
Nicolas Raljevic
LES PROFS
janvier 2025
Une salle des profs dans un lycée professionnel de banlieue. Une grande table, des papiers et des livrets et cahiers divers dessus, des chaises autour. Au mur, des affiches de spectacles ou de prévention. Un tableau syndical. Un écran géant. Un calendrier quotidien. Une machine à café. Deux trois enseignants assis autour de la table au lever de rideau.
1
(Le 30 août.)
Chers collègues, bonjour !
Ah, bonjour, comment va ?
Ça va, ça va. Je suis ravi évidemment de vous retrouver pour la réunion de rentrée. Même si en vérité, je préférerais être loin du lycée, ne m'en veuillez pas. Sinon, tout le monde va bien ?
Faut faire avec, on n'a pas le choix.
Salut, gamin. Oh, tu t'es fait tout beau ! C'est la forme, on dirait. En plus, tu t'es enfin décidé à arriver à l'heure. Il ne te reste plus qu'à travailler tes cours en classe, et tu seras un prof exemplaire !
C'est sûr. Ça doit être à lui que Sarkozy pensait quand il affirmait qu'un enseignant ne travaille que 24 heures par semaine.
Ouais, c'est ça, celui-là a dû plutôt confondre avec le nombre de procès qui lui reste à subir.
Alors, le plus important dans tout ça : tu es satisfait de ton emploi du temps ? Tu as eu ce que tu voulais ?
Plus ou moins. J'ai mon vendredi, c'est ce que j'ai demandé, mais j'ai aussi récupéré la classe de Première 3. Je crains que ce soit difficile, ils ont bien épuisé les collègues l'an dernier d'après ce qu'on a entendu régulièrement. Il semblerait en effet qu'il y ait un bon groupe de rigolos dans cette classe. J'espère quand même qu'ils ont un peu mûri depuis le stage du printemps. Mais je m'attends à des séances sportives.
Oui, tu peux, et malheureusement il ne faut pas compter sur les parents pour te soutenir. Beaucoup sont à l'image de leur gamin.
Que veux-tu, les chiens ne font pas des chats.
C'est bien dommage pour certains.
Sinon, pour changer un peu, les vacances furent bonnes, j'imagine ?
Les vacances sont toujours bonnes, c'est le lycée qui pourrit la vie. Et dans deux heures, elles seront déjà loin les vacances.
Fais gaffe, si tu commences l'année comme ça, tu ne tiendras pas jusqu'au bout.
Je ne prétends pas me projeter si loin. Mon horizon se limite aux vacances d'automne, et comme ça de congés en congés. Pas toi, peut-être ?
Sept semaines jusqu'aux prochaines.
Six. Celle-ci est déjà entamée et ne compte plus.
Sept.
Six. Sancho Panza dans Don Quichotte prétend que tout ce qui est entamé est déjà consommé à moitié.
Lançons-nous donc et faisons une pause !
Encore un qui parle mais qui n'est pas prof, c'est certain. Je dis sept.
Arrêtez de vous plaindre, il y a bien pire comme boulot. Si vous aviez exercé d'autres métiers comme je l'ai fait, vous vous rendriez compte des avantages qu'on a dans l'Éducation nationale. C'est quand même une qualité de vie que beaucoup de monde peut nous envier.
Bien sûr, mais alors qu'est-ce qu'ils attendent pour nous rejoindre ? Le Rectorat recrute à présent en 20 minutes d'entretien à tour de bras des gens sans aucune formation ni aucune expérience. On doit pas se battre pour devenir prof si on en est là.
C'est vrai, des postes ne sont toujours pas pourvus pour la rentrée. Il nous manque encore cette année un prof d'anglais et un d'arts appliqués. Si quelqu'un veut faire des heures supplémentaires…
Ah, non, sans moi.
Appel micro pour rejoindre la réunion au réfectoire.
Quelle misère ! À croire que former les nouvelles générations n'intéresse plus personne.
Et les vacances non plus.
Ni des semaines de 24 heures.
