présentaient à ma plus jeune sœur et moi leurs condoléances. C'était surtout des anciens. Nous les recevions devant la porte de la maison. Des cousins étaient descendus et nous assistaient.

        Le glas : ding dong ding dong

      - Le curé arrive, bénit une première fois la bière, le chœur prie puis le cortège s'ébranle vers l'église du village. Les hommes chantant devant sur deux rangs, les femmes derrière portant les couronnes de fleurs, comme d'ordinaire les funérailles au village. Ça a été vite et sans éclat.

      Messe,

      mise en terre,

      retour,

      repas.

      Il n'y avait pas beaucoup de monde. Tu reposes dans la tombe de tes parents.

 

      TOI : C'est tout ce que je voulais.

      MOI : Quelqu'un m'a dit quelques jours plus tard que ce fut un enterrement très digne. C'est pas grand-chose, mais toujours ça.

LE DOCTEUR ALTMANN : De la même manière que nous vivons ridiculement, nous mourons aussi ridiculement ! Cela fait longtemps déjà que me torture cette conviction que nos funérailles sont barbares, primitives et insipides ! Cette pensée me torture depuis longtemps !

      Tout ça pour ça. La Fin emporte tout. Rien n'était vraiment. Rien ne reste. Contrairement à toutes les attentes. À toutes les Vanités.

 

      FABRICZY : Tout cela disparaît ! Ils retirent tout à l'homme ! En vérité, c'est horrible ! « Il trionfo della morte » est vraiment une image répugnante !

 

      TOI : Voilà.

      Je suis mort.

      Et maintenant ?

 

      MOI :

      – Maintenant n'existe pas. Tout devient seulement pour disparaître. Je me suis mieux habitué à ton absence. Étrangement, c'est précisément ce sentiment d'absence qui te conserve présent. Hier tu m'écartais, aujourd'hui tu m'interpelles. Tu as laissé un vide comblé de sous-venir. Vide qui m'aspire. Tu avais raison. Je regrette, même si je ne sais pas s'il y a réellement quelque chose à regretter. Je fouille le passé : souvenirs de pêches en mer au pays dans mon enfance, souvenirs des évitements mutuels quand nous nous étions disputés, souvenirs des voyages au pays avec toutes leurs pesanteurs... souvenirs... bons et mauvais, je ne veux pas trier. J'ai vieilli. Je le sais parce que je te ressemble de plus en plus. Tu existes encore, mais au (tré)passé. C'est aussi un peu exister… Dans tout un puzzle d'anecdotes, de remarques, de situations. Épars, comme toute existence. Mais encore plus éclaté comme tout souvenir. Des pièces revivent. Celui-là que tu me présentas avec respect outrancier en disant que c'était un homme « qui marchait droit » et ce que trop jeune je ne pouvais comprendre, ces recommandations longues et lassantes auxquelles j'avais le droit lorsque encore enfant je partais avant vous au pays et que tu me signifiais de la sorte avec insistance et affection que je me rendais chez toi, dans ta vérité, ou encore ces discussions au marché pour négocier une tête de congre dont tu nous faisais ensuite un ragoût et une soupe.

 

      TOI : Voilà ce qui reste ?

      Une rencontre, des mots, une tête de congre...

      C'est peu.

      LEONE, pensif, comme s'il s'adressait à lui-même : Dans la mort, tout se dissout comme un sucre dans le café. La mort est en vérité bien profonde : on plonge en elle comme dans un puits l'été. Dehors, il fait beau, l'herbe sent bon, mais dans la mort, c'est aussi sombre et humide qu'au fond d'un puits. La bouche du mort exhale l'haleine glaciale du tombeau. Et alors, après tout cela, il ne reste qu'une scène grotesque : une redingote noire sur un drap blanc.

      MOI :

      - Aux yeux du souvenir que le monde est petit. [CB] Ce mensonge croissant de la mémoire.

      Mais chaque souvenir laisse sa trace. Même si c'est tellement court et fugace une vie. Il y a aussi ce qu'on aimerait oublier.

      Comme toujours ces scènes conjugales dont je souffrais plus que vous deux – vous vous réconciliez bientôt ; moi, je ne le pouvais pas. Ou ces coups que je te rendais un jour mettant enfin un terme à notre foi en la jungle - existait-il une autre issue à notre violence ? Ou ces visites à ta sœur dans un mouroir et déjà largement partie, à qui tu parlais mais qui ne te reconnaissait et ne te répondait plus, t'illusionnant sinistrement de signes fantasmés de recognition (nous aurons bientôt les mêmes) ; tu étais toi aussi à présent très affaibli. Ou ce mépris dans lequel tu m'enfermas parce que je ne me suis pas marié et ne t'ai pas donné les petits-enfants que tu convoitais ou t'ai donné l'occasion d'être la raillerie de tes voixsins.

      - Toujours cette tyrannie. Je n'aurais jamais pu te dire que j'avais renoncé à devenir père dès mon enfance à cause de toi. Non, je ne voulais pas te refaire.

                  Peur de ne pas savoir aimer assez.

                Peur de ma violence.

                Toujours la peur.

 

      TOI : Évidemment.

      C'est simple.

      Sans risques.

      Mais quoi qu'on fasse,

      Si j'ai été comme toi, tu seras comme moi.

      Sens-tu dès à présent que tu as commencé à mourir à ton tour ?

      Oui, ma mort annonce la tienne.

      MOI :

      - Parfois, un souvenir remonte subitement et te ramène à la réalité... Ainsi, un jour, attendant sur le continent le bateau pour rentrer, nous nous étions abrités de la pluie dans le musée municipal. Dans un coin se trouvait un vieux et lourd canon du XVIIe ou XVIIIe siècle grande gueule levée avec quelques boulets de fonte au sol. Je soulevais par curiosité à deux mains l'un de ces lourds boulets et te le donnais pour que tu le soupèses. J'ignore ce qui te passa par l'esprit, mais tu le glissas aussitôt dans la gueule du canon qui fit en l'avalant un raffut tonnant violemment de salle en de salle du musée. Nous nous enfuîmes comme deux gamins en riant sans nous soucier des efforts qu'il faudrait à d'autres pour l'extraire à présent de son ventre de fonte. Un souvenir de mômes qui comptaient plus de cinq quarts de siècle à deux.

KRIŽOVEC : Et voilà ce qui est triste : que la sympathie pour les hommes voie le jour en nous seulement lorsque nous nous tenons au-dessus de leur tombe. C'est une triste expérience de pouvoir se tenir au-dessus des tombes qui ont emporté avec elles sous la terre nos souvenirs, nos aventures, nos espaces. C'est ainsi que grandissent les espaces de notre « Moi » d'outre-tombe de jour en jour et la peur face à ces croissances de nos éléments constitutifs sous la terre engendre cette douloureuse nostalgie pour les morts.

 

      TOI : Je ne m'en souviens pas.

      MOI :

      - Bien sûr. Pas de quoi en faire une histoire. Et ce n'est pas non plus assez toi selon toi. Et pourtant. Ce genre de souvenirs me permet pourtant d'échanger encore. De façon simple. Et j'en ai tant. Qui tiennent en un mot dans lequel explosent les récits et les images. Toute une collection de mots qui sont autant de traces, un vacarme de souvenirs inaudibles, des pièces d'un jeu qui ne s'accordent pas toujours entre elles même pour moi, une autre histoire perdue du père qui ne sera pas écrite

 

Seiche bonnet de fourrure poissons Tarzan première ministre Renault 12 chatons radiateur Betula chauve-souris pétards brochettes Pompéi grand-père Srce lubenice pomme boucherie Bernard les dents rognons poêle chardonneret harissa amandiers route baccalauréat Le Guépard de Visconti self-service la petite tzigane pomme (encore) Le Parrain cuir ticket de bus vipère Velebit la casquette de capitaine saignement de nez anguille 5 dinars chevreau estafette théâtre Jean Vilar PMU pêche cannabis Winnetou la première ministre Toutankhamon maux de dents Leclerc l'arbre généalogique etc

 

      - Je pourrais aussi bien tout renverser : j'ai le sentiment que n'importe quel mot réveillerait en moi un ou des souvenirs communs. Tout comme ton pays où je retourne toujours régulièrement. Je me rends sur ta tombe. Ton nom y est maintenant apparu sous celui de tes parents. Des fpleurs en plastoc et la croix de la procession encore couchée sur la dalle. Bientôt la pluie l'aura rongée elle aussi. Pour l'instant, elle tient encore. Je m'y rends. Même si je n'ai devant moi que dalle de marbre. Tu n'y es pas. Je ne peux pas fondre ton cadravre devenu en ce que tu es encore. Il y a plus de toi dans l'affreuse moquette des escaliers de la maison, dans l'antenne de la télévision montée haut sur le toit ou dans maintes objets et meubles que dans ce bête caveau. Même les pierres que nous plaçons toujours sur les bouches d'évacuation au sol dans les salles de bains pour empêcher les souris d'envahir la maison comme ce fut le cas une année se réfèrent plus à toi que des photos ou bien cette tombe. Je la fleuris à chaque Toussaint malgré tout sans déroger, mais tu n'y serais pas enterré que ce serait égal.

      Car il n'y a rien.

      Tu habites dorénavant avec moi.

      Je poursuis cette discussion encore et encore.

      Elle n'a pas de fin.

      Sinon la mienne...

                  je parle te parle reparle encore avec des souvenirs qui émergent et replongent tour à tour et sans cesse dans ce texte qui devait servir de deuil devenu un instrument de vie bavardage reprisé repris épris encore sans toi et avec toi parce que j'ai appris seulement désormais à t'entendre voir sentir comprendre peut-être même si c'est trop tard

KRIŽOVEC : Excuse-moi s'il te plaît, je me tiens sous l'impression de la mort ! L'expérience de la mort pour moi a toujours été l'expérience la plus difficile ! Finalement, je me suis senti bouleversé au-dessus des cadavres de gens qui m'étaient tout à fait inconnus et indifférents, et encore à présent je suis sans cesse sous l'impression de cette expérience !

quand je dépéris à mon tour

      Le nombre de morts croisés en vieillissant devraient nous résigner. On se satisfait d'oublier. Ingratitude naturelle pour la mort. Pour les morts. Et pour les vivants. Rien ne reste, quoi que ce soit, quelques aient été les existences, rien qui vaille autant de prétentions vaines de canonisation individuelle, d'espoir de sur-vie, de promesses insoutenables d'éternité. Implacables changements d'échelles et impasses. Rien que de la poussière.

      Pour et chez chacun.

      URBAN : Le spectacle mortuaire se poursuit comme au théâtre d'ombres chinoises : vingt-quatre heures par jour, trois cent soixante cinq représentations par an !

      seul

      tout seul

Décembre 2019.

Mai 2020.

Juillet 2021.

Octobre-novembre 2021.

Mars 2022.

Juillet-août 2022.

Août 2023.

Mai 2024.

​​

JACQUELINE (1943-2024)

PERSONNAGES :

 

 

Maman

Le fils

La fille

Deux ambulanciers

La Directrice de l'ehpad

Le médecin de l'ehpad

Une infirmière

Une aide-soignante

Une femme de chambre

Une connaissance

Monsieur Loyal

Linda

Des intervenants dans le public

Trois vieillard(e)s (des mannequins pouvant aussi faire l'affaire)

 

La pièce nécessite au moins cinq comédien(ne)s.

 

Une chambre individuelle en ehpad

La salle de séjour vieillotte d'un appartement dans un HLM de la banlieue parisienne

1

 

      D'un noir d'abord à une pénombre progressive, d'un silence d'abord à un tumulte bruyant de bruitages.

Bonsoir... bonsoir... bonsoir...

Je vais avoir besoin de votre aide au cours de ce spectacle.

Oui, c'est à vous tous que je parle.

Calez-vous confortablement dans votre fauteuil.

Ne bougez plus.

Respirez calmement à présent. (Respiration)

Vous êtes détendu.

Tout en intérieur.

Rentrez en vous.

Puis imaginez.

Imaginez, vous êtes dans un corps.

