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ACTE TROISIÈME

 

 

 

La scène : l'espace représente une salle de tribunal, avec le podium du juge, le banc pour l'accusé et les bancs pour le jury. L'espace est encadré par de grands rideaux noirs, avec des entrées et des fenêtres que l'on ne voit pas mais que l'on devine. Un grand lustre pend d'un plafond invisible, deux chandelles anciennes sur la chaire de justice.

 

 

SCÈNE UN

 

BLAŽ (seul, il est assis sur la chaire, le regard dans le vide, puis il plonge sa tête dans ses mains. Quand il relève les yeux, Ana se tient devant lui)

ANA (elle est apparue silencieusement, se tient debout devant Blaž)

BLAŽ : Ana !

ANA (elle le regarde longuement) : Vous m'avez vue ce soir-là ? Il me semble même que j'ai entendu votre murmure, il me semble que vous avez murmuré « Ana » précisément comme maintenant...

BLAŽ : … que j'ai murmuré ton nom : « Ana » ? (Il se tait, puis) Tu ne t'en souviens certainement plus, tu ne devais pas avoir plus de quatre ans... Je n'avais pas de travail et je regarde justement de cette pièce en bas, la vieille fontaine : une meute de marmaille avait formé une ronde, au milieu un enfant nu pieds, A-na, A-na – A-na... ils hurlaient autour de toi et t'arrosaient d'eau... (sur un autre ton) Peut-être alors pour la première fois ai-je machinalement en moi murmuré ton nom... (sérieusement) Et plus tard, en vivant dans une petite ville, tu murmures un nombre incalculable de fois le nom des habitants, comme si de cette manière tu suivais leur croissance... et leur mort... (il tressaille sur ce mot)

ANA : Pourquoi ne m'avez-vous pas dénoncée ?

BLAŽ (il revient à lui) : Il aurait mieux valu que tu te réfugies en lieu sûr.

ANA : Je me serais abritée, mais vous ne m'avez pas dénoncée.

BLAŽ (il se tait)

ANA : Je regrette... nous tous... ce qui vous est arrivé cette après-midi au café...

BLAŽ (doucement) : Je les comprends... ils sont honnêtes, ils ont voulu tuer le symbole du mal, de la trahison, du passé... pas moi personnellement...

ANA : Nous l'avons appris trop tard... et aussi que vous avez voulu prendre toute la responsabilité sur vous...

BLAŽ : Ana, je suis coupable... coupable, ne secoue pas la tête ! Un homme ne vit plus à cause de moi. Il y avait dix hommes, et j'ai précisément choisi Ivan Lukić. Pourquoi ? Pourquoi ?... (il se tourmente)

ANA : Mais vous n'êtes pas coupable. Pourquoi vous torturez-vous ?

BLAŽ : Parce qu'un homme ne vit plus à cause de moi, parce qu'il existe peut-être quelque cause subconsciente pour sa mort, parce qu'il existe en moi tout comme en chacun de nous un foyer refoulé du mal qui attend seulement l'occasion de se libérer...

ANA : À qui cela sert-il, votre analyse ? Personne !

BLAŽ (il la regarde) : Ana, donne-moi un revolver ! (Consternation)

ANA (elle recule) : Vous irez donc chez le commandant allemand ?

BLAŽ : Oui...

ANA : Êtes-vous conscient des représailles allemandes ? 

BLAŽ : Toi, tu n'y as pas pensé.

ANA : Mais vous ?

BLAŽ : Non, Ana... Tu le sais, cinquante pour un seul, peu importe le coupable. Cela serait ma revanche personnelle contre les citoyens de la ville pour toutes les humiliations que j'ai dû endurer, et elles dépasseraient toute mesure humaine...

ANA : Mais aux yeux du peuple... il sera difficile d'expliquer cela... Vous serez toujours un traître... si vous ne vous décidez pas...

BLAŽ : Je sais, Ana.

ANA : Je ne vous comprends pas, je ne peux pas vous comprendre. À quoi vous servira alors le revolver ? Vous n'avez quand même pas l'intention... de vous juger vous-même ?...