2
Bonjour chers collègues. Tout d'abord, j'espère que vos vacances se sont bien passées et que vous avez fait le plein d'énergie pour attaquer cette nouvelle année qui risque de s'annoncer encore bien chargée. J'en vois plusieurs qui nous reviennent bien bronzés et je ne doute pas que vous avez pu en profiter. S'il vous plaît, c'est bon ?… Nous commençons. Ceux qui manquent nous rejoindront en cours de réunion. On ne va pas perdre de temps à les attendre. Voici donc l'ordre du jour de cette réunion de rentrée : tout d'abord, une présentation des nouveaux collègues qui ont rejoint le lycée – je demanderai aussi à chacun d'entre vous de se présenter et de donner sa fonction dans l'établissement afin de les aider à se repérer ; puis un bilan des résultats aux examens de fin d'année ; on verra aussi ce qu'il en est des effectifs d'élèves à ce jour par sections – malheureusement, nous avons un certain nombre de familles qui ne nous ont pas confirmé l'inscription définitive de leur enfant au lycée ; je vous ai envoyé les horaires pour l'accueil des différents niveaux dès lundi matin – je demande à ce que tous les enseignants soient présents pour accueillir et se présenter à leurs classes ; il faudra encore qu'on aborde la nouvelle réforme du lycée - bon, ce n'est pas parce que nous n'avons pas reçu des informations détaillées que nous ne devons pas nous préparer aux bouleversements que cette réforme introduit dans les différentes disciplines et particulièrement en enseignement général ; et enfin, je garderai un temps pour les questions diverses que vous vous posez en espérant que je serai en mesure d'y répondre dès aujourd'hui. Par ailleurs, vous avez reçu vos emplois du temps sur l'année. J'ai essayé de respecter les demandes de chacun formulées dans les fiches de vœux mais vous verrez que ça n'a pas toujours été possible. Je vous demanderai quand même de vérifier qu'ils soient bien complets et que je n'ai pas omis des heures ou au contraire ajouté d'autres. Pour ce qui est des modifications éventuelles, vous pouvez passer me voir dans mon bureau dans l'après-midi afin de me faire remonter vos doléances. Vous savez dans tous les cas que ces emplois du temps sont modulables pendant les quinze jours prochains avant d'être définitifs. Donc, on ne s'emballe pas immédiatement. Nous terminerons cette matinée devant un verre et de quoi se sustenter avec ce que nous a préparé notre cuisinière. Voilà donc le programme.
C'est horrible ce sentiment de déjà vécu qui se répète d'année en année à cette date, de projets qui n'aboutissent à rien...
3
Ding ! (Sms.)
Bonjour monsieur
Bonjour.
vous allez bien ?
Qui m'écrit ?
Je suis un de vos élèves
Vous avez bien un prénom :)
(Un temps.)
Jonathan
Je n'ai pas d'élève cette année qui s'appelle Jonathan.
(Un temps.)
Vous ne voulez pas me dire votre prénom ?
(Un temps.)
Je préfère pas
Pourquoi me contactez-vous ?
(Un temps.)
Je voulais vous dire que j'aimais beaucoup vos cours
C'est très aimable. Et vous m'écrivez pour cela ?
J'avais envie d'échanger avec vous.
Vous pouviez très bien le faire en classe ou après les cours, non ?
Non.
Pourquoi ?
(Un temps.)
J'ose pas.
Je vous fais donc si peur ?
Non.
Alors quoi ?
(Un temps.)
Vous ne répondez plus ?
(Un temps.)
C'est de moi que j'ai peur.
(Un temps.)
Vous ne voulez pas m'expliquer ? Ce serait plus simple.
(Un temps long.)
Je vous ai perdu ?
(Un temps long.)
Recontactez-moi quand vous vous sentirez prêt.
4
(Le 20 septembre.)
Ça y est, les Première 3 se sont lâchés. Je ne les supporte déjà plus.
Qu'est-ce qui t'arrive ?
Il a fallu que j'exclue Yanis de cours. Il mimait une fellation quand j'avais le dos tourné pour faire rire ses camarades dans la classe.
Intéressant. Et tu as fait quoi ?
Qu'est-ce que tu veux que je fasse, je lui ai demandé de quitter la salle et de se rendre à la vie scolaire avec le délégué, et comme il refusait de sortir, il a fallu que j'appelle un surveillant pour venir le chercher. Après ça, tu penses bien qu'il était difficile de les remettre au travail.
Tu as fait un rapport ?
Je viens de l'envoyer à la proviseure. Ça ne changera rien, il en a eu déjà trois depuis la rentrée, deux en maths et un en atelier, et ça n'a pas eu de conséquences. Elle l'a reçu à chaque fois dans son bureau pour lui faire la morale, c'est tout. Elle parle, elle parle, il écoute sagement. Et puis rien. Le môme est retourné en cours avec un grand sourire, faisant le fier devant les autres. J'ai demandé une journée d'exclusion, mais je n'y crois même pas.
Tu as essayé d'en discuter avec les parents ?