Mais un corps qui n'est déjà plus le vôtre,

celui de votre voisin ou votre voisine peut-être,

des membres détachés, lointains, absents, étrangers,

des distances et des gestes que vous ne maîtrisez plus,

des phrases même qui trébuchent, (conversations lointaines, bribes de phrases étouffées)

des mots qui meurent,

seuls les cris subsistent... (cris ponctuels)

Que reste-il de vous ?

Puis si la tête s'emballe,

ne comprend pas,

va trop vite,

la panique s'installe, (battements cardiaques)

des gens très loin, (ombres, silhouettes)

inconnus,

presque inquiétants,

et les gens que vous aimiez aussi,

qui ne vous entendent plus,

ne vous voient plus,

ne vous parlent plus,

ne vous touchent plus,

qui pourraient vous aider, vous le croyez,

mais ne le font pas,

pourquoi ?

Pourquoi ??

Vous pouvez appeler à l'aide, (râles)

vous appelez ceux qui ne vous ont pas trahi(e),

votre mère ?

Partie.

Vos enfants ?

Inertes. (sanglots)

C'est un endroit vide,

avec des fantômes,

qui passent,

sans vous parler,

sans vous regarder,

comme si vous n'étiez qu'une chose,

comme si déjà vous n'existiez plus.

Silence. Pause.

2

 

      Lumière croissante. Le matin. Maman dans son lit à l’ehpad. Des sangles font barrière des deux côtés pour éviter qu’elle bascule et tombe pendant son sommeil. Il fait sombre, les rideaux sont tirés, la porte fermée. Elle pousse des cris réguliers. On devine que cela fait déjà quelque temps qu’elle appelle ainsi indistinctement. De la peur et de l’impatience dans ses cris.

      On toque à la porte. Une aide-soignante entre immédiatement après avec un chariot. Maman veut lui dire quelque chose mais ses mots sont encore des bafouillements incompréhensibles au réveil. L’aide-soignante ouvre les rideaux et la fenêtre. Aère la chambre. Elle défait les sangles. Retrousse les draps. Elle relève la chemise de nuit, installe un carré de tissu synthétique entre les jambes de Maman, lui redresse les jambes, glisse ce tissu sous ses fesses. Puis elle prend une couche dans le chariot, la pose sur le lit. Défait et retire la couche de Maman avec précaution pour que rien ne s’en échappe, la plie et replie, la fourre dans une poubelle attenante au chariot. Puis elle se rend dans la salle de bains avec un gant, revient le gant trempé et nettoie ma mère.

      Maman continue de réagir mais ses cris semblent moins virulents au fur et à mesure de la toilette. Elle tente maintenant des phrases auxquelles l’aide-soignante ne prête pas attention.

      La toilette du bas terminée, l’aide-soignante remet la couche propre, puis passe une culotte et un bas de survêtement à ma mère. Elle soulève ensuite Maman et l’installe dans le fauteuil roulant qui se trouve près du lit. Elle repart dans la salle de bains avec un nouveau gant, revient lui frotte le visage, le cou, les mains, les avant-bras, s’arrête sur les yeux et les lèvres, l’essuie avec une serviette, lui passe un coup de brosse dans les cheveux, lui fait une queue de cheval. Tout cela est rapide, exécuté avec habitude, sans gestes extérieurs aux nécessités du service.

      Maman se laisse faire à présent sans un mot. Apparemment calmée, comme prise dans ce qui est vite devenue pour elle aussi une routine.

      Vous avez soif ?

      Sans attendre de réponse, elle repart dans la salle de bain avec le broc qui se trouvait sur la table de nuit, revient le broc plein, remplit le verre à disposition, aide ma mère à boire. Celle-ci s’étouffe régulièrement et il faut s’y reprendre à plusieurs fois avant que Maman repousse le verre de la tête.

      Puis l’aide-soignante reprend son matériel, le range sur son chariot et sort en laissant la porte de la chambre ouverte. On entend tout de suite après toquer à une porte au-dehors qui s’ouvre dans la foulée.

      Un long silence. Maman pousse un cri.

3

 

Maman est une enfant. Elle parle, elle pense, elle réagit dorénavant comme une enfant. Une petite enfant. On essaye de la raisonner mais la raison n'a plus de force sur son esprit. On répète ce qui pourrait l'apaiser et elle répète aussi sans nous entendre.

Elle fait des bêtises dès qu'on a le dos tourné. Dernièrement, elle arrachait les prises murales de courant ou de téléphone sans qu'on sache vraiment comment elle s'y prenait. Et quand on le lui faisait remarquer, elle nous répondait en nous regardant droit dans les yeux que ce n'était pas elle. On pouvait insister, elle n'en démordait pas. De la même façon, alors qu'elle a toujours été jusqu'à peu une grande lectrice, aujourd'hui elle arrache les pages des magazines et des livres qu'on lui confie.

Elle a peur. Ne cesse de le répéter. Sa fille est devenue sa mère ou Brigitte, une copine d'enfance, son fils est son frère ou son mari, parfois il redevient son Grand. Elle veut des bisous et en redemande. On se bécote. On se tient la main, se caresse la joue. Il faut qu'on la protège, nous dit-elle. (En off :) « J'ai peur, Maman, j'ai peur ! »

On la fait manger et on la fait boire. C'est-à-dire qu'on lui donne à manger morceau après morceau, ou à la cuillère ou encore on lui tient son verre. Aujourd'hui, elle se jette sur les gâteaux qu'on lui apporte avec goinfrerie et s'étouffe à boire goulûment. On lui essuie la bouche et lui nettoie les mains. Et quand on devine qu'elle a fait, on part à la recherche d'une femme de service pour qu'elle lui change ses couches.

On la sort parfois se promener dans le fauteuil, dans les couloirs de l'ehpad si elle a froid dehors, dans le parc ou en ville si on parvient à la convaincre qu'il fait bon. Elle se laisse balader, salue parfois un passant, en insulte un autre. On dit bonjour nous aussi ou on s'excuse en son nom et sa maladie.

Elle pousse des cris quand on la ramène dans sa chambre et qu'on la quitte. On tente de la calmer en lui disant qu'on revient tout à l'heure. C'est devenu le truc. On sait qu'elle n'a plus aucune prise sur le tout à l'heure.

​​

4

Maman, j'ai peur.

Mais il n'y a pas de raison d'avoir peur.

Maman… j'ai peur…

Maman, je suis ta fille, je ne suis pas ta mère.

On y va ?

Tu veux aller où ?

J'ai peur… On y va…

Tu veux qu'on sorte ? Qu'on aille faire un tour ?

Je sais pas...on y va, c'est tout... je ne veux pas rester ici...

Bon, d'accord. Je te passe un gilet et on y va.

Oui, parce ça commence à bien faire.

Voilà, d'accord, allez on y va.

Non, pas par là. Maman...

Où tu veux aller ?

Je sais pas… j'ai peur…

Qu'est-ce qui ne va pas ?

J'ai peur.

Tu as peur de quoi ?

… J'ai peur de tout.

Il n'y a pas de raison d'avoir peur.

J'ai peur quand même.

Tu veux un bisou ?

Oui.

Bisous.

Ça va mieux ?

… J'ai peur.

Faut pas avoir peur.

… Moi, j'ai peur.

Tu veux qu'on aille se promener ?

Comme tu veux.

Eh bien, on y va. Attention à tes pieds... C'est mieux comme ça ?

Maman… J'ai peur.

Il n'y a pas de raison d'avoir peur.

J'ai peur quand même.

Les gens sont gentils, ils s'occupent de toi.

(la voix de Maman est ensuite discordante et se répète en canon, par échos, rendant compte de la terreur qui s'empare d'elle).

Non, ils sont méchants... ils me font peur.

Maman.

J'ai peur.

Ne me laisse pas.

Emmène-moi.

Maman.

Maman...

Noir. Silence.

5

      L'ehpad, c'est le sigle désignant les Établissements d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes. En 2021, on en comptait plus de 7500 en France pour environ 600 000 personnes y résidant. Seulement 18% des résidents ont moins de 80 ans, avec des hommes en moyenne plus jeunes (82 ans et 3 mois) que les femmes (87 ans). Par ailleurs, les trois quarts des résidents sont des femmes. L'âge moyen d'entrée en ehpad est de 85 ans et deux mois.

      Savez-vous que la durée moyenne de séjour dans un ehpad en France est de moins de deux ans et demi ? Il faut tenir compte dans cette moyenne de 40 % des patients qui décèdent avant une année et demie. Les femmes y séjournent en moyenne davantage que les hommes. Les retours à domicile concernent 9% des séjours et se caractérisent généralement par une hospitalisation à l'origine du séjour. L'espérance de vie moyenne en ehpad est ainsi pour les résidents décédés de trois ans et deux mois.

      Plus de la moitié des gens vivant en ehpad sont très dépendants (Gir 1 et 2 – le GIR, c'est le degré de dépendance). Dans le même temps, ces établissements en 2017 utilisaient en moyenne 63 personnes pour un équivalent temps plein de 100 places. C'est dire le manque de personnel qui impacte ces établissements et les répercussions sur les services à assumer. Bien sûr, encore faut-il trouver une place.

      Les ehpad sont des maisons de retraites médicalisées qui facturent trois types de services : hébergement, dépendance et soins. Sur Paris et sa banlieue, les tarifs moyens entre départements varient de plus de 2600 à plus de 3700 euros mensuels en 2021. Ce sont bien des moyennes. Il n'y a pas de secrets : pour en avoir visité plusieurs, plus le prix est élevé, plus les services offerts sont de qualité, et inversement.

      Ainsi, s'il faut avoir les moyens pour vivre proprement, il en faut aussi pour finir dans une certaine dignité.

6

​​

      La chambre de l'ehpad dans la pénombre. Très vide, juste le mobilier indispensable et quelques photos de famille sur un meuble à tiroirs en métal. Une femme d'entretien entre dans la chambre, allume la lumière, nettoie sommairement la pièce. Maman qui dormait dans son fauteuil se réveille. Coups de chiffon, arrangements des oreillers et de la literie, rangement du plateau de petit déjeuner, coup de balai rapide. Puis la femme remballe tous ses accessoires et sort en fermant la porte.

      Maman fixe le mur. Elle lâche encore quelques cris épars, de plus en plus distants, de plus en plus faibles. Peu à peu sa tête s'incline. Elle se rendort. Simultanément, la lumière baisse.

      Dans toute la salle des images animées ou inanimées apparaissent et disparaissent dans un tourbillon accompagnées d'une musique de plus en plus prégnante. Maman rêve. Des photos en noir et blanc, d'autres en couleurs, une communion, des champs autour d'un petit village de Bourgogne, ses parents, ses amies, l'école, ses enfants, son mari, des moments de bonheur passé…

      Un instant la musique s'arrête tandis que s'emballe la danse des images au point d'en devenir illisibles, toutes les couleurs se fondent et grisaillent soudain. Noir.

      Puis la musique reprend plus basse et déjà inquiétante. Sur le fond de scène, flou d'abord. Puis une vision depuis le sol, dans un intérieur. On doit suivre le film du regard de Maman. Des pompiers s'activent, certains accroupis autour d'elle, lui parlent comme de très loin, tentent sans succès à plusieurs reprises de la faire réagir, puis l'installent sur une civière.

      Un retour brutal au réel. Dans un spasme, Maman redresse violemment la tête, réveillée.

7

Alors ?

Alors, quoi ?

Alors, ça va mieux, ta mère ?

Non, ça ne peut plus aller mieux. À présent, ça ira toujours pire.

Ah ? Qu'est-ce qu'elle a déjà ?

Elle a qu'elle agonise lentement.

Quel âge a-t-elle ?

Quatre-vingts ans.

C'est pas tellement.

L'âge ne compte pas, mais ce qu'elle a vécu. C'est ce qu'elle a supporté et qu'elle supporte encore. Elle n'est pas en bonne santé. Depuis toujours. Le corps, la tête.

C'est bien que tu t'occupes d'elle.

Je ne m'occupe plus d'elle. Elle est dans une maison de retraite. Elle n'a plus sa raison, ne comprend plus rien.

Moi, je mettrai pas ma mère dans une maison de retraite.