BLAŽ : Non, Ana. Si je me condamnais moi-même, je confirmerais les doutes du peuple sur ma trahison... mon nom tomberait dans la poussière la plus épaisse, dans l'oubli et la damnation... (il prend doucement le revolver d'entre ses mains, ils se regardent)

 

 

SCÈNE DEUX

 

LE GARÇON DE BUREAU (il se tient à la porte) : Ils sont arrivés, monsieur... (silence) Ils sont tous arrivés, le médecin, monsieur Ivić, Petar, tous... (silence) Ils vous prient de les recevoir.

BLAŽ : Vous savez que je ne suis plus en service, je n'ai plus le droit de recevoir ou refuser quiconque. Je suis ici de passage, à titre privé... pour quelques instants...

LE GARÇON DE BUREAU (il sort en se taisant)

 

 

SCÈNE TROIS

 

ANA (hâtivement) : Je dois y aller... (Dans le couloir, on entend les éclats de voix des citadins) Je vous chercherai demain... (Elle part)

BLAŽ (il chuchote) : Adieu, Ana... (il sort lentement le chargeur du revolver et le jette dans une corbeille puis range le revolver le plus vite possible dans sa poche car les habitants de la ville entrent déjà)

 

 

SCÈNE QUATRE

 

(Le médecin, puis derrière lui les citadins Ivić, le boucher, le cordonnier, le contrebandier, Petar Matić et en tout dernier Lola pénètrent par la porte. Tous le regardent attentivement et soigneusement, puis...)

LE MÉDECIN (prudemment) : Bonsoir...

LES AUTRES (à voix basse, après lui) : Bonsoir... (ils murmurent)

LOLA (bougonnant) : Ce n'est bon pour personne... personne...

LE MÉDECIN (il se tourne vers Lola, le réprimandant sévèrement du regard)

LOLA (il enfonce sa tête dans ses épaules) (Silence)

LE MÉDECIN : Blaž... nous t'avons cherché chez toi, mais le voisinage nous a alors dit... que tu étais certainement au tribunal... (Silence, avec la volonté de rétablir au plus vite le contact) Nous serions venus aussi plus tôt, mais à cause de notre Ivić...

IVIĆ (légèrement en plaisantant) : Moi, mes bons amis, je peux difficilement en montée, difficilement... (À Blaž) Je leur ai dit d'y aller... et moi, je les suivrais, lentement... mais ils ne m'ont pas laissé... ils disaient : nous devons tous y aller, tous. Eh, comme ils se pressaient cela va me raccourcir la vie d'au moins toute une année... (il toussote) (Silence)

LE CORDONNIER : Excusez-nous d'avoir ainsi débarqué à l'improviste...

LE BOUCHER : Et à un moment importun...

LOLA : Comme des bœufs...

TOUS (le regardent durement)

LOLA (il rectifie) : Ou des mouches... (silence)

LE MÉDECIN : Blaž !... Tu te doutes pourquoi nous sommes venus ? Je regrette de ne pas avoir été présent au café. Si j'avais été là, cela ne serait pas arrivé. J'ai dit, allons-y tous, nous devons tous y aller... tous ceux qui se sont trouvés d'une manière ou d'une autre impliqués... Excuse, le vieux Franić est malade, il n'a pas pu venir, et ce jeune de ce matin n'est plus en ville... 

BLAŽ (regardant dans le vide) : Vous êtes assez pour former un jury !

LE MÉDECIN (il regarde significativement les hommes autour de lui, doucement) : Blaž, nous voudrions discuter avec toi entre hommes... avant que...

BLAŽ : Avant que... ?

LE MÉDECIN : Je voulais dire : que nous discutions de toute l'affaire en paix, avec esprit... que nous considérions les causes humaines et logiques... et les conséquences... que nous voyons réellement qui est responsable... et qui...