Déjà écrire un rapport pour la direction là-dessus peut nécessiter un bel exercice de rhétorique, mais expliquer sans déraper à une mère que son fils singe des fellations en classe à ses camarades, là ça relève de la haute poésie. Bon courage !
J'ai appelé. La mère est seule à l'élever. Elle est complètement larguée. Elle travaille dans la restauration jusqu'à pas d'heure le soir et le môme se retrouve livré à lui-même. Elle s'excuse pour les bêtises de son fils. Une brave dame mais totalement impuissante.
Un pauvre gosse aussi.
Merci, tu es trop aimable de compatir à mon sort.
Non, je veux dire que ça ne doit pas non plus être toujours facile à la maison. L'an dernier, je lui avais donné un classeur et des stylos pour prendre les cours. Il m'avait dit que sa mère n'avait pas les moyens de lui acheter des fournitures scolaires.
Arrête, s'il te plaît. Même quand il a des affaires, il ne prend pas les cours. Ça suffit, faut cesser l'angélisme à tout va. Et comme les autres, on va lui donner son bac l'an prochain et d'ici là il nous aura cassé les pieds et n'aura rien appris. Je me demande vraiment à quoi on sert.
Oh, ne dis pas ça, tu pourrais aussi travailler dans la santé. Éduquer la jeunesse, c'est quand même le plus beau métier du monde, non ?
Va donc aussi le conseiller à certains parents.
5
Ding ! (Sms.)
Bonjour
C'est Jonathan
(Un temps.)
Bonjour Jonathan.
Je vous dérange ?
Il est déjà tard. Que puis-je faire pour toi ?
J'avais envie de parler avec vous
Tu en es sûr ? La dernière fois, cela n'a pas été un succès.
(Un temps.)
C'est pas facile
En effet, d'autant plus que je ne sais même pas qui tu es.
Ça m'aide pour échanger avec vous
Bon, disons. Quel est le problème, Jonathan ?
Je sais pas
Comment ça, tu ne sais pas ?
(Un temps.)
Je suis pas comme les autres
Nous sommes tous différents. Ce n'est pas un problème.
Peut-être pas pour les autres, pour moi si.
Tu ne veux pas m'expliquer ?
Je pourrais peut-être t'aider.
(Un temps long.)
Tu en as parlé à ta famille, à tes amis, autour de toi ?
Ma famille s'en fout
je parle pas avec eux
(Un temps.)
Et j'ai pas d'ami
(Un temps.)
Si tu veux que je t'aide, il faut que tu m'en dises plus. :)
(Un temps.)
Je peux pas
(Un temps.)
Pas maintenant
(Un temps.)
Je vous souhaite une bonne soirée
(Un temps.)
N'hésite pas à m'écrire si tu as besoin. Bonne soirée, Jonathan.
(Un temps long.)
6
(Le 1er octobre.)
Je viens de corriger un devoir de français des terminales : c'est une catastrophe. Jamais j'ai eu autant d'élèves dans une classe d'examen avec de telles difficultés d'expression écrite. Je ne sais pas comment je vais pouvoir les préparer à l'examen de fin d'année. À croire qu'ils ont été confinés toute leur vie !
Il ne faut pas s'en étonner. Ceux-là ont traversé une série de réformes successives plus ou moins contradictoires et des diminutions des horaires des enseignements dans les matières générales. Le baccalauréat est devenu aujourd'hui le plus petit diplôme, autant dire qu'il ne vaut plus grand-chose. Et comme il faut que nos élèves sortent diplômés du circuit scolaire selon les directives du ministère, on a abaissé le niveau jusqu'à leur permettre d'obtenir ce bac sans efforts. Ça n'a certainement pas aidé les jeunes à s'attacher aux études. Toutes les analyses démontrent une baisse alarmante du niveau des élèves au même moment où les taux de réussite aux examens n'ont jamais été aussi hauts. Qui plus est, on les a expérimentés sur le numérique à marche forcée, et aujourd'hui on découvre qu'ils ne savent plus écrire. Et voilà ! On a eu beau alerter très tôt que les écrans ne suffiraient pas, on passait pour des arriérés aux yeux de nos hiérarchies qui se prosternaient devant les promesses politiques de la « start-up nation ». Tu parles d'une foutaise ! L'IA s'apprête dorénavant à nous mettre tous dedans.
Oui, on le paye cher le mépris de nos dirigeants ! Ils font pleins de promesses sur l'éducation des enfants pour l'opinion publique sans se soucier davantage de nos difficultés sur le terrain. On a parfois l'impression que nous ne sommes pour eux qu'un enjeu électoral.