C'est aussi ce que je me disais avant. Puis le 2 février, on l'a retrouvée par terre dans son salon. Les pompiers l'ont emmenée à l'hôpital. Elle a perdu l'usage de ses jambes ce jour-là, ne peut plus manger seule, s'habiller, se laver, ne va plus aux toilettes, ne dort pas, hurle, a besoin de quelqu'un en permanence autour d'elle. On était arrivé au bout.

Elle aura bien vécu.

C'est quoi cette phrase ? Non, elle a eu une vie de merde. Elle s'est battue toute sa vie pour protéger sa famille. Elle a toujours eu peur de tout et de tous. Une grande partie de sa vie dans une cité pourrie de la banlieue parisienne. Et aujourd'hui elle meurt misérablement dans un ehpad sans comprendre ce qui lui arrive et ce qui se passe autour d'elle. Plus de 50 années d'emprisonnement parsemées de quelques menus plaisirs. Le sentiment honteux d'un gâchis. Non, elle n'a pas été heureuse.

...

À une photo de jeunesse sur laquelle Maman riait gaiement que j'envoyais à ma sœur, cette dernière me répondit par cette phrase terrible : « une des rares où elle a l'air vraiment heureuse. » J'en ai pleuré aussitôt sous le coup.

Noir.

8

​​

Noir. Téléphone.

Oui, maman ?

C'est Maman. Tu as regardé s'il y avait du courrier dans la boîte aux lettres ?

Oui, j'ai regardé, il n'y a pas de courrier, ne t'inquiète pas.

D'accord, tu es un bon fils, je ne descends pas.

Allez, à demain.

T'es sûr qu'il n'y a rien ?

Oui, j'en suis sûr. À demain.

D'accord, à demain, mon fils.

Pause. Téléphone.

Oui ?

C'est Maman. Est-ce que tu es passé voir le courrier ?

Oui, il n'y a rien. Tu m'as appelé il y a cinq minutes et je t'ai dit qu'il n'y avait rien.

Bah, c'est très bien. Sinon, toi, ça va ?

Oui, ça va, Maman, je ne peux pas rester au téléphone, je suis au travail.

D'accord, je te laisse. Donc, tu m'as dit pas de courrier dans la boite.

Voilà, c'est ça. Allez salut.

Non, parce que les gamins piquent le courrier dans les boites.

Mais non, ils ne s'occupent pas de ta boite à lettres, c'est bon, tu n'as pas de courrier et je dois raccrocher.

D'accord, et je te vois quand ?

Je passerai... demain. Je regarderai dans la boite à lettres.

D'accord, j'ai pas envie de descendre avec ma patte qui me fait mal.

Bon, allez à demain

À demain, mon fils.

Pause. Téléphone.

Oui, Maman...

Bonjour, mon fils, dis-moi, tu as regardé la boite aux lettres ?

Ça fait dix fois que tu m'appelles ce matin, je t'ai dit oui, oui, j'ai regardé, il n'y a pas de courrier, faut arrêter de m'appeler, je suis au boulot, je ne peux pas répondre, tu me déranges et je vais avoir des ennuis.

Doucement, ne crie pas, j'ai pas compris : tu as regardé s'il y avait du courrier ?

Y en a pas, y en a pas, et maintenant tu arrêtes de m'appeler, tu entends ! Ça suffit ! Tu me rends fou ! Stop ! Arrête !

D'accord, c'est pas la peine de crier, je n'appelle plus. Allez, bonne journée.

Pause. Téléphone. Sonneries, puis messagerie en boucle :

« Désolé, le téléphone de votre correspondant n'est pas disponible actuellement, veuillez le rappeler ultérieurement... »

9

 

      Ma mère, elle est cette conscience sociale d'origine modeste qui s'applique à se tenir droit en société. Être polie et se taire face à l'adversité, mais qui peut devenir grossière en privé, et même mauvaise, acharnée contre les autres au détriment des siens. Elle n'a jamais connu la bourgeoisie et ne sait et ne cherche pas à en être. Elle est juste cette petite conscience sociale héritée, mi-paysanne et mi-ouvrière, qui se protège parce qu'elle ne doute pas que la vie est dure et parfois impitoyable. Elle ne croit pas dans l'assurance en ses droits et a appris qu'on peut toujours piétiner ceux des faibles. Elle est une de ces victimes naturelles qui vivent anxieusement sous les menaces incessantes du quotidien.

      Bien sûr, elle a des avis, mais pas de convictions. Rien de figé. Ce qui compte c'est de survivre, d'esquiver, de perdurer. Une vie tapie, inquiète, angoissée. Toujours devoir compter et anticiper. Une vie dominée. Ses goûts sont simples, elle n'a pas ni les moyens ni l'ambition de prétendre au fastueux, au compliqué, au réfléchi, qui lui sont étrangers par ailleurs. Elle se contente de bibelots et de bagatelles, de plaisirs simples et de petits cadeaux de la vie devant lesquels elle s'extasie à sa mesure. Des extrêmes, Émile Zola, Pearl Buck, Sissi, ont élaboré sa lecture du monde. Il y a eux, il y a nous, sans intermédiaire, dominés et dominants. Je ne sais pas si elle rêve. Mais elle se ment souvent, et y croit très vite. L'orgueil lui est inconnu excepté au sujet de la scolarité de ses enfants. Ou peut-être encore de sa propre scolarité, qui n'est pourtant pas bien grande, mais dont elle est restée fière, qu'elle a peut-être aussi exagérée. Il fallait bien aller travailler. Mais quand elle en parle, elle se tient droite et les lèvres pincées. C'est pour elle la seule façon d'en parler.

      Elle a souffert. Des autres. D'elle-même aussi. Elle est toute en cris et en larmes, en colère et en désarroi. Elle a fait souffrir à son tour, peut-être sans le vouloir. Elle a fait du mal autour d'elle, m'a aussi fait et nous a fait souffrir, maladivement et irresponsablement. Sa souffrance a grandi et a fini par la submerger et la vaincre définitivement.

​​

10

 

      L'appartement de Maman. Un canapé vieillot avec des coussins brodés en nombre. La télévision hurle. J'essaye d'ouvrir la porte d'entrée mais Maman a encore une fois laissé la clé dans la serrure et le loquet ne tourne pas. Je frappe une première fois. Pas de réponse. Je recommence plus fortement.

Oh, mais vous allez arrêter d'emmerder le monde ! C'est fini, oui ?

Je frappe de nouveau avec force.

C'est pas vrai ! Qu'est-ce qui m'a foutu des voisins pareils ! Fermez-la un peu !

Des coups, une nouvelle fois.

Oh ! C'est pas possible, ils sont devenus fous ou quoi ?

Je renonce à frapper à la porte. J'imagine déjà les voisins des étages suivre notre manège depuis quelques minutes. Au besoin, une porte voisine peut même s'ouvrir, quelqu'un passer la tête, puis la rentrer, ou quelqu'un s'avancer des coulisses avant se repartir après un temps d'arrêt. Je prends mon portable et l'appelle.

Ça recommence, on peut jamais être tranquille.

Allô !

Ouvre-moi la porte, je frappe depuis tout à l'heure. Tu n'entends pas ?

Tu es où ?

Où veux-tu que je sois, je suis derrière ta porte.

Mouvement de serrure. Je rentre. Je dois hausser la voix parce que Maman est maintenant de plus en plus sourde.

Ah, c'est toi, mon grand ?

Ça fait deux minutes que je frappe à la porte. Je t'ai déjà dit de ne pas laisser la clé dans la serrure. Je veux pouvoir rentrer s'il arrive quelque chose. Et cesse de pousser des hurlements, on t'entend dans tout l'immeuble.

Je baisse le son de la télé à l'aide de la télécommande.

J'ai oublié. Je t'ai pas entendu. Faut dire, il y a un tel potin dans cet immeuble. La chaudière fait un raffut du diable, écoute. Tu entends ?

...

Non, je n'entends rien, il n'y a pas de bruit.

Comment, il n'y a pas de bruit ? Tu n'entends pas : brrrr brrrr brrrr. Et comme ça, toute la journée.

Maman, il n'y a pas de bruit, c'est dans ta tête.

Tiens, donc, dans ma tête ! Tout le monde s'en plaint dans l'immeuble, et toi tu n'entends pas. Tu crois que je suis folle, bonne à enfermer, hein, c'est ça que tu voudrais...

Maman, il n'y a pas de bruit, je n'entends rien. Il n'y a pas de bruit, je te dis... Bon, ce n'est pas grave. Je vais faire les courses, tu as fait la liste ?

Oui, tiens, sur le frigo. Surtout n'oublie pas les croquettes pour le chat... Et regarde bien le courrier dans la boite aux lettres.

J'ai déjà regardé, il n'y a rien.

11

 

      Je n'ai pas compris l'importance de mes visites dominicales. Je n'ai pas non plus pris ses peurs avec le sérieux qu'elles méritaient. Combien lui étaient également précieux ses au revoir du haut du balcon d'un neuvième étage pour lesquels je me retournais systématiquement et quasi mécaniquement trois fois pour la saluer, comme une astreinte, moments qu'elle attendait et espérait, moments de déchirure pour elle mais de simple retour à la vie pour moi, moments de fuite aussi dont j'ai honte à présent. Honte de l'avoir repoussée parfois aussi. Quand elle touchait amoureusement mes cheveux grisonnants et qu'avec un sourire m'invitant à la rejoindre et la comprendre dans sa vieillesse, je la chassais agacé en m'écartant de la portée de sa main ; quand elle répétait la même ritournelle sous le joug de la maladie et que je m'autorisais à l'impatience ; quand j'ai fait violence à sa faiblesse alors qu'elle s'appuyait sur mon bras ou recherchait son propre courage dans mon regard.

      Je réalise depuis peu à quel point je suis passé à côté de ma mère. Je ne l'ai pas vue partir, et aujourd'hui elle est déjà si loin que nous ne pouvons plus profiter l'un de l'autre comme je l'aurais maintenant souhaité. Je m'en voudrai pour cela. Ils me manquent à présent ces repas sur le coin d'une table de cuisine que nous prenions ensemble, alors seuls au monde, échangeant des banalités ou en silence, pressé que j'étais aussi de m'échapper égoïstement de son emprise affectueuse. Ils me manquent de même ces appels à 10 heures précises chaque jour, appels que je voulais clore rapidement dès lors qu'elle avait décroché, et dont la finalité était d'abord de m'assurer de sa survie et de mon devoir filial plus que d'échanger avec elle. Je l'ai embrassée dans sa vieillesse peut-être autant que dans ma jeunesse, mais pas assez pour ne pas m'accabler de reproches aujourd'hui.

12

​​

      De nouveau devant la porte. J'ai pu rentrer cette fois, sa clé pend accrochée à un lacet à la poignée intérieure de la porte. Maman est assise face au guéridon sur lequel se trouve l'appareil téléphonique. Le visage sévère. Elle ne m'a pas entendu entrer. Le téléviseur hurle dans la pièce.

 

Maman, ça fait depuis tout à l'heure que j'essaye de te joindre, le téléphone sonne occupé, j'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose.

C'est pas vrai, je suis au téléphone depuis dix minutes seulement. C'est Marie-Christine qui m'a appelée.

Lâche un peu ce téléphone. Tu passes tes journées dessus.

J'ai appelé personne depuis hier.

Oui, bien sûr, je te crois... Bon, j'ai fait tes courses.

J'avais pas fait la liste.

Pas besoin de liste, tu prends toujours les mêmes choses.

Qu'est-ce que tu fais à fouiller partout ?... Attends Marie, un instant, y a le grand emmerdeur qui est là. Je te rappelle.

Je t'ai entendue.

Moi ? J'ai rien dit !

C'est ça.

Oh, mais tu as ramené beaucoup trop de choses.

Oui. J'ai ajouté des fruits. Et il n'y avait pas tes sucrettes.

Tu as regardé le courrier ?

Il n'y a pas de courrier. Le facteur ne passera plus aujourd'hui. Tiens, je te laisse tout ça. Allez, j'y vais. On se voit dimanche.

Au revoir, mon fils. Et regarde le courrier en passant.

D'accord. À dimanche.