BLAŽ (amer et cynique) : Que je m'assois sur le banc des accusés ! (Il fait doucement un pas et s'assoit sur le banc, tandis que tous se regardent de nouveau significativement. Une pause)

LE MÉDECIN : Mais nous ne t'accusons pas, Blaž... nous sommes tous dans les mêmes peines, toi dans les pires, je ne dis pas le contraire, mais nous autres aussi... crois-moi... Nous savons tous ce qui s'est passé, nous en avons tous été témoins... nous avons tous vécu et nous vivons des moments difficiles. Et justement pour cela, l'homme perd ses nerfs, tu dois comprendre... et alors, dans la précipitation, dans une réaction immédiate et irréfléchie... il arrive... que l'homme se présente trop émotionnellement, qu'unilatéralement, que sans objectivité il juge, il offense... Toi au moins, tu sais cela le mieux, par ton expérience, tu m'as justement parlé mille fois de cela... (Silence)

LE CORDONNIER (au médecin) : Je vous dis, docteur, s'il n'y avait eu le vin... s'il n'y avait eu ce vin maudit dans la tête... ! (Un geste, un soupir)

LE BOUCHER : Je ne sais pas ce qui nous a pris... Hommes de Dieu !

LE CONTREBANDIER : Nous avons été injustes envers vous, monsieur Bogdan.

LE CORDONNIER : Plus qu'injustes...

LE BOUCHER : Frère, nous avons chargé sur un homme comme des bœufs. 

PETAR : Et cela publiquement, en place publique...

LOLA : Sans rougir ni avoir honte !

IVIĆ : Je n'ai pas de mots... je n'ai pas de mots... je ne me le pardonnerai jamais...

PETAR : Une faute... une faute générale...

LE MÉDECIN : Et cela aussi, c'est la vérité ! Un cauchemar qui nous oppresse tous, un état maladif, une épidémie, une pandémie... tu sais à quoi je pense...

LE CONTREBANDIER : La guerre...

LE MÉDECIN : Dans de telles circonstances... tout est remonté au plus haut point, les centres nerveux sont dans une tension incessante, dans une sorte de stupeur mentale, de réserve mentale... Nous ne voudrions pas faire quelque chose... or nous le faisons en fait, nous devons le faire... et alors, après, ne prenant pas en considération la réalité, nous nous rongeons l'esprit...

LE CORDONNIER : C'est tout à fait cela, docteur...

LE MÉDECIN : Et tu sais toi-même, Blaž... que tu n'as pas voulu... mais tu étais obligé...

BLAŽ : J'étais obligé ?

LE MÉDECIN : Tu étais obligé... tu ne pouvais pas y échapper... Je sais, à présent te torture une autre question, ce maudit pourquoi... qui est terrible, je ne le conteste pas, mais cette question te torturerait avec toute autre alternative... (plus bas) Il est difficile dans tout cela de rester raisonnable... (il reprend de nouveau de la puissance) Il faut que tu comprennes l'important : la cause... la cause ! Tu étais obligé, obligé... comme un homme... comme dans ses meilleures intentions... tu étais obligé ! Cet « obligé » est plus fort que chacun de tes sentiments personnels... Entre deux consciences, pour m'exprimer ainsi, elle était la plus forte et la plus noble, celle que tu as suivie... et cela te rend raison, cela à nos yeux fait de toi l'honnête homme que tu as toujours aussi été...

LE BOUCHER : Cela est la plus grande, le docteur a raison... la plus grande... plus...

LE CONTREBANDIER : Vous nous avez sauvés, monsieur Bogdan !

LE CORDONNIER : Neuf hommes, par Dieu... ce n'est pas une plaisanterie neuf hommes...

LE BOUCHER : Et messieurs, moi, je n'oublierai jamais... vous étiez même prêts à sacrifier votre vie... pour nous dix...

PETAR : Il y en a peu en ville, peu, par mon âme...

BLAŽ : Vous dites cela... car vous avez peur... car vous avez peur pour vous... vous voulez m'amadouer... m'empêcher de réaliser mes intentions et d'agir par désespoir comme j'ai dit que je le ferai pour prouver que je ne suis pas... Votre tourment s'arrêterait si vous parveniez à me calmer, si vous me laviez la conscience... avec de la flatterie et des beaux mots... qui se transformeraient demain de nouveau en accusations et insultes...