Il n'est pas surprenant à présent que nos élèves ne sachent plus écrire et c'est pas avec des QCM à toutes les sauces qu'ils vont pouvoir progresser. Quand à la lecture, si c'était les nôtres qui faisaient vivre les libraires, ceux-ci pourraient mettre la clé sous la porte.
Mais que vont devenir tous ces gamins ? À leur âge, l'école m'offrait au moins des promesses d'ascension sociale, si minimes soient-elles. Mais là ? On les condamne à rester définitivement de simples exécutants.
Il reste pour ceux qui peuvent payer les écoles privées et les boites à diplômes avec embauche à la clé. Voilà le monde de demain, ils en rêvaient, ils nous l'ont fait : une vie à traverser les rues à la recherche de petits boulots ou de métiers sans perspectives pour les pauvres, les grandes écoles du piston pour ceux qui peuvent se les offrir !
Ajoute à ça que nous avons de plus en plus d'élèves dysfonctionnels et de jeunes déjà bousillés par la vie, et certains même qui ne parlent pas encore français. On a beau leur associer des AESH quand on obtient des moyens pour les embaucher ou nous rabâcher qu'il faut développer des stratégies individualisées d'enseignement, on se retrouve démunis face à des gamins qui ont subi une scolarité continuellement bouleversée et qui sont maintenant les premiers à payer les erreurs accumulées de l'Éducation nationale. Et va expliquer ça aux inspecteurs aujourd'hui ! Ils refusent d'entendre et se contentent des éléments de langage qu'on leur impose du haut. Encore faut-il aussi leur mettre la main dessus. Jamais ils n'ont été si absents. Ceux-là non plus, on les méritait pas !
Allez, t'en fais pas, ça va sûrement s'arranger. C'est ce que nous a promis le nouveau ministre de l'Éducation, n'est-ce pas ? Ça en fait combien déjà qui ont occupé ce poste cette année ?
7
Ding ! (Sms.)
Bonjour monsieur
Bonjour Jonathan. Que veux-tu encore ?
(Un temps.)
Vous êtes fâché ?
(Un temps.)
Non. Mais tu tombes mal, je suis très occupé.
Et je ne suis pas psy ni assistante sociale. Faut voir avec ces collègues pour régler tes problèmes. Moi, en l'état, je ne peux rien faire pour toi. Désolé.
(Un temps.)
Alors ?
Si tu as quelque chose à dire, dis-le moi vite.
Sinon, au revoir.
(Un temps long.)
Je vous aime
(Un temps long.)
8
Salut, ça va ?
Ça va, ça va.
Ah ouais… Pourtant, ça n'a pas l'air d'aller si bien ?
J'ai un petit souci qui me tourne dans la tête.
Tu veux en parler ?
Rien de vraiment sérieux. Mais je reçois depuis la rentrée des messages d'un gamin qui refuse de s'identifier et je ne sais plus comment réagir.
Des messages ? Quel type de messages ? Des menaces ?
Non, non. Il dit n'avoir personne avec qui parler à part moi.
Mais comment a-t-il eu ton numéro ?
C'est pas difficile, je le donne tous les ans en tant que prof principal aux classes qui partent en stage afin d'être prévenu du moindre problème. D'ordinaire, je n'ai plus de retour une fois la période de stage terminée.
Et tu ne peux pas savoir qui c'est d'après son numéro ?
Non, j'ai vérifié. Il me contacte en numéro caché. Il dit s'appeler Jonathan. Mais je n'ai pas eu de Jonathan depuis je ne sais quand.
Remarque, il se serait appelé Mathéo ou Enzo, t'aurais aussi été dans la merde, vu le nombre qu'on en a encore cette année. Et il te raconte quoi ton Jonathan ?
Rien de précis, qu'il ne va pas bien, qu'il n'a personne à qui se confier.
Oh là là, une prise de tête… Ne réponds pas, ça vaut mieux.
C'est ce que je fais dorénavant.
Bon, alors tout va bien. Ça lui passera. Te casse pas la tête.
Oui, on va dire ça comme ça.
9
Ding ! (Sms.)
Vous m'en voulez ?
(Un temps long.)
Parlez-moi
(Un temps long.)
Je n'ai que vous
(Un temps long.)
10
Oh, vivement la retraite !
L'année prochaine pour moi. J'en vois enfin le bout. Mais, vous les jeunes profs, je vous plains. Je n'aimerais pas commencer une carrière dans l'enseignement aujourd'hui.
En ce qui me concerne, ça m'étonnerait que j'y reste. Je ne me vois pas y passer ma vie pour y laisser des plumes. Je vais faire ça quelques années et je trouverai autre chose.