13

​​

Le téléphone lui est bientôt devenu son seul contact direct avec l'extérieur, en dehors de nos visites plus ou moins régulières... et d'une certaine manière indirecte aussi, son courrier ou les chaînes d'information continue à la télévision constituent sa réalité. Mais le téléphone, ça ! Cela s'est même transformé en une véritable addiction. Elle oublie qu'elle a appelé quelques minutes auparavant et récidive, parfois des dizaines de fois dans la même journée, ne réalisant pas qu'elle harcèle ses interlocuteurs. Et ceci à n'importe quelle heure du jour et aussi de la nuit, qu'elle ne distingue plus. Les gens ont vite appris à la bloquer ou ne plus répondre pour beaucoup d'entre eux et le téléphone sonne rarement à la maison en dehors de mes appels ou ceux de ma sœur. On ne la bloque jamais longtemps, on s'arrange entre nous pour que l'un des deux réponde et tente de l'apaiser. Maman ne dispose pas de forfait et les factures explosent. Quand on lui présente la note avec une liste des appels sur plusieurs feuilles, elle nie appeler et parle d'une erreur ou d'une escroquerie de la compagnie téléphonique. Impossible de lui faire entendre raison, car elle a oublié quasiment instantanément qu'elle venait d'appeler.

​​

 

14

​​

Qu'est-ce qui se passe ? Il y a un problème avec le téléphone ? J'essaye de te joindre depuis ce matin et ça ne sonne pas.

Je sais pas, ça marche plus.

Tu n'as pas touché à quelque chose ?

Je n'ai touché à rien.

La prise est arrachée. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Je sais pas, j'ai rien fait.

Elle ne s'est pas arrachée toute seule. Pourquoi tu touches à la prise, tu n'as pas besoin de t'en occuper. Ça fait déjà plusieurs fois. Maintenant, elle est complètement arrachée, c'est normal qu'il n'y ait plus de téléphone.

C'est pas moi.

C'est qui alors ?

Je sais pas.

Là, tu n'as plus de téléphone. Comment on fait maintenant pour te joindre ?

C'est pas moi.

Arrête, bien sûr que c'est toi, il n'y a que toi ici. Tu n'as pas à toucher aux prises. Tu nous emmerdes ! Il y a toujours des problèmes !

Ne crie pas, je n'ai pas touché à la prise. J'en ai marre. Tu me cries toujours dessus. Je vais me foutre par la fenêtre, faut que ça s'arrête, vous serez tranquilles, c'est ce que vous voulez.

Tais-toi ! Tu ne fais que des conneries ! Tu crois peut-être que j'ai que ça à faire !

Oui, tu voudrais bien que je saute du neuvième, tu serais bien content !

C'est ça ! Vas-y, saute ! Allez ! Qu'on en finisse !

Moment d'hésitation, de stupéfaction, d'indécision.

Ah, ça te ferait plaisir, tu n'attends que ça ! Tu es comme ton père ! Vivement que je crève, vous serez bien heureux quand je serai dans la tombe ! Mais je dirai à tout le monde comment tu es ! (Le son decrescendo) Oui je le dirai à tout le monde, et les gens sauront qui tu es vraiment...

(Maman continue tout le long du discours suivant à s'agiter frénétiquement et à parler, se plaindre, menacer, interpeller. Mais le son en ce qui la concerne est dorénavant de plus en plus distant, jusqu'à s'éteindre. Elle s'apaisera progressivement).

 

En effet, ma mère s'est mise à un moment à arracher les prises des murs. C'était devenu une obsession dont on n'a jamais compris la raison. Elle niait en être à l'origine, mais régulièrement on retrouvait les prises cassées ou arrachées, ce qui supposait tout de même un certain acharnement pour parvenir à ce résultat. Peut-être était-ce pour elle un moyen de se protéger des autres en supprimant toute relation sociale ? Ou peut-être était-ce une réponse immédiate à un interlocuteur qui venait de la brimer ? Quand elle s'est retrouvée en ehpad, elle a continué un temps et il a fallu d'abord la priver de la sonnette d'alarme, puis orienter le lit de telle sorte qu'il dissimule la prise dans le bas du mur de sa chambre. La perte de motricité de ses jambes a cependant permis de mettre rapidement fin à cette lubie.

Toute ma vie, je l'ai entendue menacer de se tuer. C'était avec des cachets quand nous habitions un rez-de-chaussée, puis de sauter par la fenêtre quand elle a emménagé dans un neuvième étage. Elle parvenait à nous faire dire des horreurs. Quand nous étions pris de remords, et qu'on le lui reprochait lorsqu'elle s'apaisait, elle répondait qu'elle ne sauterait évidemment pas. La menace n'était toujours rien qu'une menace qu'elle considérait péremptoirement comme l'argument magistral, la contre-attaque triomphante. De la même façon, il lui arrivait dans ses crises les plus violentes de se frapper la tête des poings ou de taper de la tête contre les murs, comme si se faire du mal nous accusait de sévices et devait lui donner raison. La folie couvait en fait depuis longtemps.

Il m'aura fallu du temps pour m'en rendre compte. Finalement, c'est sur la fin que j'ai compris que tout au long de ces années, elle n'avait pas cessé de basculer, et plus brutalement encore depuis la mort du père, dans une dégradation psychique à laquelle nous étions tellement familiers que toute notre enfance nous n'en soupçonnions même pas vraiment la nocivité. Quand sa raison s'est éteinte, c'est qu'elle avait atteint la fin d'un cheminement qui durait depuis des décennies. Seule restait la peur dans laquelle elle s'était alors totalement engloutie.

 

15

 

Ça va mieux ?

Silence. Haussement d'épaules.

Quelqu'un t'a donné des nouvelles ?

Personne.

Tu as dormi un peu ?

Pas beaucoup.

Qu'est-ce qu'il y a ?

Tu sais, c'est pas facile d'être toujours seule, de ne voir personne.

Pourquoi tu ne vas plus au Club ? Tu pourrais rencontrer des gens.

Oh, je m'ennuie au Club, ils font des jeux, ça ne m'intéresse pas.

Tu pourrais sortir un peu quand il fait beau. Tu restes toujours enfermée.

Avec ma patte, je ne peux pas aller bien loin... Puis j'ai pas envie de voir les gens de la cité.

Mais oui, mais tu te plains d'être seule et tu ne veux pas sortir.

Non, je préfère encore rester là. Je mets la télé, ça me fait de la compagnie... Et j'ai ma chatte.

C'est pas pareil la compagnie d'un chat.

C'est celle que je préfère. Elle est mignonne, parfois elle vient chercher des câlins. Mais quand elle ne veut pas, attention aux coups de griffes. Tiens, regarde, ce qu'elle m'a fait la petite chipie. Et elle mord aussi.

Ne la laisse pas faire, elle ne mordra plus.

Non, elle joue, elle se rend pas compte... Il faudra que tu ramènes des croquettes, elle n'en a presque plus. Et du sable aussi.

D'accord, je ferai ça vendredi en même temps que le reste des courses.

N'oublie pas, j'en crèverai s'il lui arrive quelque chose. Je préfère encore ne pas manger plutôt qu'elle ait faim. Surtout, pense-s'y !

Oui, oui, ne t'inquiète pas.

Une pause.

Mais dis-moi, il est où ton père ?

Maman, Papa est mort. Tu te souviens ? Il est mort à l'hôpital. On y était tous les deux quand il est mort.

Il est mort ?

Oui, tu te souviens ?

Oui, c'est vrai, c'est moi qui lui ai fermé les yeux, qui l'ai embrassé et qui ai fait le signe de croix. Mais il est pas revenu ? Il est pas reparti au village ?

Maman, il est mort. On ne revient pas quand on est mort.

C'est eux qui l'ont tué ?

Personne ne l'a tué.

Comment il est mort ?

Il est tombé. Tu l'as trouvé au matin par terre perdant son sang. Les pompiers sont venus le chercher et l'ont emmené à l'hôpital. Personne ne l'a tué.

Ils l'ont pas tué pendant la guerre ?

Non, Maman.

T'es sûr qu'il est pas reparti là-bas ?

On l'a enterré au village, il est mort.

Il fait peut-être croire qu'il est mort.

Non, Maman, il est vraiment mort. On ne revient pas de la mort.

Je sais pas.

Mais si tu sais, Maman, on était à l'hôpital tous les deux quand il est mort.

Oui, ça je m'en rappelle. Mais après je sais pas.

Après, on l'a emmené là-bas et il y est enterré. Tu veux voir une photo de la tombe ?

Oui.

Tiens, regarde, c'est son nom, j'ai mis des fleurs sur la tombe.

Oui. Il est mort. Je m'en doutais. Que Dieu le protège.

Dieu n'existe pas, Maman.

(Elle sourit comme dans une certaine complicité.)

Bon, je vais y aller.

Déjà ? Tu viens à peine d'arriver.

Il faut que je rentre, j'ai encore du travail.

Tu reviens quand ?

Vendredi, je t'ai dit. Je ferai les courses et j'achèterai des croquettes pour le chat.

Tu manges ici ?

On mangera dimanche ensemble, je m'occupe du repas.

Tu t'occupes du repas, bon alors j'ai rien à faire ?

Non, rien. Alors, à vendredi.

À vendredi, mon Grand. Et appelle-moi, ne m'oublie pas.

Ne t'inquiète pas, je t'appelle tous les matins à 10 heures.

Oui, c'est ton heure, je sais que c'est toi quand le téléphone sonne.

Allez, au revoir. Et repose-toi.

Oh, tu sais j'ai pas non plus grand-chose d'autre à faire. Le ménage le matin, et après je m'occupe comme je peux.

Et mange aussi.

Je mange, je mange, mais j'ai pas faim.

Faut se forcer. Allez, à vendredi.

À vendredi, mon fils. Bisou.

Voilà, bisou. Allez, j'y vais.

Je te fais signe du balcon.

D'accord. J'y vais.

Au revoir… Pense à regarder la boite aux lettres en passant. Ne m'abandonne pas.

D'accord. Au revoir, Maman.

(Noir.)

16

​​

      (Trois personnes très âgées et physiquement très dégradées sont assises dans des fauteuils roulants. Des mannequins peuvent aussi faire l'affaire. On peut ajouter au fauteuil des systèmes de perfusion, des minerves aux vieillards, des bandages, des plâtres… Arrive un Monsieur Loyal vêtu de manière excentrique, queue de pie, gros nœud-papillon coloré, un micro en main. Lumières et musique de cirque. - Il n'est pas indispensable que le public participe. Un ou des comédiens interviendront dans le public au cours des scènes suivantes. De plus, Monsieur loyal est libre de gérer l'accueil des intervenants du public. Il peut poser quelques questions aux « volontaires » pour les présenter avant de les inviter à lancer la roue, s'extasie des lots remportés et réclame avec ou sans succès des applaudissements pour raccompagner ces intervenants dans le public).

      Bien le bonsoir mes amours, merci de vous retrouver ce soir dans notre émission préférée : « Il y en a pour tous les âges ! » (Néon clignotant et jingle). Vous connaissez le principe : rien ne doit retenir notre générosité et gâcher une joie que nous partagerons ensemble. Nous allons lancer donc l'animation du jour. Mais avant, permettez-moi de vous présenter nos invités. Vous avez devant vous trois personnes d'un âge certain : Angèle, René et Jacqueline. Bonjour les amis. On les applaudit bien fort. (Une jeune et belle fille en petite tenue traverse le plateau avec une pancarte qu'elle montre au public et sur laquelle est écrit APPLAUDISSEZ). Ah, que je vous explique : pendant l'émission, vous apercevrez Linda hors caméra – Linda, c'est cette charmante personne (Linda fait signe de la main et laisse deviner par son comportement un esprit bien moins avantagé que son physique) – qui vous indiquera comment réagir à certains moments stratégiques. Bien, donc, que j'entende vos applaudissements, pour voir… Oui, bon, mais je suis sûr qu'on peut mieux faire. On recommence : attention… 1, 2, 3… Ok, c'est un peu mieux, mais faudra quand même faire quelques efforts… Bon, voici donc nos chers amis :

      Alors, ça va ?

      ...

      Pas trop le trac ?

      …

      On est content de passer à la télé, hein ?

      …

      Votre famille nous regarde ?… Vous leur avez dit que vous passiez à la télé ?