LE MÉDECIN : Mais, Blaž, s'il te plaît ! Tu as vécu longtemps avec nous, dans des rapports humains bons et tolérants. Je crois que tu as pu nous connaître. Je crois que nous ne sommes pas des hommes qui ne se rendent pas compte de leurs faiblesses et qui effaceraient avec un chiffon mouillé trente ans de notre camaraderie... (Silence, long silence)

BLAŽ (calmement) : Je suis coupable de la mort d'un homme, un homme particulier, un homme de bien... Ivan Lukić... et aucune raison abstraite supérieure... ni aucune raison réelle ne peut adoucir ma culpabilité, ma propre culpabilité intérieure, celle-là même ici, dans ce cerveau, ce cœur... aucune raison supérieure ! Ma raison est la plus haute et mon « pourquoi » est le plus terrifiant ! Mon pourquoi... pourquoi... ?

IVIĆ : Voilà... mon Dieu... j'étais son ami, vous savez tous que j'étais son ami... mais il avait lui aussi ses graves défauts, il n'était pas vraiment un saint vertueux... je lui ai souvent reproché de son vivant... Oh, comme cela m'a fait mal lorsque cette pauvre fille avec laquelle il est allé pendant sept, huit ans s'est jetée dans un puits... Oh, comme cela était horrible...

LE CORDONNIER : Et cela dans quel état, à six mois de grossesse...

IVIĆ : Cela n'a pas été humain de sa part, non... (il tousse)

LE BOUCHER : Si elle avait eu quelque chose, il ne l'aurait pas délaissée, mais ainsi : crève, animal, rien ne rentre dans ma poche ni n'en sort !...

LE CORDONNIER : Le pire qu'il ait pu faire : il ne s'est pas rendu à ses funérailles. Et comme c'était de si tristes funérailles que même les pierres en auraient versé des larmes. Sans créatures vivantes, sans croix, dans la pénombre... j'avais l'impression que quatre planches s'étaient assemblées d'elles-mêmes et s'étaient mises en route en sa compagnie sur le chemin mouillé et ballonné des cyprès... Cela s'est planté dans le cœur de chacun de nous, ma femme m'en a parlé pendant des années, et j'ai longtemps broyé du noir à cause de cela...

IVIĆ : Mon Dieu, c'est bon pour les morts, mais lorsque les comptes sont présentés devant le Seigneur, alors Dieu sait quoi faire...

LE BALAYEUR : Dieu ne fait rien, les hommes font tout... Vous parlez ainsi à présent, mais comment parliez-vous au café... ? Que le juge aurait pu choisir celui-ci et celui-là... qu'il aurait mieux valu celui-ci ou celui-là plutôt que Lukić... et cela ne vous aurait absolument pas dérangés s'il m'avait désigné, le chiot municipal... Merci à lui de ne pas l'avoir fait, moi aussi je l'ai remercié au café... (Tous lui imposent le silence du regard) Or moi, je dis ici devant tout le monde que le juge a bien fait, que c'est mon juge ! Que mes yeux soient arrachés si je ne dis pas ce que je pense, je ne suis ni un curé ni une putain pour ne pas dire ce que je pense, et même s'il s'agit de morts. À chacun son dû, il y en a même parmi nous les vivants qui sont morts, et aucun d'entre nous n'a la langue émoussée ! Voilà, c'est ce que je voulais dire : si moi je m'étais retrouvé à la place du juge, j'aurais immédiatement, sans beaucoup réfléchir, immédiatement désigné Lukić, dans la balance, tant pis pour lui... ! (Tous contre lui)

LE BOUCHER : Lola... ! Ce n'est pas bien... !

LE CORDONNIER : Allons, Lola, arrête, il ne s'agit pas de chiens !...

LE MÉDECIN : Je t'en prie, Lola... ce n'est pas la peine... !