C'est ce qu'on dit tous à un moment dans l'Éducation nationale, c'est ce que j'ai dit aussi toute ma vie, et voilà la retraite qui pointe sans que j'aie changé de métier. D'un bout à l'autre, une vie de prof, quoi.
Mais comme tu disais, ça c'était avant. C'est plus possible maintenant de basculer systématiquement d'un état d'alerte et de tension permanente à des phases de récupération relative puis d'angoisse dès qu'une nouvelle rentrée approche. Personne ne peut tenir longtemps sans se mettre en danger.
Il y a les vacances tout de même, ce n'est pas rien.
C'est vrai. Mais elles ne compensent pas forcément le reste, sinon tu penses bien, il y aurait beaucoup plus de monde pour vouloir être enseignant. Et les salaires non plus n'incitent pas au métier. Si en plus t'es contractuel comme c'est devenu la tendance pour recruter, tu te retrouves avec des préparations de cours qui te bouffent toute ta semaine et un salaire qui t'oblige à faire des heures supplémentaires afin de pouvoir en vivre. Là-dessus, les gens te prennent pour un fainéant, on te traite de planqué et de parasite et quand tu as le malheur de te plaindre aux parents d'élèves, ils te retournent la faute et te mettent en cause.
Tu n'exagères pas un peu, quand même ?
Tu parles ! J'en suis même arrivé à ne plus dire que je suis prof quand on me demande ce que je fais dans la vie.
Bah, tu dis quoi alors ?
Je réponds que je travaille aux impôts comme comptable. Généralement, ça n'incite pas à poursuivre l'interrogatoire.
Tu es trop négatif. Il y a aussi de bons côtés au métier d'enseignant.
Ah oui ? Rappelle-moi donc lesquels ? J'en suis arrivé à ne plus supporter les gamins. Et mes proches me reprochent de plus en plus souvent de vouloir à la moindre occasion faire la leçon à tout le monde. À côté de ça, tu as des chefs d'établissement ou des inspecteurs qui pour beaucoup le sont devenus juste pour fuir les salles de classes et qui te font la morale quand tu expliques que tu rencontres des problèmes en salle pour faire cours. La seule chose qu'on attend de toi aujourd'hui, c'est de ne pas faire de bruit. Et si par malheur tu t'es plaint des élèves une fois de trop, tu deviens la cible de tous les reproches et humiliations orchestrés par ta direction qui se charge de t'isoler avant que d'autres collègues se mettent à leur tour à déposer des rapports d'incidents. Quand c'est pas d'ailleurs ces collègues eux-mêmes qui jouent contre toi de la démagogie auprès des élèves pour obtenir la paix en classe. Ne pas être le bouc émissaire d'une classe, c'est devenu une question de survie pour certains collègues. Pareil pour les notes. Tout le monde se moque bien aujourd'hui de savoir si les élèves apprennent quelque chose. Ils n'ont même plus besoin de travailler. En classe, on leur donne des exercices à trous ou à flèches comme on en trouvait dans les revues de jeux pour enfants auparavant, et à la maison les devoirs ont disparu en même temps qu'internet et l'IA sont devenus incontournables en même temps qu'un belle opportunités de faire des devoirs sans effort. Je ne note plus les devoirs faits à la maison. Tu peux sur ChatGpt obtenir un travail qui soit d'une qualité de l'écrit du niveau de la classe de l'élève avec son vocabulaire et ses fautes de syntaxe et d'orthographe. Du coup, comme ce n'est plus noté, les élèves les bâclent ou ne les font plus tout simplement. Ça, ils savent ! Mais pour le reste ! Pendant un temps, on a voulu voir en ces jeunes des futurs petits génies de l'informatique sous prétexte qu'ils étaient de la même génération mais la plupart ne savent même pas faire un copier-coller ou constituer un dossier de documents. À coup de réformes successives, on en est arrivé à leur donner littéralement leur examen et si jamais leur notes sont trop basses, on te prie avec insistance d'arranger les moyennes à la hausse sans rechigner si tu ne veux pas mettre ton avancement sur la sellette. Ah oui, parle-moi donc des bons côtés ! À chaque rentrée, je me demande combien de temps je tiendrai encore et la tentation de démissionner pour en finir avec l'école se fait de plus en plus forte à chaque fois.
Eh bien, je ne te savais pas si aigri.