      ...

      Vous me comprenez ?… Vous m'entendez quand je parle ?

      ...

      Oui, bon, c'est pas grave. Ce qui compte c'est de... (Linda traverse le plateau avec une pancarte qu'elle montre au public et sur laquelle est écrit PARTICIPER)…

      Oh, non ! Qui m'a donné un public pareil ?... Non, mes petits chéris, faut y mettre du vôtre aussi. Ici, on s'amuse, on rit, on s'éclate, on est fun et on le montre. On n'est tout de même pas venu pour faire la gueule. Allez, on se réveille. Faites honneur à nos invités, quoi !… L'important c'est de… (Linda lève la pancarte PARTICIPER)

      Bon. Je poursuis. Au cours de l'émission, je demanderai donc à certains d'entre vous de collaborer. Si vous souhaitez intervenir, n'hésitez donc pas à lever la main quand j'inviterai des gens du public à monter sur la scène. C'est compris ?

      Bien, je crois qu'on est prêt : on démarre. Musique.

      (Le même jingle. Puis noir.)

17

 

(Un médecin en blouse blanche s'avance à ma rencontre.)

Ah, bonjour, je tenais à vous voir pour faire le point sur les examens concernant votre mère. On a diagnostiqué une démence sénile. Alzheimer.

Alzheimer ? Que peut-on faire ?

Pas grand-chose. Vous savez, la maladie d'Alzheimer est une maladie neurodégénérative du tissu cérébral. On ne sait pas à ce jour empêcher l'évolution de cette maladie une fois déclenchée. Le patient perd progressivement l'usage de ses fonctions mentales, et particulièrement de sa mémoire, entraînant des formes plus ou moins prononcées de démence. (Projection comparative de deux cerveaux, l'un d'une personne normale âgée, l'autre d'une personne touchée par Alzheimer) : Vous voyez ?

À quoi faut-il s'attendre dorénavant ?

(Un film muet à la façon de ceux du cinéma à ses débuts, composé d'une succession de séquences présentant des malades et les symptômes en arrière-plan pendant les discours suivants) :

Eh bien, si on ignore les causes de la maladie, ses symptômes en revanche sont connus : outre les pertes de mémoire d'abord des faits récents puis des plus anciens, on relève une incapacité à se situer dans le temps et l'espace, des difficultés à répondre à des problèmes simples, la difficulté croissante à assurer les besoins du quotidien, des altérations du jugement, des difficultés croissantes à s'exprimer et un appauvrissement du langage, un isolement social croissant, des troubles d'humeur et de la personnalité, la perte et l'oubli d'objets classiques de son environnement, une alimentation déséquilibrée et un sommeil troublé… et j'en passe.

Et à terme ?

Déjà, il s'agit d'ordinaire d'une maladie qui apparaît le plus souvent avec un âge avancé. La médecine reconnaît sept stades de la maladie. À un stade final, le patient peut ne plus reconnaître ses proches, ne plus être capable d'interagir avec son entourage, de contrôler ses gestes, de sourire, les muscles se raidissent, il peut être victime de confusion mentale et de poussées agressives, et devenir totalement dépendant d'un personnel soignant et accompagnant.

Et on ne peut donc rien faire ?

Malheureusement, non. En phase terminale, la maladie d'Alzheimer est une maladie entraînant des causes létales comme des infections, des escarres ou des pneumonies. Et avec le vieillissement des populations, le nombre de malades ne cessent d'augmenter. Je suis désolé.

Fin du film. Silence quelques instants. Puis le médecin se retourne lentement et s'en va.

(Noir.)

 

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(Jingle et lumières.)

Cher public, bonsoir ! Ça nous fait vraiment plaisir de vous retrouver mes petits chéris pour l'émission de ce soir. Trois invités nous accompagnent donc aujourd'hui : les dames d'abord, Angèle, Jacqueline et enfin René. Bonsoir les amis. Vous m'avez avoué hors antenne que vous étiez un peu impressionnés alors on ne va pas vous mettre la pression avec des questions inutiles. Et puis notre cher public sans lequel nous ne serions pas ici ce soir (Linda soulève sur le côté du plateau la pancarte CRIEZ). Bravo à vous, merci encore. Et enfin, pour finir, les meilleurs d'entre nous, les téléspectateurs et téléspectatrices que nous applaudissons très fort (pancarte APPLAUDISSEZ).

D'accord... nous vous avons préparé ce soir un programme pas piqué des hannetons, mes amours. Vous connaissez le principe : si vous répondez correctement aux questions que je poserai sur la vie de nos invités, vous leur ferez gagner des prix que vous pourrez partager avec eux si vous le souhaitez. Mais ne perdons pas de temps et commençons avec la première épreuve de la soirée.

Tout d'abord, une épreuve de culture générale. J'ai sous les yeux trois ordonnances médicales, une pour chacun de nos invités. Je vais donner un médicament essentiel de chacune d'elles. Et ce sera au public de deviner à quelle maladie ce médicament correspond. Ah, je vois déjà des mains se lever, mais laissez-moi tout de même le temps de vous donner le médicament. Commençons par Angèle. Je lis qu'Angèle doit régulièrement prendre de l'aldactone. Qui peut dire dans le public d'après cet indice ce dont souffre Angèle et lui faire ainsi gagner 100 euros ? Oui ? Monsieur ? Oui, vous avez raison, Angèle souffre d'hypertension artérielle et vient de gagner 100 euros grâce à vous. (Linda et la pancarte APPLAUDISSEZ) Bravo Angèle et merci à ce monsieur. Voyons maintenant l'ordonnance de René. René suit un traitement à base de rosuvastatine. En quoi la rosuvastatine peut-elle contribuer à empêcher la dégradation de la santé de René ? Qui nous donnera la bonne réponse et fera gagner 100 euros à René par la même occasion ? Madame ? Tout à fait, bonne réponse. (Linda et la pancarte APPLAUDISSEZ qu'elle présente à l'envers au public). Je lis : la rosuvastatine permet de réguler les excès de cholestérol dans l'organisme de René ! Bravo ! Je passe à présent à Jacqueline. Celle-ci doit régulièrement se traiter au cartrex. Le cartrex... Qui peut maintenant nous dire ce dont souffre Jacqueline dans le public et lui faire gagner 100 euros à son tour ? Monsieur, on vous écoute. De l'arthrose, réponse exacte. (Linda et une pancarte dont elle présente le dos au public.) Bravo à notre cher public qui permet de qualifier nos candidats pour l'épreuve suivante. Applaudissements, je vous prie !

(Jingle et noir.)

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J'avais cru un temps possible d'installer Maman en Bourgogne, la région qu'elle a toujours aimée et dont elle revendiquait une part de ses origines maternelles. Je voulais acheter une maison en prévision de ma retraite. L'idée de lui permettre de finir sa vie ailleurs que dans son 9e étage d'un HLM de banlieue parisienne avait accéléré mes recherches. Par ailleurs, les deux sœurs résidaient déjà sur les lieux. C'était un moyen aussi de se partager sa garde et son entretien qui me réclamaient de plus en plus régulièrement et devenaient de plus en plus difficiles, voire souvent intenables au point dorénavant de menacer ma santé.

Je lui en avais parlé. Si elle ne s'y opposait alors pas frontalement, elle était loin de partager cependant l'enthousiasme que j'essayais de soulever en elle. Elle me répondait quand je lui en parlais qu'on verrait plus tard.

On verra. Oui, on verra.

À l'époque, je ne pouvais pas comprendre que la maladie s'aggravant, tous ses repères qui lui restaient – elle les appelait ses souvenirs, qui pourtant s'estompaient de plus en plus, la ramenant toujours plus loin dans son passé – étaient concentrés sur cet appartement et cette cité, et qu'elle se perdrait elle-même en les perdant. L'avenir lui donna raison contre moi.

Aujourd'hui, je sais qu'elle n'aurait pas pu s'installer dans cette maison. Je l'ai meublée sur tout le rez-de-chaussée selon des critères esthétiques qui j'espérais la séduiraient. Je ne voyais pas alors que je considérais davantage mon plaisir et mon intérêt que les siens. Car, quoi que je fasse, cette maison n'aurait jamais pu être la sienne, elle lui serait sur le champ devenue à jamais étrangère, voire hostile. Et en perdant subitement tous ses repères, Maman se serait sûrement dégradée beaucoup plus vite que cela ne l'a été en restant dans sa prison de béton en étage.

Il aurait fallu s'en occuper plus tôt. Peut-être déjà du temps du vivant du Père. Et aujourd'hui, je suis ainsi propriétaire d'une maison dont tout le rez-de-chaussée me ramène obstinément à ma mère.

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(Jingle et lumières.)

Pour la seconde épreuve, mes petits amours, nous allons tenter de découvrir un peu mieux l'histoire de nos invités. Chaque bonne réponse du public permet de faire gagner de nouveau 100 euros à l'un de nos amis. C'est parti ? Cher public, c'est à vous !

Première question concernant Angèle : qui parmi le public peut deviner depuis combien d'années Angèle est aujourd'hui en ehpad ? Alors ? Oui ? Non ? 11 ans ? 2 ans ? Tout à fait ! Cela fait maintenant 6 années qu'Angèle vit dans sa chambre ou aux alentours. Bravo à ce monsieur pour cette bonne réponse. (Linda apparaît sur le côté de la scène, fait signe d'applaudir, puis repart résignée).

Nous passons maintenant à Jacqueline. Je lis la question : comment Jacqueline s'est-elle retrouvée en ehpad ? (Plusieurs réponses provenant des acteurs dans la salle, peut-être aussi du public : C'est une décision personnelle ; elle nécessitait des soins médicaux constants ; elle a gagné une place à un concours...). Oui ! Bonne réponse : ses enfants l'ont placée sous tutelle et se sont ensuite débarrassé d'elle pour occuper son appartement. (Linda n'apparaît pas sur scène mais y jette la pancarte APPLAUDISSEZ).

Et nous finissons avec René à présent. Voici la question : combien de visites dans son ehpad a reçues René au cours de l'année écoulée ? Je répète : combien de visites pour René au cours de l'année ?... Un peu plus... un peu moins... Oui, 6 visites... dont 4 de son ancien voisin qui veut lui racheter le terrain attenant à sa propriété. (Monsieur Loyal après constat de l'absence de Linda, soulève en partie la pancarte au sol pour indiquer au public d'applaudir).

(Jingle et noir.)

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Notre mère, c'est une relation des plus marquantes de notre existence. Quand on a connu sa mère, quels que soient nos rapports avec elle, on a du mal à imaginer ce que c'est de vivre sans et ne pas la connaître. Elle est et reste présente en nous notre vie entière. Par rapport à notre existence sous couvert maternel, on perçoit le vide vertigineux provoqué par l'absence d'une mère. Celle-ci dépasse nos souvenirs, on devine aujourd'hui ce dont on ne pouvait avoir conscience hier dans l'attention qu'elle nous a portée. Elle est encore la part sans mémoire de notre vie. Elle est généralement notre premier amour.

J'ai essayé de permettre à ma mère de vivre dans son appartement le plus longtemps possible. C'est ce qu'elle voulait. Elle refusait d'être placée dans une maison de retraite. J'ai pris sur moi pendant des années, et surtout pendant les derniers mois avant qu'elle soit hospitalisée et que l'hôpital refuse de la renvoyer chez elle au vu de son état. Il fallait cette intervention extérieure pour me convaincre et m'affranchir de mes scrupules qu'il n'était plus possible de la laisser seule. Finalement, sa dernière chute dans son appartement m'a libéré de toute responsabilité et m'a permis de supporter plus commodément la culpabilité.

Peut-être avez-vous encore votre mère ? Peut-être même sa santé lui permet encore de subvenir à ses besoins et d'être indépendante. À moins d'une fin brutale, il est malheureusement probable que cette santé et cette indépendance ne dureront pas. Nous vivons de plus en plus vieux sans pour autant pouvoir subvenir seuls à nos besoins. Qu'envisagez-vous de faire quand ces questions se poseront ? Y avez-vous déjà réfléchi ? Que ferez-vous quand sa survie vous accaparera une part de plus en plus importante de votre existence quotidienne ? Êtes-vous vraiment prêt à supporter malgré tout votre mère jusqu'au bout ?