LE BALAYEUR : Et quoi ? Pourquoi vous êtes-vous rapprochés ? Pourquoi avez-vous tourné vos regards ? Que savez-vous ? Vous ne savez rien... J'ai regardé sa Ruža tant qu'elle était jeune fille... et lui, chaque matin, quand je venais ramasser les poubelles... à coups de pied... chaque matin, pendant des années... et alors il se retournait vers la fenêtre : « Ruža, voilà ton toutou ! »... puis alors encore du pied... Sa bouche s'étirait de plaisir, hou... et moi, je dois à cause d'elle tout tourner à la plaisanterie... j'aboie un peu, puis je gronde... je gronde pendant des années... (Il se met à souffler, gémit)... toute la vie...

MATIĆ : C'est exagéré, une haine personnelle... en vérité, quelque chose de répugnant !...

BLAŽ : Matić ?! Matić ! (Il se lève et se rend à la place de l'accusation)

MATIĆ : Pardon ?...

BLAŽ : J'attendais que vous vous manifestiez vous aussi !

MATIĆ : Je ne peux pas supporter cette façon de discuter... Nous sommes venus tout à fait spécialement... pour...

BLAŽ : Mais, pourtant, moi, je crois... que cela a à voir avec mon cas.

MATIĆ : Dans votre cas, je voudrais seulement répéter les paroles du docteur : un triste état général... et l'homme en tant qu'individu n'est ici coupable de rien...

BLAŽ : Mais cependant, vous m'avez publiquement traité... de trahison et de crime ?

MATIĆ : J'ai dit la même chose que les autres... dans l'émotion... dans une exaltation incontrôlable... Plus tard, vous voyez, quand l'homme se calme, quand il examine normalement...

BLAŽ : Je vous connais bien, vous examinez toujours normalement, vous avez aussi examiné normalement au café !

LE BALAYEUR : … et provoqué !...

MATIĆ : Mais, monsieur Bogdan... comment pouvez-vous ?!... (avec indignation) Moi, je ne peux vraiment pas discuter ainsi.

BLAŽ : Vous aviez un motif... d'examiner normalement !

MATIĆ : Un motif ? Quel motif ?

BLAŽ : Vous savez très bien quel motif...

MATIĆ : Moi, je saurais... le motif ?! Mais que dites-vous... que voulez-vous dire ? Je n'ai jamais vécu cela de ma vie, de cette façon... très sournoise... très désagréable... dissimulée...

BLAŽ (il le regarde durement, sévèrement) : Votre mouchoir ?

MATIĆ (ne comprenant pas) : Mouchoir ?

BLAŽ : Je vous demande votre mouchoir... donnez-moi un instant votre mouchoir !

MATIĆ (il regarde les autres avec stupeur)

LE MÉDECIN : Donnez-lui... !

MATIĆ (lentement, il sort péniblement son mouchoir, le donne à Blaž)

BLAŽ (il examine le mouchoir, son visage exprime une satisfaction amère) : Ici, il y avait les initiales... ici, sur ce coin ?

MATIĆ (il se tait)

BLAŽ : Y avait-il ici des initiales ?

MATIĆ : Oui...

BLAŽ : Vos initiales...

MATIĆ (il se tait) : À quoi bon cela à présent... ?

BLAŽ : Je vous ai donné il y a un an vingt-quatre mouchoirs, huit chemises, des vêtements, du linge... pour les anciens combattants, les soldats... Pas pour vous !

MATIĆ : Je n'ai pas pu... je n'ai pas eu la possibilité de les livrer... Les offensives...

BLAŽ : Pourquoi avez-vous décousu les initiales ?

MATIĆ : Ben... s'ils avaient pris la marchandise... en fait, j'ai voulu vous protéger. Vous savez ce qui vous aurait attendu si votre marchandise avait été saisie avec vos initiales... mais justement, j'ai des liens ces jours-ci et tout cela, je vais...

BLAŽ : Cinq jours après vous avoir donné ma contribution aux combattants... j'ai reconnu mes mouchoirs entre vos mains, ils portaient alors encore mes initiales. Vous vous en êtes rendu compte et c'est depuis que notre relation s'est refroidie.

MATIĆ : Mais, monsieur Bogdan, ce n'est pas vrai... j'ai toujours eu la meilleure opinion sur vous...

BLAŽ (froidement) : Pour ce motif... si vous aviez été à ma place, et moi à la vôtre... à cause de ce motif, peut-être auriez-vous procédé de la même manière qu'aurait procédé Lola... !

