Extrait d'Ecce homo !
Sixième tableau
Le vestibule du temple. À droite, une porte ouverte mène au temple et au sanctuaire. D'après les ombres jaunes et agitées qui de cet endroit lèchent le vestibule, on devine que des chandelles de cire brûlent dans le sanctuaire. Il fait plein jour et ces ombres flamboyantes luttent étrangement avec la lumière diurne qui à travers les portails de verre ouverts à l'arrière-plan percent sur la scène. Au milieu du vestibule, toute contractée du désespoir de ses prières est allongée
LA MÈRE. Elle se relève avec des mouvements difficiles sur ses genoux. Elle tend les mains vers le sanctuaire et s'exclame : Seigneur Dieu !… Je me suis tue un temps. La peur face à toi a étouffé mon discours et je me suis inclinée sous le poids de mes péchés !… Mais pourtant il existe un lien entre nous. Un désespoir parental commun… Dieu le père !… Nos enfants… nos enfants ! Ton fils et ma fille ! Ils meurent… Ils s'entraînent l'un l'autre dans l'abîme parce que nous les avons offerts au monde dans une trop grande beauté… Mais c'est mon péché et c'est ton péché… Oui, ton fils sera accroché à la croix à cause de mes mensonges. Parce que j'ai dit à Judas que Jésus avait appelé au mont des Oliviers Marie avec la voix d'un amant… J'ai menti… Mais son véritable assassin, c'est toi ! Toi… toi seul !… Il est écrit dans les livres saints, comme tu l'as décidé, de sacrifier son propre fils pour le peuple élu… Oh… il est incompréhensible le père qui crée un fils dans l'intention effroyable qu'il soit une fois la risée de la populace et qu'il finisse comme un larron sur la croix… Et sache… c'est toi qui m'as poussée à ce crime inconcevable pour lequel meurt ton malheureux fils. Et alors épargne-moi l'horreur de ta figure vengeresse… prends pitié de moi !… Sur ces derniers mots s'est approché silencieusement.
JUDAS dans le vestibule. Il est sombre et étrangement calme : Que fais-tu ici, mère ?
LA MÈRE se retourne brusquement et crie comme une folle : Hélas !… encore des fantômes ! Laisse-moi… laisse-moi ! Et dans une peur sauvage, elle s'enfuit de la scène. Arrière, Satan… Satan !… Elle disparaît à travers le portail.
JUDAS pour lui-même : Satan… Satan… ? Peut-être… Il s'assoit sur les marches qui mènent au portail le regard perdu devant lui. Sur le seuil apparaît
MARIE elle s'est appuyée au jambage de la porte et l'observe. Après une pause : Judas !
JUDAS sent que c'est elle. Il ne se retourne pas : Que veux-tu ?
MARIE : Je te cherche.
JUDAS : Moi ?… Le meurtrier Judas Iscariote ?
MARIE : Le meurtrier Judas Iscariote.
JUDAS : Tu sais que c'est moi qui l'ai trahi ?
MARIE : Je le sais.
JUDAS : Comme c'est bizarre que les gens fuient le feu beau et vif et sont attirés sur le lieu d'un incendie.
MARIE toujours au portail : Judas, écoute-moi ! Je me souviens du jour où rabbi Jésus a chassé les marchands de ce vestibule… Et moi aussi aujourd'hui, je fais du temple de son père une maison de commerce…
JUDAS : Que dis-tu ?
MARIE : Je suis venue pour négocier avec toi.
JUDAS : De quoi ?
MARIE : De la vie du rabbi.
JUDAS : Que m'offres-tu ?
MARIE assurée que Judas acceptera : Moi.
JUDAS se retourne pour la première fois vers elle. Tristement : Marie Madeleine… pourquoi es-tu infidèle à ton second fiancé aussi ?
MARIE stupéfaite : Tu n'acceptes pas la récompense ?
JUDAS : Non. Rabbi doit mourir… Il y a des choses qui nous dépassent… Maintenant, il est trop tard.