...

Ce n'est jamais simple.

Un ami me disait récemment qu'il ne laisserait jamais sa mère aller en maison de retraite : non, elle restera avec sa sœur.

22

 

(Jingle et lumières.)

Et nous arrivons au final de notre soirée. Encore bravo à notre public adoré qui a déjà permis à nos trois invités de gagner chacun 200 euros en bons d'achat. Vous êtes formidables ! On les applaudit bien fort ! (Monsieur Loyal semble guetter l'intervention de Linda : sans résultat).

Bien, pour finir, nous allons inviter trois personnes du public qui, de leurs mains innocentes mais généreuses, vont contribuer à rendre pour nos chers amis cette soirée absolument inoubliable. Il s'agit maintenant de faire tourner la roue de l'Espérance et d'offrir peut-être une prise en charge gratuite à vie dans leur ehpad respectif. Oui, vous avez bien entendu : à vie ! Qu'on amène la roue sous les applaudissements du public ! (Nouveau regard vers les coulisses à la recherche de Linda, tandis qu'une roue est amenée sur la scène avec différentes propositions de gains dérisoires et une proposition en lettres lumineuses indiquant : EHPAD GRATUIT). Merci à tous !

Bien, mes petits chéris, je vais maintenant demander à certains d'entre vous de nous rejoindre pour le plus grand bonheur de nos invités. Monsieur ? Madame ?

(Le public peut participer et monter sur scène. Des comédiens dans la salle au cas où. Si jamais la roue s'arrête sur le gros lot, Monsieur Loyal n'hésite pas à tricher et à favoriser le choix adjacent).

Nous applaudissons bien fort ce monsieur/cette dame qui va tourner la roue pour le plus grand profit de René. Bravo monsieur/madame ! Vous êtes prêts ? On compte sur vous, c'est parti ! La roue tourne... On retient son souffle. Oui... oui... (Plusieurs options sur la roue en dehors du gros lot, toutes plus saugrenues les unes que les autres : une séance de hammam turc, une paire de rollers, un baptême de l'air en deltaplane, un menu best-off dans un fast-food à la mode, un billet pour un concert de Justin Bieber, d'autres choix du même genre... Même chose pour Angèle, puis Jacqueline. Monsieur Loyal gère).

Quel suspense ! J'en suis encore tout retourné. Et vous aussi, j'imagine.

Alors, mes chers amis, heureux ? Vous êtes contents des beaux cadeaux que vous avez gagnés ?

C'est l'émotion, vous n'avez pas les mots. Nous comprenons très bien. En tous cas, sachez-le, ce fut un grand plaisir de vous recevoir et faire votre connaissance. Mais hélas !, tout a une fin. Le temps qui nous est imparti s'est malheureusement écoulé. Oui, je sais, c'est triste, mais c'est la vie. C'est déjà fini et il nous faut nous quitter. Ce fut un grand plaisir et merci, nous ne vous oublierons jamais. Merci encore à vous. On applaudit bien fort nos invités de ce soir et je vous dis à très bientôt pour une nouvelle émission de « Il y en a pour tous les âges ! ». Grosses bises à vous mes amours ! Bonne soirée et retrouvez-nous très vite.

(Jingle se décomposant peu à peu sonorement. Noir.)

 

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La directrice de l'ehpad en tailleur, le médecin de l'ehpad en blouse blanche, tous deux derrière des masques de clowns ricanant.

 

Ne vous inquiétez pas, elle sera bien chez nous.

Nous sommes une petite structure, 40 résidents, presque une famille.

Tout le monde se connaît. Les patients appellent les aides-soignantes et les femmes de service par leur prénom.

Les chambres sont individuelles. Vous pouvez y apporter des meubles, des plantes et des affaires personnelles, l'adapter selon vos désirs. Il y a une table pour une télévision si vous voulez en amener une.

La cadre est agréable, le parc donnant sur le centre-ville, la salle de réunion où les patients peuvent regarder ensemble la télévision ou se retrouver en dehors des heures d'animations, la chapelle si madame est croyante… catholique.

Nous sommes habitués aux cas difficiles. Ses problèmes de santé trouveront ici des réponses appropriées.

Ne vous inquiétez pas, elle sera bien chez nous.

Les repas se font en commun. Vous pouvez manger avec votre mère en payant un supplément. Par contre, il faut nous prévenir à l'avance de votre repas afin que la cuisine puisse s'y préparer. Nous avons un excellent cuisinier. C'est 30 euros le repas pour une personne extérieure. Nous espérons que ce prix ne vous découragera pas.

Coiffeur et manucure à la demande des familles à des tarifs raisonnables.

Je vous ai parlé des animations ? Elles sont proposées chaque jour aux patients qui peuvent y participer s'ils le désirent. On célèbre aussi les anniversaires et les grandes fêtes de l'année.

Les infirmières passent voir chaque patient tous les matins. Elles assurent les soins immédiats. L'une d'elle est de garde la nuit. Les vaccinations sont à la demande des familles.

Le linge est étiqueté nominativement et lavé régulièrement.

Le matin, petit déjeuner ; à midi déjeuner ; à quatre heures, un goûter ; et dîner à dix-neuf heures.

Ne vous inquiétez pas, elle sera bien chez nous.

 

24

 

Maman dans un fauteuil roulant. Le médecin déambule autour d'elle comme un conférencier lors d'un colloque.

Les escarres.

Elles sont parfois appelées plaies de dedans. Elles apparaissent sur les zones de pression du corps. L'immobilité, les positions durablement assise ou couchée, une compression prolongée des tissus, la dénutrition favorisent leur progression. Elles se déclarent ainsi aux pieds, aux jambes, aux fesses. (Photos projetées en arrière-plan.)

La plaie se forme en raison du manque d'oxygène apporté aux tissus compressés. On distingue quatre stades dans le développement des escarres. (Projeter un schéma.)

Cela va de simples rougeurs disparaissant en une journée au stade 1 à une attaque des muscles ou de l'os au stade 4.

Les causes diverses cataloguent son type d'escarre. Pour Madame, du fait de son âge, son immobilité, son état nutritionnel, son état psychologique, peut-être aussi d'une neuropathie et d'une baisse du débit circulatoire, c'est le type « plurifactoriel » qui est retenu. Le pronostic vital peut ici être engagé.

La prévention pour un traitement efficace doit être constante, les escarres apparaissant en quelques heures. Il s'agit alors de réduire les facteurs d'apparition. Depuis quelque temps, Madame est bandée, nettoyée chaque jour, mais malgré tout, quand une escarre se résorbe quelque part, une autre apparaît ailleurs.

À ce stade, un matelas adapté n'aide pas beaucoup plus que cela.

Le fait que Madame ait perdu une dizaine de kilos en quelques mois a assurément accéléré leur développement.

Ce sont les escarres qui ont amené à envisager un temps pour son cas une amputation des jambes.

C'est encore une escarre à la fesse qui explique pourquoi Madame est assise ainsi penchée sur un côté dans son fauteuil.

Un temps, il a pu sembler que cela s'arrangeait : elles étaient moins développées aux jambes, cela sentait moins mauvais aussi.

Car l'odeur est aussi une caractéristique des escarres. Peut-être sentez-vous vous-mêmes cette putridité qui émane de Madame depuis votre place ?

 

25

 

Dans une ambulance. Bruit du moteur. Vus par les hublots des portes arrière, les toits, les cimes des arbres, le ciel bleu défilent sur les côtés et le fond de la salle. Un ambulancier avec nous à l'arrière.

Ça va, tout se passe bien ?

Ça va, merci.

On a mis la clim, si vous avez chaud, vous pouvez ouvrir la fenêtre latérale.

Maman s'agite et crie.

Tout va bien, Maman, on est bientôt arrivé.

J'ai peur.

On va juste faire des radios et on rentre.

J'ai peur...

Je vous remercie pour votre diligence, messieurs.

C'est normal. C'est notre métier.

Tout de même. C'est pas facile pour nous, et c'est bien aimable de votre part de nous aider.

Pas de problème. Comment va-t-elle ?

Elle est paniquée, ne comprend pas ce qu'il se passe.

Pourquoi ces radios et ce doppler ?

Le médecin de l'ehpad a diagnostiqué un risque de septicémie suite aux escarres aux pieds, l'os pourrait être déjà attaqué. Elle a parlé de greffe qui nécessiterait une longue durée d'hospitalisation ou bien d'une amputation.

Espérons que nous ne devrons pas trop attendre entre les radios et le doppler.

Oui. Plus vite cela sera fini, mieux ce sera pour elle aussi… c'est quand même violent de nous parler d'amputation avant des examens plus approfondis. Le médecin nous somme de nous décider entre la greffe et l'amputation. Mais, dans les deux cas, elle y resterait.

Ils ne peuvent pas lui faire faire de l'exercice, la déplacer pour empêcher les escarres ?

Ils sont déjà débordés, je ne veux pas non plus leur jeter la pierre.

Allons donc, vous vous faites des illusions, ils gagnent bien leur vie, ils pourraient embaucher mais préfèrent se remplir les poches.

Je ne sais pas, peut-être. Je me doute qu'un ehpad c'est plutôt un lieu d'où on sort généralement les pieds devant. Ce qu'on voudrait maintenant, c'est qu'elle parte dans le meilleur confort encore possible.

On est arrivés.

Vue de l'arrière, l'ambulance se gare et s'arrête. Les ambulanciers redéposent Maman dans le fauteuil.

26

 

Avez-vous déjà souhaité la mort de votre mère ? Ou au moins vous êtes-vous demandé si ce ne serait pas mieux qu'elle disparaisse ? Par colère, par honte ou par pitié ? Par intérêt, peut-être : un héritage ? L'idée de récupérer un bien ? Même un simple bibelot ? Ou alors, ne serait-ce que l'imaginer. Par désœuvrement encore ? Ou bien par anticipation ?

...

Cherchez bien. Est-ce si rare ? Ne serait-ce pas après tout naturel ? Chacun se défait de sa tutelle par divers chemins. Les parricides ne sont à l'extrême que l'aboutissement consenti à une telle pulsion. Le parricide maternel pèse de la charge symbolique la plus lourde. Il est le crime le plus odieux : tuer celle à qui on doit la vie, celle dont on est la chair. Heureusement, les parricides sont rares. Mais la pulsion elle-même est bien plus partagée que ne l'est l'acte.

Face à la maladie, face à la dégénérescence, face à la vieillesse, chacun peut un jour s'interroger sur l'éventualité de mettre fin à une vie. Et la question s'impose même quand il s'agit de sa propre mère. Quand plus rien ne reste que vivre la décomposition physique et psychique de cet être cher, sa mort peut s'apparenter à une libération commune. Certes, en même temps, pointe la culpabilité d'une telle intention. Le remords, l'indignité, l'ignominie. La peur de l'impuissance triomphante. Quoi qu'on fasse, il n'y a pas d'issue à l'abjection. Pas d'autres choix que la souffrance mutuelle.

 

Ça va pas bien. Je veux pas crever ici. Emmène-moi, ramène-moi à la maison.

Je ne peux pas, Maman, il faut d'abord que tu guérisses. Pour l'instant tu dois rester ici.

Ils sont méchants. Je veux pas crever avec eux. Viens, on s'en va. Lève-toi, on y va, on part. Tu veux bien ?

Tu ne peux pas partir maintenant, Maman. Tu es malade. On partira quand tu iras mieux.

Je n'irai plus jamais mieux. Je suis vieille, c'est fini pour moi. Vous vous êtes débarrassés de moi, c'est ce que vous vouliez. Et maintenant tu me mens. Toi aussi, tu m'abandonnes, mon fils ? Toi aussi, mon fils !

(Maman plonge son visage dans ses mains et sanglote bruyamment un temps avant le discours suivant.)

27

 

(Bruitages : grand magasin, puis musique de manège, puis bruits de pas.)