MATIĆ : Comment pouvez-vous me comparer avec un... Comment pouvez-vous ? C'est infâme !...

BLAŽ : Les soldats sont nus et sans chaussures... mais vous, vous essuyez votre nez... avec leurs mouchoirs... ! (Silence)

LE BALAYEUR (il s'avance, devant le juge, plein d'admiration) : Mon juge ! (Alors, il se retourne) : Je sais, Matić estimait que les mouchoirs là-haut ne leur serviraient pas... mais, moi, j'aimerais savoir où ont fini les chemises ?! (Silence)

BLAŽ (il se rend de nouveau au banc des accusés) : À cet instant... j'ai pensé à vous, Matić, et à vous, à chacun d'entre vous... je voulais peut-être découvrir quelque motif... je voulais juger... par l'inertie de mon appel, par l'inertie humaine... Vous étiez tous à mes yeux... innocents... et coupables... Pourquoi innocents et pourquoi coupables ? Pourquoi ? Qui est le plus coupable, qui le plus irresponsable, qui a des enfants, des parents, qui n'en a pas, qui est un vaurien, qui est honnête... Qui, qui et... pourquoi... pourquoi ? Je n'ai pas trouvé de réponse... je n'ai pas pu le trouver... mais au même moment, je savais que je devais prononcer un nom... et que j'allais le prononcer. J'ai cédé... exprimé machinalement un nom, un nom, je ne sais pas, je ne sais pas pourquoi, j'ai ignoré longtemps quel nom j'avais prononcé... et c'est le pire qu'il pouvait arriver : je suis devenu un homme sans conscience et hébété qui tue sans raison... un homme qui joue la vie des hommes aux dés, un homme qui ne peut trouver sa propre justification... (silence) Si je m'étais aligné sur n'importe lequel de vos motifs... je serais aujourd'hui tranquille... au moins un peu tranquille, tranquille au moins pour une petite part de mon être...

LE MÉDECIN : Blaž, voyons les choses avec réalisme... toi et moi devons regarder les choses avec réalisme, toute la vie nous sommes confrontés à la réalité, nous ne sommes pas des poètes ou des aventuriers, les obsessions et les hypothèses ne doivent pas nous assaillir... Tu peux invoquer le mort, tu peux rappeler le temps passé ?... Tu ne le peux pas, Blaž ! La seule chose que tu peux, dans de telles circonstances, la seule chose que tu dois... tu peux et tu dois penser à la suite de l'existence, à notre existence commune, à notre volonté commune et notre application à empêcher d'autres victimes inutiles... Cette ville en est pleine, le verre est plein et même trop plein pour tout le monde... on ensevelit les morts comme des chiens, derrière les cyprès... 

 

 

SCÈNE SIX

 

L'EMPLOYÉ (il entre, s'arrête) : Le vieux Franić est décédé... il y a une heure...

BLAŽ (il subit un nouveau coup, à voix basse) : Le vieux Franić...

LE CORDONNIER : Eh, Franić aussi est parti !

LE MÉDECIN : Un infarctus ! Je lui avais justement rendu visite hier... 

LE CONTREBANDIER : Et il était âgé aussi !

LE BOUCHER : Quel âge avait-il ?

LE CORDONNIER : Je pense plus de quatre-vingts.

LE MÉDECIN : Quatre-vingt-trois. Quatre-vingt-trois à la saint-François.

LE BOUCHER : Je le regarde depuis longtemps, il a jauni et maigri, comme un canari.

PETAR : Il n'était pas destiné à autre chose, non... !

IVIĆ : Et alors, souffrant, et avant-hier soir cela a joué aussi sur lui... (il se tressaille, tousse. Comme s'ils avaient tous été saisis, ils se taisent, regardent Blaž)

BLAŽ (il les regarde un instant en silence, immobile) : Oui, c'est ainsi... Vos yeux m'accusent de nouveau ! J'aurais pu dire son nom... il a même supplié que je le libère de ses peines... seulement quarante heures... quarante heures de plus ou de moins... pour un homme âgé, malade... c'est égal...