MARIE a perdu son calme : Ton amour était donc un mensonge, Judas ?
JUDAS : Peut-être. Je ne sais plus. À présent, il est mort.
MARIE frémit : Mort ? Il hoche la tête. Elle est abattue. Cherche ses mots. Et s'apprête à s'offrir comme une fille du lupanar. La douceur de ses mots s'étouffe dans l'amertume de sa peur : Non… non, Judas… Tu m'as aimée… Tu m'as aimée d'un amour qui ne meurt pas en une nuit… Tu m'aimes encore aujourd'hui… Et regarde-moi !… Regarde la forêt de mes cheveux enflammés, touche mon visage des lèvres et tu sentiras la tendresse de la lumière lunaire sur le mont des Oliviers… Judas tressaille… Je serai tienne si tu sauves le rabbi… Viens… Voilà pour toi les lèvres de corail d'une beauté de Judée, dont on rêve même à Rome ! Voilà pour toi le corps d'une femme tant désirée… Mais sauve le rabbi ! Quand elle remarque que Judas ne réagit pas, elle bascule de plus en plus dans l'épouvante… Judas, tu sais que je suis belle… Mais tu ne connais pas encore ma beauté sous cette robe… Veux-tu que je l'enlève ? Le veux-tu ?… Je le ferai pour lui… Regarde ! Et elle se tient maintenant devant lui dans sa nudité magnifique.
JUDAS la regarde. Tristement : Il est trop tard, Marie…
MARIE : Judas… vois, je t'offre toute cette beauté pour un seul et unique mot. Sauve-le, et je ne le regarderai même plus… Je lui dirai qu'il parte en Galilée… loin de nous… Je serai ta femme…
JUDAS il va tout à fait contre elle. Méchamment : Ton rabbi est le prophète de doux mensonges. Mais le rabbi Judas… moi… je suis le Messie aux yeux terriblement perspicaces de la vérité. Avec la conquête de ces baisers félons, j'ai déchiré le voile secret devant l'image de rabbi… Et à présent nous allons voir s'il est Dieu ou un homme… Et toi, et moi... Et tout le peuple d'Israël verra la vérité…
MARIE : Moi, je ne veux pas voir la vérité. Elle est laide.
JUDAS avec un rire amer : Tout comme moi, Marie…
MARIE : Je ne sais pas. Mais moi, je ne veux pas la voir… Elle s'incline devant lui. Toi non plus, ne la regarde pas, Judas ! Non !… Regarde-moi plutôt !… Je suis plus belle que la vérité. Plus belle !
JUDAS : C'est ainsi que le Malin s'est incliné devant Jésus quand il l'a supplié de se détourner du chemin épineux qu'il a pris. Peut-être lui aussi avait-il la même figure que toi. Plus beau que la vérité… Mais nous sommes les veines du Messie, Marie. Et c'est pourquoi je te dis aussi : laisse-moi, Satan ! Marie baisse la tête… Tu étais cette nuit-là sur le mont des Oliviers ?
MARIE : J'y étais… oui… près de lui…
JUDAS : Tu as vu comment je l'ai embrassé ?
MARIE : J'ai vu. Et j'étais jalouse de tes lèvres.
JUDAS la regarde en se taisant… Puis il dit : Malheureuse… et veut s'en aller. Mais il s'arrête. On entend la rumeur étouffée du peuple. Ils emmènent le Christ sur le Golgotha. À l'arrière-plan, à travers le portail largement ouvert, on distingue la silhouette du Martyr. Le Rédempteur marche à pas lourds sous la charge de la croix. Des soldats et le peuple autour de lui. Mais tout est silencieux… Juste devant le portail s'effondre le misérable martyr sous la croix. Judas le fixe des yeux et il lui semble que le poursuivent de nouveau des visions… Les soldats l'obligent à continuer. La foule se met à grommeler. On entend des cris assourdis contre Rome.