Ah, la voilà, l'insulte suprême, la grande honte, le coup de grâce pour un enseignant : l'aigreur ! On l'a tellement assimilé qu'on se l'envoie même maintenant à la face entre collègues ! Parce qu'il ne se plie pas aux caprices d'un système qui se veut aveugle devant la ruine de l'Éducation nationale, parce qu'il croit que cette dernière a encore pour fonction de former des citoyens responsables capables de réfléchir par eux-mêmes, parce qu'il veut que ses élèves s'épanouissent malgré tout dans un monde de plus en plus hostile, bref parce qu'il ne veut pas se contenter d'occuper des crétins à l'abri des murs de sa salle de classe sans se préoccuper de les préparer à leur avenir, celui-là alors, il est nécessairement aigri ! À croire qu'il faudrait être un mouton ! Mais ça veut dire quoi ici d'être aigri ? Je vais te le dire, moi. Être aigri, c'est d'abord ne pas accepter dans le sens le plus indigne du mot, celui de 1940, la collaboration à la destruction programmée depuis des années de l'Éducation nationale. Me reprocher d'être aigri, si c'est pour signifier que je n'accepte pas de mentir avec les corbeaux qui devant des caméras ou des micros de télévision prétendent que tout va bien, ou encore de faire comme certains collègues qui se pavanent en salle des profs ou devant la direction en prétendant ne pas avoir de problèmes en classe mais qui à chaque rentrée s'accordent les sections les plus sélectives qui ne posent pas de problèmes de travail ou de discipline, ou bien encore pour m'imaginer qu'il suffit d'imposer l'uniforme aux élèves ou de répéter à l'envi qu'il faut restaurer l'autorité à l'école alors même que toutes les études montrent que le niveau de nos gamins ne cesse de s'effondrer chaque année plus vite que chez aucun de nos voisins, alors oui, je suis aigri et même je ne comprends pas comment davantage de profs ne le sont pas et comment tu ne l'es pas toi-même.
On se calme, je plaisantais, c'était juste pour te permettre d'évacuer. Moi, je pars à la fin de l'année. C'est ça qui me fait tenir à présent. Pour le reste, crois-moi, tu prêches ici un convaincu.
Sonnerie de la reprise des cours.
11
Ding ! (Sms.)
Bonjour monsieur
(Un temps long.)
Vous ne voulez toujours pas me parler ?
(Un temps long.)
Tant pis
C'est pas grave
Moi, je vous parle toute la journée
(Un temps.)
Dans ma tête
(Un temps.)
Je vous dis alors tout ce que je sais pas dire maintenant
(Un temps.)
Et vous m'écoutez.
(Un temps.)
Et vous me parlez.
(Un temps long.)
12
(Le 18 novembre.)
Bonjour.
Bonjour, quoi de neuf ?
Tu as appris pour la collègue de maths ?
Allons bon, qu'est-ce qui s'est encore passé ?
Elle a été agressée par une élève dans sa classe de seconde.
C'est-à-dire agressée ?
Comment ça ?
Comment ça s'est passé exactement ?
Elle a voulu déplacer dans la classe une élève qui bavardait, celle-ci n'a pas voulu changer de place, le ton a monté des deux côtés, l'élève a alors voulu quitter la salle, la prof lui a barré la sortie, elles se sont poussées, puis l'élève l'a frappée, s'est jetée sur elle et s'est mise à l'étrangler. Il semblerait que ça a été très violent, c'est une AEHS qui se trouvait dans la salle qui est intervenue pour arracher la collègue des mains de l'élève.
Ah oui, en effet. Et c'est arrivé à quelle heure ?
Ce matin en première heure.
Une belle journée qui commence. J'imagine que cela ne va pas en rester là. Qu'est-ce qui se passe maintenant ?
On se réunit à 10 heures en salle des profs pour décider des suites à donner.
La direction est au courant ?
La proviseure n'était pas sur l'établissement. Sa secrétaire l'a appelée pour l'informer. Elle a dit qu'elle rentrait immédiatement. Dans tous les cas, on ne reprend pas les cours avant de l'avoir vue et entendue.
Comment va la collègue à cette heure ?
On attend des nouvelles.
Et l'élève ?
La police est venue la récupérer et l'a emmenée.
On la connaissait déjà ou pas ?
Pas vraiment. On m'a dit seulement qu'elle avait régulièrement des crises de tétanie depuis la rentrée. Je n'en sais pas plus.
Et la classe ? Comment elle a réagi ?
D'après ce que je sais, personne n'est intervenu en dehors de l'AESH. Certains élèves riaient même et chauffaient l'ambiance. On ne sait pas encore si la scène a été filmée.