LE MÉDECIN : Mais non... Blaž ! Cela devient pathologique...

BLAŽ : Et c'est ainsi que cela durerait toujours... ! Laissez-moi !

LE MÉDECIN (il le regarde, puis fait un signe aux autres de le laisser, à voix basse) : Laissons-le un peu seul. J'espère qu'il va se calmer.

LE BOUCHER (dans un murmure) : Mais nous ne pouvons pas prendre le risque, docteur...

LE CONTREBANDIER (vite) : Nous ne devons pas permettre qu'il commette quelque chose d'irréfléchi...

LE CORDONNIER : Cela serait un désastre... pour tout... (de plus en plus nerveusement)

PETAR : Il faut empêcher cela !...

LE BOUCHER : Il le faut, par Dieu !... (le murmure devient plus sonore)

LE CORDONNIER : Messieurs, nous devons prendre en charge la ville...

LE BOUCHER : C'est ainsi ! (À voix forte)

LE MÉDECIN : Paix, messieurs... Sortons dans le couloir... afin de nous mettre d'accord... (ils se retirent tous, seul le balayeur demeure, prêt à sortir, mais il fait un pas alors vers Blaž)

 

 

SCÈNE SEPT

 

LE BALAYEUR : Je ne sais pas si je vous ai bien compris... je voudrais que vous vous sentiez mieux... je voudrais vous dire quelque chose...

BLAŽ : Il n'y a plus rien à dire, Lola.

LE BALAYEUR : Je dirai, peut-être que vous vous sentirez mieux ?...

BLAŽ (il hausse les épaules)

LE BALAYEUR : Vous aussi vous aviez une dent contre Lukić... vous aussi...

BLAŽ (las) : Non, Lola, tu te trompes...

LE BALAYEUR : Vous aussi ! Je vous ai observé depuis la galerie, au bal, au Nouvel An avant la guerre... Vous étiez très élégamment vêtu, et vous aviez alors des cheveux argentés, comme un acteur... (il désigne les favoris) Ruža était... ah, comme un tableau. Et moi, j'ai vu, rien d'elle ne m'a échappé... j'ai vu comment elle vous dévorait de ses yeux noirs. Et alors, Lukić, devant tout le monde, l'a saisie par la main et l'a serrée... elle s'est fortement débattue, a ravalé sa douleur, a feint de rire... et vos yeux flamboyaient, je l'ai bien vu, et vous avez fait un geste de la main...

BLAŽ (de plus en plus attentif, dans un cri) : Non !

LE BALAYEUR : Vous avez agité la main, oui, comme cela... comme je vous vois à présent !... J'aurais tout donné au monde pour que vous vous décidiez... (de plus en plus excité) pour que vous vous approchiez de lui, pour que vous l'empoigniez à la gorge, comme un chien... et que vous serriez... serriez...

BLAŽ (révolté) : Non, je ne suis pas toi, Lola, tu raisonnes d'après toi-même !... 

LE BALAYEUR (il poursuit) : Souvenez-vous ! Lukić l'a ramenée à la maison, il l'a traînée par la main, elle n'a pas même pu dire au revoir... Tout de suite après eux, vous êtes sorti vous aussi... vous vous souvenez ? J'ai bien vu cela, tout comme je vous vois maintenant... bien !

BLAŽ (abattu) : Non !...

LE BALAYEUR : Vous aviez vous aussi un motif, vous l'aviez...

BLAŽ (il regarde éperdûment dans le vide) : Non... non... cela est impossible... cela est horrible... après tant d'années...

LE BALAYEUR : Et ne vous cassez pas la tête pour lui (un geste)....

 

 

SCÈNE HUIT

 

(Des camions s'entendent au loin, ils s'arrêtent à proximité)

 

LE BALAYEUR (il écoute avec attention, tendu vers le juge, attendant. Des citadins tous apeurés se précipitent dans le tribunal)

LE MÉDECIN (avec excitation) : Blaž, les Allemands ! Je t'en supplie... sois raisonnable ! Pense aux vies humaines... 