J'ai quatre ans. Je suis dans un magasin avec ma mère. Il me semble dans mon souvenir que c'est un lieu où se vendent des meubles et des produits de confection. Ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est que mon père est reparti au pays depuis des mois et nous a laissés avec une promesse incertaine de retour. Ma mère m'a répété de ne pas parler de son absence à l'école. Elle lutte entre son travail et mon existence, les difficultés du quotidien et l'appréhension d'une absence prolongée du père, la fatigue et la peur. Dans ma mémoire, il est possible que cette journée se mêle à une autre. Nous serions sortis du magasin et Maman m'a offert des tours sur un manège. La personne qui gère le manège laisse flotter aux dessus de la tête des enfants un pompon, une « queue du Mickey », dont je parviens à m'emparer plusieurs fois, me donnant ainsi droit à plusieurs tours gratuits. Maman est assise sur une chaise à disposition et m'observe tristement. Puis elle s'impatiente et met fin à la série. Il fait déjà nuit. Nous sommes rentrés tard ce soir-là. Je vois ma mère qui porte un fichu sur sa tête. On doit être en hiver ou pas loin. Le bus nous a déposés au terminus et nous avons encore du trajet à pieds jusqu'à l'appartement. Ce n'est pas très loin mais je ne marche pas bien vite. Maman me presse en me tirant par la main. Elle a remarqué qu'un homme nous suit à une vingtaine de mètres. En tous cas, elle le croit et je sens grandir son angoisse, sa peur. Elle me le dit. Me serre contre elle. Je me retourne et vois dans la nuit la silhouette qui marche derrière nous. Nous forçons le pas. Elle me prend bientôt dans ses bras et court aussi vite qu'elle peut.

Je me demande encore aujourd'hui si cet homme nous suivait vraiment ?

 

28

Maman dans son fauteuil.

Oh, mon fils. Viens me faire un bisou.

Tu vas bien ?

Ils sont... puis ils veulent pas... je sais plus...

Qui ne veut pas ?

Je sais pas... Faudra leur dire...

Je ne comprends pas, Maman.

… Et la nuit ils passent...

Qui passe ?

Des gens... L'autre... Une saleté, celui-là.

Quels gens ?

… Je sais pas.

Je ne comprends pas, Maman. Tu as mangé ?

Je sais pas.

Si, tu as mangé, il y a encore des miettes par terre.

… C'est quoi ?

C'est un gâteau. Tu veux du gâteau ?

Fais voir.

Une tartelette aux framboises. Prends-en. Fais attention, ça va tomber. C'est bon ?

Bof.

T'en veux encore ?

Mange, toi.

Non, c'est pour toi.

J'ai envie de vomir.

Tu as mal quelque part ?

Évidemment que j'ai mal.

Tu as mal où ?

… Je sais pas... Partout... Dedans.

Silence.

 

29

Je suis assis sur le lit et aide ma mère dans son fauteuil à manger une tartelette aux framboises. Je tiens la tartelette à hauteur de sa main et elle prélève entre deux doigts tremblants une à une les framboises qu'elle tente de porter ensuite à sa bouche. Ses doigts manquent de force et de coordination, et peinent à serrer suffisamment la framboise qui souvent tombe avant d'atteindre sa bouche.

Allez encore une.

(Voix off : Et dire qu'il y a encore peu de temps nous fêtions tous Noël ensemble chez elle. Elle marchait alors, et si sa tête flanchait déjà régulièrement, on pouvait encore avoir ensemble une conversation cohérente. Qui aurait cru qu'elle se dégraderait aussi vite ? C'est affolant, elle a perdu entre 10 et 15 kilos et a vieilli de 10 ans en 4 mois.)

Attention, tu t'en mets partout. Tiens, elle est là.

Je ramasse sur ses genoux la framboise qui lui a échappé et la tend vers sa bouche venant la quémander.

(Voix off : Ma pauvre mère. Qu'es-tu devenue ! Elle a un regard vide de toute conscience. Que de la terreur. Un tas d'os avec de la peau sur les os. On distingue à présent les contours de son squelette sur ses mains, son visage. Sa peau blanche est devenue presque translucide et laisse saillir les veines bleues et rouges. Ses bras, ses jambes sont maigres à faire peur. La mort se lit de plus en plus sur son corps dorénavant sans défense.)

Tu en veux encore ? Hein, Maman ? Oui ? Allez, encore une. Doucement. Attends. Prends-la bien entre tes doigts.

Les gestes sont lents et sans plus aucune assurance tandis qu'elle saisit le fruit, l'amène vers sa bouche et s'avance légèrement en se penchant à sa rencontre.

(Voix off : On dirait moins qu'une enfant. Plus de conscience. Pire. Un animal. Un projet simple, naturel : manger ; porter le fruit à sa bouche malgré un corps indocile, réticent même. Pas plus de réaction s'il s'échappe et tombe, si ce n'est de retourner le regard vers la tartelette pour une nouvelle tentative. Pas d'esprit, juste une bouche, un ventre. Et des difficultés même pour mâcher une framboise.)

C'est bon ? Encore ?

(Voix off : Cela la fatigue. Il lui faut se redresser, avancer et ramener le bras, serrer le fruit entre ses doigts. Elle peine maintenant davantage à chaque framboise. La fatigue l'emporte encore sur la faim. Elle aura mangé six ou sept framboises, et cela a été une épreuve pour elle. Mâcher, avaler la fatiguent. Elle n'a plus envie de lutter. Plus la force. Elle se contente de subir. S'en rend-t-elle encore compte ?)

Maman s'est laissé glisser contre le dossier du fauteuil. D'un mouvement de la tête, elle a comme signifié que cela suffisait.

Non ? Tu n'en veux plus ? Sûr ?

Geste las de la tête.

Je lui essuie la bouche et les doigts. Puis jette le mouchoir dans une corbeille. Je jette aussi ce qui reste de la tartelette. Puis je reviens m'asseoir sur le lit face à son fauteuil. Nous nous regardons en silence un long moment. Puis le noir.

30

 

(En arrière-plan défile une route de campagne. Bruit de moteur de voiture. Voix off.)

Pauvre mère… elle maigrit à vue d'œil.

Un temps.

Je ne suis pas sûre qu'ils ont le temps de s'occuper de chaque personne.

J'espère quand même qu'ils la font manger, elle ne peut plus toute seule.

Je ne sais pas.

Un temps.

Elle était affamée. Elle s'est jetée sur le gâteau.

Un temps.

Faudrait aussi qu'ils s'assurent qu'elle boive suffisamment. Elle ne parvient plus à renverser le poignet pour vider son verre elle-même. On a l'impression que c'est de pire en pire à chaque fois qu'on vient.

Un temps.

Ça fait combien de temps qu'elle n'a pas souri ? Il y a bien deux mois ?

Un temps.

Faut pas se faire d'illusions, ça sera pire à chaque fois maintenant, faut même s'y préparer, s'y habituer.

C'est pas facile.

Non, c'est pas facile.

Un temps.

Dire qu'il y a quelques mois, on mangeait et riait chez elle tous ensemble autour de la table. À quelle vitesse elle se dégrade, c'est effrayant.

Au moins, elle était calme aujourd'hui.

Ils l'ont assommée de cachets, c'est normal.

Un temps.

D'un autre côté, c'est pas simple pour eux non plus quand elle est excitée et qu'elle pousse des cris. Quarante pensionnaires pour peu de personnel, ça laisse pas beaucoup de temps à consacrer à chacun.

Un temps.

J'ai demandé pour sa chaîne en or, ils ne l'ont pas retrouvée.

Pourtant, elle est bien quelque part.

Oui, mais certainement pas perdue pour tout le monde.

Un temps.

Tu m'enverras les photos ?

Oui, je le fais tout de suite en rentrant.

Un temps.

Pauvre mère.

Silence.

31

Après que Maman est partie à l'hôpital puis en ehpad, j'ai retrouvé en vidant son logement deux cahiers dans lesquels elle avait retranscrit une vingtaine d'années plus tôt ce qu'elle savait de sa famille bourguignonne et particulièrement de sa mère à elle, ma grand-mère. Une feuille volante présentait ce travail :

(Panneau lumineux) :

 

Maintenant que Maman nous a quittés, je dois remplir ce devoir de mémoire et consigner tous ses souvenirs, ceux de sa mère et de ses grands-parents.

Autrement après moi, plus personne ne saura la vie de nos ancêtres à cette époque au Beugnon.

Je confie ce « testament-mémoire » à mes enfants pour leur descendance.

Bien que ce ne soit pas un exercice de style, s'ils veulent en faire quelque chose…

 

À ma mère sans qui rien n'aurait pu être écrit

À mes enfants

et à tous ceux qui comme moi descendent de « CES DEUX-LÀ »

Je découvrais que Maman avant moi avait poursuivi le passé de ses ascendants, et je découvrais surtout la place qu'avait tenue sa mère dans sa vie. Je me souvenais d'une petite femme plutôt effacée, discrète, et mon souvenir se trouvait alors en totale opposition avec le portrait qu'en faisait sa fille.

Ma première pensée fut naïvement de considérer son témoignage comme détourné, enjolivé par le temps, le chagrin et l'amour filial. Mais je réalisais bientôt que c'était d'abord la difficulté dans laquelle nous nous trouvons tous de connaître quelqu'un même de très proche et d'en dresser le portrait qui me ramenait à mon propre travail mémoriel. Moins que le témoignage de ma mère, c'est cette dernière subitement qui m'apparut bien plus intéressante, complexe et mystérieuse, que je voulais jusque-là la comprendre.

Elle ne nous avait jamais parlé de ces cahiers, les avait même rédigés à l'abri de nos regards, les nuits d'insomnie qui lui étaient familières. Je découvrais aussi un style, elle savait écrire et raconter à sa manière. Depuis leur rédaction, il est vraisemblable qu'elle les avait oubliés comme tout le reste, contrairement au projet initial énoncé dans sa lettre de présentation, ou peut-être même n'aurait-elle plus souhaité nous les communiquer. Ainsi, elle aurait peut-être fini par accepter que sa mère disparaisse avec elle.

D'ailleurs, la formulation dont elle s'était servie pour nous adresser ces cahiers, la responsabilité qu'elle nous accordait sans conviction quant à l'utilisation de cette mémoire, ajoutées à son silence sur l'existence de ces écrits, ne semblent pas confirmer une confiance véritable dans une transmission ultérieure. Finalement, c'est probablement d'abord pour sa mère et pour elle-même qu'elle avait rédigé ces pages.

Subitement, nos quêtes se heurtaient et dévoilaient la distance nous séparant dans notre connaissance mutuelle, particulièrement dans la connaissance que je m'imaginais avoir d'elle. Je l'avais enfermée malgré moi dans son rôle de mère, puis de veuve, enfin de vieillarde. Je ne m'interrogeais plus. Je ne croyais plus qu'elle puisse être plus que cela, autre chose encore. Quelqu'un exactement comme moi. Violemment, et contrairement à ce que je m'imaginais, je découvrais alors que je ne la connaissais pas. Je n'avais d'elle en moi que des images, mais pas d'histoires. Une mémoire vide.

(Une série de photos de Maman de son enfance à la vieillesse projetée sur la musique sans paroles de La più bella del mondo de Marino Marini.)

32

J'ai appris ainsi dans les cahiers qu'elle nous a laissés que Maman vouait une véritable et sincère admiration pour sa mère. Ces cahiers ont été écrits à la mort de sa mère et cela explique pourquoi cette dernière se trouve en être le personnage central. Pour autant, je n'ai pas retrouvé de tels carnets concernant son père et ce dernier n'apparaît pas plus qu'en une simple mention de mariage dans ses lignes. Avec sa mère, c'est aussi le cadre d'une enfance dans un village bourguignon, Le Beugnon, qui est mis en avant, dont je découvre maintenant que j'ai lu ces cahiers qu'il comptait pour Maman lui aussi beaucoup plus que je ne le supposais. Et plus loin, c'est jusqu'à son arrière-grand-père qu'elle est remontée grâce aux souvenirs que lui avait communiqués sa mère. En revanche pas un mot sur sa propre enfance.

