Extrait de la préface de Galicija
La Galicie de Miroslav Krleža, drame de l’intime et tragédie croatissime
Daniel Baric
Les souvenirs du front ont longtemps hanté Miroslav Krleža. Le jeune homme, durant l’été 1916 dut rejoindre les lignes de combat de Galicie, fut le témoin de scènes qui le bouleversèrent et lui restèrent longtemps en mémoire lorsqu’il fut de retour à Zagreb. Si l’on en croit son journal rédigé au sortir de la guerre, un souvenir particulier serait à l’origine de l’invention d’une scène dramatique : une vieille paysanne ukrainienne pendue sur ordre des autorités militaires autrichiennes, sans que sa culpabilité ait été établie, pour outrage à un officier de haut rang et avoir donné refuge à deux Russes, l’un accusé de désertion, l’autre d’espionnage. De l’impossibilité existentielle à s’identifier avec la brutalité d’une armée impériale et royale austro-hongroise dont il porte les couleurs « noir et or » et qu’il est contraint de défendre au péril de sa vie naît un drame intérieur que l’écriture de la pièce Galicie expose au grand jour.
Dès avant son séjour galicien et la confrontation directe qu’il y vécut avec les atrocités du conflit, le cadet Krleža âgé de vingt-deux ans, formé au Ludoviceum, l’école de guerre de Pest, avait établi au premier septembre 1915 un programme qui laissait poindre son ambition littéraire de transfigurer le réel : « Je sens que je pourrais faire de grandes choses. Je ne vois pas bien ce que cela devrait être : des torses de marbre, des compositions sous forme de fresque… Drames. Rideaux. Des planches. Des drames sur les planches. Il faudrait écrire et lire des bibliothèques entières ». Si l’on accepte la chronologie et l’authenticité des émotions présentées dans les pages du journal de guerre, qui ne fut publié qu’à partir des années 1950, il serait possible de prendre comme l’un des points de départ de la pièce Galicie ce désir d’écrire, transcrit en 1915, à un moment qui précède de peu l’incorporation de Krleža dans l’école des officiers de réserve sise dans une caserne de Zagreb. Son expérience de la guerre, qui alimente de son flux d’images et de dialogues ses premiers écrits dramatiques, a lieu sur le front de Galicie en juillet et août 1916, durant l’offensive russe victorieuse de Broussilov. Soupçonné de développer une tuberculose, il est libéré à l’automne 1916 de l’armée d’active et passe le reste du temps de la guerre en Croatie, intégré dans les services d’interprétariat et d’aide aux victimes de la guerre. Autour d’un souvenir lancinant vécu quelque part en Galicie, il commence à écrire un texte qui devient la pièce intitulée Galicie, une matrice qu’il ne cessa sa vie durant, au gré des mises en scènes et éditions successives jusque peu avant son décès en 1981, de revoir et de modifier, parfois si profondément qu’il lui attribua un autre titre.