(Silence, tous sont autour du juge, tendus)

BLAŽ (comme pour lui-même) : Peut-être existait-il quelque cause... quelque cause inconsciente... quelque foyer refoulé du mal... en moi... qui n'attend qu'une occasion propice pour se manifester... seulement des circonstances favorables... (il est exalté, emporté, hors de lui...)

LE MÉDECIN : Blaž ! Reprends-toi ! Regarde-nous ! Tu sais ce qui peut arriver.

LE BOUCHER : Messieurs, que dit-il là ?...

LE CORDONNIER : Monsieur le juge ! Ils peuvent venir à tout moment...

MATIĆ : Il ne nous écoute absolument pas !...

LE BOUCHER (il bondit sur le juge, le saisit par la chemise) : Juge, vous n'êtes pas seul au monde !

(Tous se précipitent autour du juge, comme au premier acte)

LE MÉDECIN : Blaž, reviens à toi !

LE CONTREBANDIER : Regardez-nous, monsieur Bogdan...

LE CORDONNIER : Prenez garde à ce que vous faites !

PETAR : Juge ! Juge ! (Il crie)

 

 

SCÈNE NEUF

 

On entend un trépignement de pas. Deux soldats allemands avec des mitraillettes entrent dans la pièce, ils se tiennent à la double porte. Après quelques secondes entre le sergent allemand, il se tient à la porte, regarde l'assemblée.

 

LE SERGENT : Blaž Bogdan ?

(Les citadins s'écartent lentement du juge, il reste seul, au centre)

BLAŽ : Oui...

LE SERGENT : Le juge ?

BLAŽ : Oui...

LE SERGENT : Vous étiez cette après -midi vers six heures dans le café de la ville ?

BLAŽ : Oui...

LE SERGENT : Vous avez annoncé là-bas que vous aviez l'intention de tuer un officier ?

BLAŽ (silence, puis doucement) : Oui...

LE SERGENT : Suivez-nous !

BLAŽ (il chancelle, puis fait un pas vers les soldats, se retourne à la porte, doucement) : Quelqu'un a été plus efficace que toi, docteur. L'un d'entre vous, citoyens, a avisé le commandant ennemi de mes intentions. Quelqu'un a joué mon rôle de la nuit d'avant-hier : il a trahi un homme pour sauver d'autres hommes... Dans tous les cas, cela est une petite satisfaction pour moi... (Une pause)

LE SERGENT : En avant !

BLAŽ (avec lassitude) : Votre mission est achevée. Le cercle s'est refermé... la ronde autour de la vieille fontaine...

(Les Allemands le poussent, ils partent)

 

 

SCÈNE DIX

 

Tous sont tendus, éloignés les uns des autres. Soudain, des coups de feu, une rafale, puis un coup de feu isolé, comme pour Lukić.

(On entend les camions qui s'en vont)

 

 

SCÈNE ONZE

 

(L'employé entre dans le tribunal)

 

L'EMPLOYÉ : Blaž Bogdan...

LES CITADINS (tous) (Ils le regardent interrogatifs)

L'EMPLOYÉ : Le défunt Blaž Bogdan...

LES CITADINS (Tous. La tête inclinée, ils retirent leur casquette)

LE MÉDECIN : Je n'ai jamais pu croire qu'il pouvait faire du mal même à une mouche...

L'EMPLOYÉ : C'était un honnête homme ! Depuis que je le connais, toujours un honnête homme !

LE BALAYEUR (il retire sa casquette) : Je n'ai jamais eu l'occasion de tenir un discours pour personne. Peut-être ce que je vais dire vous sera-t-il désagréable... mais à moi, le juge me tenait à cœur... Et voilà ce que je veux vous dire... Il aura un cyprès sur sa tombe, il l'aura !... Comme on dit chez nous : de l'herbe sur un misérable... mais un cyprès sur un homme ! Ce sera ainsi, c'est moi qui vous le dis !... Et c'est tout ce que je voulais dire...

 

(Tous gardent la tête baissée)

 

RIDEAU 

 

 

Traduit par © Nicolas RALJEVIĆ en janvier 2016

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