13
Bien, je pense que vous avez tous appris ce qui est arrivé à notre collègue Martine. Pour ceux qui n'auraient pas les détails, après avoir demandé en classe à une élève de changer de place pour mettre fin à ses bavardages, l'élève s'est jetée sur elle, l'a frappée puis l'a étranglée. Si notre collègue AESH n'avait pas été présente dans la salle et ne s'était pas précipitée pour l'arracher des mains de cette élève, on peut imaginer qu'à cette heure on pourrait regretter une issue bien plus grave. Je crois malheureusement que cet événement s'inscrit dans une continuité de lourds dysfonctionnements et de violences qui se manifestent dans notre établissement depuis deux ans. Nous avons déjà eu l'occasion de nous en plaindre auprès de notre direction à plusieurs reprises et l'éventualité d'une agression contre l'un d'entre nous a d'ailleurs aussi été déjà mentionnée sans que pour autant rien ne soit fait pour arranger les choses. J'ai appelé la proviseure pour lui signifier que nous étions réunis à cette heure et exercions notre droit de retrait. Elle devrait rentrer sur le lycée dans la matinée et nous rejoindre. J'ai aussi appelé Martine qui est choquée, vous l'imaginez bien, elle s'est rendue au commissariat pour porter plainte et compte ensuite se rendre chez son médecin pour demander un certificat médical suite aux blessures dont elle a été victime. En attendant que la proviseure arrive, je vous propose que nous décidions de ce qu'il faut faire maintenant face à l'agression de notre collègue.
On savait que ça allait se produire, on a prévenu. On ne cesse de faire des rapports pour des incivilités et des violences depuis la rentrée. Mais rien n'a été fait. La direction ne bouge pas. Quand on fait un rapport, il ne se passe rien. Si ! L'élève est accueilli dans son bureau, elle lui fait la morale et ensuite c'est retour en classe sous les acclamations de ses camarades. Moi, ce qui me fait peur aujourd'hui, c'est qu'un jour je perde mes nerfs et que j'allume un élève.
Ce jour-là, la direction ne viendra pas à ton secours et tu es assuré d'avoir des problèmes. Je propose qu'on ne se laisse pas trop emporter par l'émotion lors de cette discussion.
On ne peut quand même pas faire comme si rien ne s'était passé. Personnellement, je vous le dis, j'ai peur maintenant quand je suis avec certaines classes. Ce qui est arrivé à Martine peut m'arriver demain, je le sais. On ne se lève pas le matin pour se faire insulter ou taper dessus au boulot.
Ce qui est inquiétant aussi, c'est qu'aucun élève de la classe n'a tenté quoi que ce soit pour retenir sa camarade.
Pire, l'heure d'après, tu penses bien que la nouvelle avait déjà fait le tour du lycée et beaucoup d'élèves dans les couloirs se réjouissaient de l'agression contre Martine.
J'ai des élèves qui m'ont dit ensuite mot pour mot qu'elle avait mérité cette correction. On a un gros travail à faire auprès des élèves après cette agression. Il est essentiel aussi d'informer au plus vite les parents.
J'ai eu madame Dublé au téléphone, la représentante du syndicat des parents d'élèves, elle nous soutient totalement, elle envoie dans la matinée un message à toutes les familles pour les aviser de ce qui s'est passé.
Ah, madame la proviseure...
Bonjour, excusez-moi, j'étais en route pour le Rectorat quand ma secrétaire m'a prévenue. J'ai fait aussi vite que j'ai pu pour revenir. Excusez-moi encore, j'ai besoin de savoir quelles sont vos intentions afin de les faire remonter à l'Académie. Je vous rappelle cependant que le droit de retrait n'est pas légal, soit vous êtes en salle soit vous êtes grévistes.
Écoutez, après cette agression, il est indispensable que nous fassions le point. Si votre seule réponse, c'est de nous menacer d'une retenue de salaire pour grève, on se lève tous et on quitte l'établissement, vous vous débrouillerez pour gérer seule cinq cents élèves et leurs familles. Je crois que le moment est assez grave pour ne pas s'imaginer que vous allez pouvoir simplement nous mener à la baguette. On attend de vous une réponse aux événements, et cette fois une réponse claire et à la mesure des faits.
On vous avait signalé que les violences se multipliaient et allaient en s'aggravant, plusieurs rapports sont parvenus sur votre bureau, mais rien n'a été fait. Vous avez une part de responsabilité dans ce qui est arrivé ce matin. Oui, madame, si nous en sommes là, c'est aussi de votre faute et vous devez en répondre.
