LES TRADUCTIONS FRANÇAISES ET LES DIFFICULTÉS DE TRADUCTION
AUTOUR DES COMÉDIES D'ILIJA KULJAŠ ET D'ANDRO STITIKECA
Nous pourrions aussi penser qu'il n'y a pas beaucoup d'intérêt à retranscrire ces pièces de nouveau en français. Et pourtant, c'est avec un certain enthousiasme que j'ai découvert et traduit les deux textes précédemment cités. Ceci pour souligner la spécificité de ces deux comédies sur lesquelles j'ai travaillé.
Ilija Kulaš repose sur l'intrigue du Bourgeois gentilhomme et Andro Stitkeca compile des extraits du Malade imaginaire et du Mariage forcé intégrés à la trame centrale de l'Avare de Molière. Cependant, dans les deux cas, si la trame prioritaire est bien d'inspiration moliéresque, il s'y trouve d'autres intrigues s'appuyant essentiellement sur les personnages des serviteurs et qui viennent se combiner avec les péripéties reprises du grand dramaturge français. L'intervention d'un Pulcinella comme serviteur de Frano – équivalent de Dorante qui n'a pas de serviteur dans le texte de Molière – apporte 20 scènes nouvelles sur un total de 33 dans Ilija Kuljaš. Avec Andro Stitikeca, ce sont 18 scènes nouvelles qui apparaissent sur les 46 que compte la comédie et non 14 comme l'annonçaient Marko Fotez, Đuro Körbler ou Vinko Radatović qui ne devaient pas comptabiliser celles créées à partir des personnages des pièces même de Molière. Et comme de très nombreuses scènes s'y trouvent ainsi tronquées, modifiées, arrangées, créées dans ces deux comédies, ces dernières ne permettent donc pas de se contenter seulement du terme de traduction ni même de celui d'adaptation. Le choix du public auquel étaient destinées ces comédies a une forte incidence à la fois sur la traduction des œuvres de Molière tout comme sur les scènes supplémentaires. Les influences de la commedia dell'arte s'y trouvent renforcées par des personnages dont les lazzi modifient les textes au départ de l'inspiration des auteurs ragusains.
Par ailleurs, les passages qui relèveraient plus que d'autres du terme de traduction ne sont pas toujours très fidèles aux textes sources. Les scènes directement issues des textes français sont déjà généralement très réduites par rapport aux originaux. À l'époque, en effet, on exigeait moins de rigueur de la part d'un traducteur qu'aujourd'hui. L'auteur dont on s'inspirait n'était le plus souvent même pas mentionné, les droits d'auteur inexistants, alors comment se soucier d'un respect strict du texte source ? Molière lui-même s'en était plaint de son vivant. Ainsi dans la préface de la première édition des Précieuses ridicules, il écrivait : « C'est une chose étrange qu'on imprime les gens malgré eux. Je ne vois rien de si injuste, et je pardonnerais toute autre violence plutôt que celle-là. » Et il est forcément rare le moment où le texte ragusain égale sa source française au style reconnu pour son raffinement. Si Molière et son œuvre très inspirés de la commedia dell'arte ne devait pas souffrir de l'intrusion d'un Pulcinella ou des atermoiements d'un Ždero, le style des passages qui les exposent est loin de valoir celui des sources françaises.
Si Molière a séduit le monde entier, c'est parce qu'il a touché à ce qu'il y a d'universel en l'Homme. Ces comédies centrées sur Dubrovnik n'offrent pas plus mais elles nous font tout de même revivre une époque et rencontrer des personnages qui peuvent encore nous séduire ou au moins nous divertir. Ilija et Andro sont grotesques mais ils permettent aux petites gens aussi de vivre le théâtre en langue populaire croate dans la première moitié du XVIIIe siècle. Certes, le style de Molière était plus raffiné : mais ne l'était-il pas aussi trop pour le public auquel prétendaient ces compagnies ? Ždero et Pulcinella sont des bouffons plus extravagants que Scapin ou d'autres faire-valoir moliéresques. Ils sont grossiers quand ce n'est pas vulgaires. Mais s'ils ne sont pas du goût de Versailles, il a bien fallu qu'ils plaisent aux Ragusains qui ont conduit ces compagnies à traduire ou s'inspirer et créer sur la scène les deux tiers des comédies de Molière. Or c'est là encore une belle aventure : celle de compagnies de jeunes gens enthousiastes s'appliquant à amuser le peuple de Raguse. Au-delà des textes qui nous sont parvenus, c'est à présent sur eux que nous aimerions en savoir davantage. Leur anonymat était-il voulu, délibéré ? Cela servirait encore la grandeur de ces compagnies qui s'effacent au profit du théâtre et de la gloire littéraire de Dubrovnik.
J'ai opté pour un premier jet sans jamais me référer alors à l'œuvre de Molière aussi bien pour Ilija Kuljaš que pour Andro Stitikeca. Ce ne sera qu'ensuite, parfois après un long moment à retravailler sur cette première main, que je reviendrai méticuleusement sur les textes moliéresques ayant inspiré ces œuvres.
Quelles sont alors les difficultés auxquelles le traducteur se trouve confronté ?