Je me souviens qu'il y a quelques mois, dans une nouvelle crise, alors qu'elle m'avait poussé à bout me reprochant encore une fois de ne pas m'occuper d'elle, ouvrant la porte du logement et le criant dans le hall d'immeuble ou encore par la fenêtre du balcon du 9e étage, me menaçant de poursuites judiciaires, ameutant les voisins, annonçant en finir, je lui avais subitement asséné mon souvenir de ses négligences pour sa mère abandonnée aux seules attentions de son frère. Elle s'était figée un instant, choquée, avait pleuré, m'avait traité de salaud.

Je réalise à présent le coup que je lui ai alors porté, la violence que je ne pouvais imaginer de mes propos, la souffrance qu'elle a dû ressentir, ma brutalité. Je n'ai pas autant de souvenirs la concernant, pas autant d'échanges complices qui me permettraient comme elle de meubler ma mémoire de son existence comme la sienne l'a été par ses relations à sa mère (j'allais écrire à ma grand-mère, mais je ne m'en suis pas senti le droit, celui de la priver d'une intimité filiale dont je ne me considère pas moi-même avoir été capable). Une nouvelle honte à rebours qui restera en moi quand Maman sera partie.

 

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(Noir. Lecture en voix off.)

« Fils des mères encore vivantes, n'oubliez plus que vos mères sont mortelles. Je n'aurai pas écrit en vain, si l'un de vous, après avoir lu mon chant de mort, est plus doux avec sa mère, un soir, à cause de moi et de ma mère. Soyez doux chaque jour avec votre mère. Aimez-la mieux que je n'ai su aimer ma mère. Que chaque jour vous lui apportiez une joie, c'est ce que je vous dis du droit de mon regret, gravement du haut de mon deuil. Ces paroles que je vous adresse, fils des mères encore vivantes, sont les seules condoléances qu'à moi-même je puisse m'offrir. Pendant qu'il est temps, fils, pendant qu'elle est encore là. Hâtez-vous, car bientôt l'immobilité sera sur sa face imperceptiblement souriante virginalement. Mais je vous connais, et rien en vous ôtera à votre folle indifférence aussi longtemps que vos mères seront vivantes. Aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s'impatientent contre leurs mères, les fous si tôt punis. »

 

 

Albert Cohen, Le Livre de ma mère, XXIX.

34

Dans son lit, Maman semblait un instant dormir. Et se reprend d'un coup.

Maman… Maman… Maman…

Qu’est-ce qu’il y a, Maman ?

Ah, mon fils. Où est Maman ?... Je veux Maman…

Comment, mais c’est toi, Maman.

Non, ma maman, la mienne. Elle est où ?

Grand-mère ? Elle est morte, Maman, tu sais bien, il y a vingt ans.

Non, c'est pas vrai.

Mais si, Maman... elle est morte.

Maman… elle est morte… Elle est morte ?

Oui, Maman.

La pauvre... Alors, c’est mon tour maintenant.

Mais... non… il ne faut pas dire ça... non.

 

Que répondre à quelqu’un d’agonisant qui répète qu’il va mourir, qu’il est sur sa dernière route ? À quoi bon le mensonge ? Et sert-il seulement à quelque chose ? Si ce n’est ajouter à l’horreur du moment la honte et la souffrance de le vivre. La peur face à la mort est pourtant si naturelle qu’elle n’admet pas de contradicteur. Rien que le silence. Et les larmes.

 

 

 

35

Bonjour.

Bonjour.

Je passe juste un instant pour ses médicaments.

Vous voulez qu'on sorte ?

Non, vous pouvez rester. Je dois lui donner ses gouttes.

Qu'est-ce que c'est ?

De la morphine. On lui en donne à présent quatre fois par jour. Cinq gouttes. (L'infirmière compte les gouttes qu'elle verse dans la bouche de ma mère à peine consciente.)

C'est assez ? Elle a l'air de souffrir. Elle s'agite.

Ça l'aide tout de même. Elle se calme après les gouttes.

Vous ne pouvez pas lui donner quelques gouttes de plus ?

 

Un matin, le médecin de l'ehpad nous a annoncé mettre fin aux traitements actuels qui dorénavant relèveraient d'un acharnement thérapeutique et ne pourraient plus stopper la dégradation des escarres et de l'état général de notre mère. Dorénavant, Maman reçoit quatre fois par jour des gouttes de morphine pour l'aider à supporter la souffrance. Déjà bien abîmée, elle n'est plus qu'une ombre d'elle-même, ne nous reconnaît plus, a perdu toute flamme de conscience. Elle ne formule plus aucune parole mais des râles douloureux et dort une grande partie du temps.

Le personnel de l'ehpad nous fuit à présent autant qu'il peut, évite toute communication. On devine l'expérience à l'œuvre. Brutalement, devant la mort et la fin d'un contrat, la sollicitude s'effrite. Nous sommes désormais seuls face à l'agonie de Maman. La directrice m'a cependant annoncé que le médecin voulait me parler. Me parler pour me dire quoi ? Qu'il avait décidé de cesser le traitement et qu'on avait plus qu'à attendre maintenant que Maman meure ? Ce médecin est venu ensuite. J'avais devant moi une espèce d'oiseau déplumé qui tendait son cou l'air embarrassé. Je lui ai reproché de ne pas nous avoir associés à la décision de suspension du traitement. Nous aurions accepté évidemment. Mais au moins, cette décision collective nous aurait parue moins brutale, elle aurait participé à ce lien à notre mère auquel nous tenions jusqu'au bout. Je me suis demandé aussi comment cette femme pouvait ainsi trouver banal de prendre l'initiative de condamner à mort ma mère sans nous en référer au préalable. Je me suis encore demandé si je ne transférais pas contre elle aussi une rage contre moi-même et le destin.

Depuis, Maman est terriblement affaiblie, déglutir est au-dessus de ses forces même pour des aliments mixés ou liquides, on ne sait plus si elle nous reconnaît encore, un voile gris recouvre un peu plus chaque jour ses pupilles, une croûte de bave séchée s'est formée sur sa langue, elle n'est bientôt devenue qu'os et convulsions et l'odeur de son corps malade et putréfié imprègne dorénavant toute la chambre.

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Édition spéciale aux actualités diffusée en vidéoprojection.

 

Le 22 juillet 2024, dans la ville croate de Daruvar, un homme est entré dans une maison de retraire et a fait feu contre les résidents. Il y a tué six personnes dont sa propre mère.

Le tueur a été arrêté un peu plus tard. Il s'agit d'un policier militaire de 51 ans à la retraite.

Plusieurs personnes ont été blessées plus ou moins gravement.

« Cela n'a pas été facile d'accueillir les familles des victimes qui sont venues récupérer les affaires de leurs proches décédés. » témoigne la directrice.

Il semblerait que le mobile de ce crime était financier. Le tueur touchait une retraite de 780 euros, sa mère aussi touchait une pension, mais cette dernière était insuffisante et son fils devait compléter sur son argent pour la maison de retraite.

La propriétaire de la maison de retraite l'avait appelé récemment pour lui rappeler de régler le mois en cours pour sa mère. Il est vraisemblable que le tueur avait dépensé sa pension en boisson car il était connu dans le quartier pour son alcoolisme. Dans le quartier, tout le monde savait aussi qu'il avait une arme à la maison qu'il gardait sous son oreiller.

« Il marchait dans le couloir et faisait feu. Il avait huit balles et les a toutes tirées sur les gens qu'il croisait. Il a tué en plus de sa mère et d'une aide-soignante qui s'occupait d'elle, trois vieilles dames et une quatrième est décédée un peu plus tard à l'hôpital de Virovitica. Le gendre de la propriétaire et une infirmière se sont d'abord dissimulés sous un lit, puis quand ils ont tenté de s'enfuir par la fenêtre, il a blessé l'homme. Il y avait du sang au plafond, sur les murs, un vrai massacre. Effrayant. »

 

J'avoue avoir été déçu par le mobile du tueur. Je ne pensais pas d'abord à un mobile aussi prosaïque, je m'attendais peut-être à quelque chose de plus grand. Je ne sais pas, quelque chose comme une révolte contre l'exploitation économique de la mort, l'acharnement existentiel et la déshumanisation ou une dénonciation de l'enfermement des personnes âgées dans les sociétés modernes. Comme une certaine élévation tout de même dans l'horreur.

Parce qu'il y aurait certainement à redire aussi sur ces établissements. Tous ne se valent pas pour autant. Si certains établissements offrent assurément ou tentent de fournir des services de qualité, d'autres en revanche sont de véritables mouroirs. À cela, il faut encore ajouter les violences ou les dérives que nous dévoilent régulièrement les médias au sujet de sévices subis par les résidents de la part d'un personnel parfois mal formé ou complètement inadapté. Il existe ainsi une angoisse et une réticence chez beaucoup de familles à confier l'un des siens à une telle structure, une suspicion tenace d'une duplicité des personnels peut-être aussi infondée. Car même si un ehpad n'est pas une prison, personne ne peut vraiment s'assurer de tout ce qui s'y passe toujours derrière ses murs.

Quelque chose a déjà commencé à mourir en nous quand nous nous sommes séparés de cette manière de Maman. Mais comment les choses maintenant se seraient-elles passées si nous n'avions pas accepté son placement en ehpad ? Comment aurions-nous pu seulement gérer son déclin ? Son agonie ?

(Temps d'abattement en silence face au public ; puis noir progressif.)

 

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Téléphone.

Madame ?

Oui ?

Bonjour. C'est l'ehpad. Je crois qu'il faudrait que vous veniez très vite si vous voulez saluer une dernière fois votre mère.

Qu'est-ce qui se passe ?

Elle respire de plus en plus difficilement. Je crois que c'est la fin. Il faudrait faire vite. Je suis désolée.

 

38

La chambre vide dans une demie-pénombre. Le lit est défait, le matelas replié. Les photos de famille ont disparu, tout comme tous les objets personnels. Seul reste le fauteuil roulant. Faisceau de lumière dont l'intensité croît sur lui en même temps que défile la chanson « Mother Rose » de Patti Smith avec texte projeté en VO et VF. Quand elle se termine, le faisceau de lumière s'estompe lentement jusqu'à s'éteindre.

 

Mother rose Every little morn'

Maman se levait, chaque petit matin

To tend to me There she stood

Elle était là pour s'occuper de moi

Waiting by the door Selflessly

Elle attendait près de la porte, ne pensant qu'à moi

 

Took my hand Took it with a smile tenderly

Elle me prenait la main, la prenait avec un sourire, tendrement

Mother rose Every little morn'

Maman se levait, chaque petit matin

To tend to me Now's the time

Pour s'occuper de moi. C'est le moment

To turn the view Now that I have you

D'inverser cette vue maintenant que je t'ai

 

And I'll rise Every little morn'

Et je me lèverai chaque petit matin

To tend to thee When you rise

Pour m'occuper de toi quand tu te lèves

Open up your eyes You will see

Ouvre les yeux, tu verras

There I'll be Waiting by the door

Je serai là, je t'attendrai près de la porte

Come to me Take my hand

Viens à moi, prends ma main

Look into your heart There I'll be

Regarde dans ton cœur, je serai là…

 

Now's the time To turn the view

Maintenant il est temps d'inverser la vue

Now that I have you

Maintenant que je t'ai…

 

Now's the time To turn the view

Maintenant il est temps d'inverser la vue

Now that I have you

Maintenant que je t'ai…

 

Roses growing by my door Climbing up the vine

Les roses poussent à ma porte, elles grimpent sur la vigne vierge

All the thorns and pain obscured Roses shall divine

Ayant caché les épines et la peine, les roses devineront

Where we feel no pain And the love inside

L'endroit où nous ne sentons pas de peine et l'amour au plus profond de nous

Where roses climb Roses shall divine

Là où les roses grimpent, les roses devineront

Roses shall divine Holy mother

Les roses devineront, Sainte Mère

Mother of gold Mother with stories

Mère en or, mère qui sait des histoires

Told and retold She felt our tears

Racontées encore et encore. Elle a senti nos larmes,

Heard our sighs And turned to gold

Elle a entendu nos soupirs. Et elle s'est changée en or

Before our eyes She rose into the light

Devant nos yeux, elle s'est élevée dans la lumière

She rose into the light She rose into the light

Elle s'est élevée dans la lumière, elle s'est élevée dans la lumière

 

Patti Smith, « Mother Rose », Trampin', 2004.

Noir.

 

RIDEAU

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