La traduction est un exercice intellectuel et artistique réputé qui peut aussi se frustrer de travailler dans ce cas un style au rabais. Il ne faudrait cependant pas que le texte français impacte la traduction du texte croate. Les influences diverses de ces deux comédies interpellent encore le traducteur pris entre la source de départ française, les modèles italiens de la commedia dell'arte ou l'héritage littéraire dubrovnikois depuis les comédies en prose de Marin Držić : il faut alors au traducteur respecter ces origines diverses et les contraintes de style qui s'y rapportent. Il doit faire encore avec ces intrigues plurielles au sein des deux comédies qui donnent une large place aux serviteurs et autre zani : on compte ainsi 15 scènes avec Pulcinella dans Ilija Kuljaš alors qu'Ilija lui-même n'apparaît que dans 13 scènes de la comédie. Ces personnages sont aussi des voix qu'il faut caractériser pour le traducteur, chacune révélant un profil, une identité, s'appuyant sur des particularités linguistiques : Pulcinella a recours à un italien sommaire et très déformé, Ždero use d'un langage familier et régulièrement de propos vulgaires, l'oncle Niko d'un langage souvent soutenu...
Problèmes lexico-sémantiques, grammaticaux, syntaxiques, rhétoriques, culturels… S'interroger sur les difficultés d'une traduction, c'est en grande partie s'inquiéter sur des choix de déperdition sémantique, poétique, socio-culturelle. Depuis quelques années, je me livre à la traduction d'œuvres classiques du répertoire dubrovnikois. Outre certaines difficultés citées précédemment et spécifiques à ces deux comédies inspirées de Molière, les mêmes problèmes se répètent. C'est saisir là un tant soit peu l'ambiance d'une langue dans sa réalité quotidienne, son ton, ses accents, son rythme, bref sa musique pour l'adapter à un sens reconnaissable dans la langue cible – sans épargner cependant et délibérément au lecteur un effort de découverte dans la culture source.
Les difficultés immédiates résultent déjà dans la transcription d'un texte écrit partiellement en dialecte ijekavien du XVIIIe siècle. Une aide précieuse est parfois fournie par les lexiques associés aux œuvres présentées en croate. C'est le cas pour Ilija Kuljaš, malheureusement pas pour Andro Stitikeca dont le texte retranscrit de plusieurs manuscrits nous est livré brut par Körbler. Cette diversité des manuscrits d'origine implique par ailleurs des variantes et le traducteur doit parfois choisir. Le recours aux notes de bas de page, si souvent condamné pour le texte théâtral, n'a véritablement de sens que si l'on ne vise pas la représentation scénique. Car des termes demeurent malgré les dictionnaires ou les avis des chercheurs que je sollicite, incompréhensibles, inconnus ou incertains. Il faut donc accepter de reconnaître son ignorance sur la compréhension et la traduction de certains passages et choisir dans d'autres cas de formuler des hypothèses en notes de bas de pages, de suggérer même des variantes selon les avis des chercheurs précurseurs. Dans la comédie d'Andro Stitikeca pour laquelle nous ne bénéficions pas de notes explicatives des termes en ancien dialecte ragusain aujourd'hui inusités voire oubliés, onze passages dans ma traduction se trouvent signalés en note de bas de page pour lesquels je reconnais mon ignorance et fournis aussi parfois une interprétation hypothétique liée à la proximité de certains termes avec le croate ou l'italien.
Car traduire, c'est choisir. Les difficultés sont donc nombreuses comme dans toute traduction. Elles se compliquent encore ici par une histoire propre à ces comédies, redécouvertes au XXe siècle et finalement peu étudiées jusque-là. Les références culturelles, les caractéristiques locales, les expressions imagées nous en apprennent peut-être davantage sur Dubrovnik que sur Molière. La langue aussi est un riche témoignage du parler populaire ragusain du XVIIIe siècle. Oubliée, elle n'est pas perdue. Finalement, on peut aujourd'hui remercier Molière d'avoir offert au théâtre ragusain de survivre quelque temps encore en langue croate malgré les résistances croissantes des autorités de la Ville et la pression des compagnies italiennes mieux équipées et professionnelles, et qui imposeront à partir du milieu du XVIIIe siècle la langue italienne sur les planches de Dubrovnik.
La question essentielle concernant les difficultés de traduction est : pourquoi traduit-ton ? J'ai traduit pour publier un livre destiné à faire connaître ces comédies aux chercheurs français ; de leur côté, ces auteurs traduisaient pour monter des spectacles comiques pour le peuple. Ces projets différents impliquaient des préoccupations différentes quant aux traductions respectives qui s'ensuivirent. Molière, dans la suite d'une histoire littéraire des comédies en prose à Dubrovnik et avec le rayonnement culturel de la France à l'âge classique, était dès lors un terreau qui devait séduire ces compagnies ragusaines de jeunes gens férus de théâtre.
C'est alors une belle révélation pour un Français de découvrir que des comédies de Molière ont connu très tôt une postérité dans d'autres pays. J'ai ainsi pu remarquer l'enthousiasme de chercheurs francophones à la découverte déjà des comédies de Marin Držić, puis des comédies en prose du XVIIe siècle répondant au nom de smješnice, et aussi des « molièrades » dans les premières décennies du XVIIIe siècle. Des historiens de la littérature et du théâtre, parfois reconnus, tels Georges Forestier, Claude Bourqui, Guy Spielmann, Patrick Boucheron, Patrick Dandrey suivent ainsi depuis ces dernières années mes travaux de traduction d'œuvres classiques et sont encore surpris de découvrir une telle richesse littéraire à Dubrovnik restée insoupçonnée jusque-là en France.
Enfin, faut-il maintenant et absolument revendiquer Molière dans ces œuvres? Aurait-on le droit de réhabiliter Molière en elles quand les auteurs ragusains l'ont aussi tu et absorbé ? Ne faut-il y voir plutôt de leur part une volonté d'affirmer des œuvres originales ? Après tout, Molière lui-même n'avait pas mentionné Plaute et l'Aulularia dans son Avare…
Octobre 2022.
Nicolas Raljevic.