Bon, j'entends votre émotion et votre colère, croyez-moi, je suis moi aussi choquée par ce qui vient d'arriver. Mais il faut aussi que l'établissement fonctionne. Je vous propose quand même de banaliser les cours de la matinée pour que vous puissiez discuter entre vous. Je suis dans mon bureau et je vous demanderais de me faire savoir au plus tôt vos décisions afin que j'en informe l'Académie.
Nous vous tiendrons informée.
Quand on ne veut pas faire de vagues, faut pas prendre la mer. Elle a choisi toute seule de rejoindre les personnels de direction, personne ne l'a forcée, faudrait qu'elle assume maintenant. Qu'elle en parle là-haut.
Écoutez, on ne peut pas non plus tout lui mettre sur le dos. C'est partout que l'école s'effondre.
J'aimerais pourtant en effet savoir de quoi ils parlent, tous ces galonnés, quand ils se retrouvent entre eux autour du directeur académique ou du recteur.
De quoi ils parlent ? C'est très simple. Ils parlent de nous. Et ils parlent de nous exactement comme nous on parle des élèves.
14
Ding ! (Sms. Les conversations se poursuivent mais le son n'y est plus. On voit les professeurs s'agiter dans des débats qui nous sont muets le temps du sms.)
Bonjour
(Un temps.)
Je vous ai trouvé soucieux hier
Votre cours était décousu
(Un temps.)
Vous aviez l'air énervé
(Un temps.)
J'espère que ce n'est pas à cause de moi
(Un temps.)
J'imagine que vous aussi vous avez vos problèmes
(Un temps.)
Par contre vous avez changé de parfum
(Un temps.)
J'aime bien
(Un temps.)
Mais je préférais l'autre
(Un temps.)
Il vous allait mieux
(Un temps long.)
15
Excusez-moi, nous avons Martine en visio.
Martine, ça fait plaisir de te voir. Nous sommes tous réunis en salle des professeurs afin de décider des suites à donner à ton agression. Mais le plus important, toi, comment vas-tu à cette heure ?
Écoutez, je vous remercie beaucoup de vous être mobilisés. Je ne vous cache pas que c'est vraiment difficile pour moi. Après trente ans de carrière, je n'aurais jamais cru vivre ce que j'ai vécu ce matin. J'ai encore du mal à réaliser. Je ne comprends pas. Tout simplement, je ne comprends pas. Je vous promets que je n'ai vraiment pas été agressive à l'égard de cette élève. On n'avait d'ailleurs jamais eu de problème ensemble. C'est vrai qu'il y avait un peu de bavardages parfois. Mais de là à imaginer que cela puisse aboutir à un tel déchaînement de violence, je n'arrive toujours pas à y croire. Excusez-moi, c'est dur pour moi de réaliser encore ce qu'il m'est arrivé. Je n'ai rien vu venir. Je voulais juste l'empêcher de sortir et elle s'est jetée sur moi. Heureusement que Yasmina était là et qu'elle est intervenue, sinon je ne sais pas comment cela se serait terminé. Elle voulait véritablement me tuer, elle m'a attrapée à la gorge et j'étouffais, elle était plus forte que moi, je me débattais mais elle était plus forte que moi. Heureusement, merci Yasmina, je ne sais pas si elle est avec vous…
Non, non Martine, elle est rentrée, elle est elle aussi très choquée.
Je veux bien le croire. Et je veux vous dire aussi que je n'ai pas du tout apprécié la réaction de la proviseure quand elle est venue dans la classe juste après que la vie scolaire a emmené l'élève en permanence. C'est à peine si elle ne m'a pas reproché cette agression. Enfin, c'est quand même moi qui me suis fait violenter par cette élève ! Excusez-moi, je craque, je ne comprends pas, elle voulait me tuer, je ne pouvais rien faire, et les autres élèves riaient, je les ai vus quand elle m'a lâchée, ils se moquaient de moi et poussaient des cris de joie sauvage, je ne sais pas, je ne sais pas ce que je leur ai fait pour qu'ils soient aussi méchants, excusez-moi… j'ai honte. Excusez-moi...
Martine, nous te comprenons. Sache que nous sommes tous avec toi. Remets-toi, on te tient au courant de la suite.
16
Bon, il est évident qu'il ne faut pas laisser passer cela. Sinon, il n'y a pas de raison que ça s'arrête et chacun de nous peut demain être le prochain à qui ça arrive.
Il faut obtenir de la proviseure une mesure pour l'exemple contre l'élève.
Et des mesures claires annoncées pour toute violence commise dorénavant dans l'enceinte du lycée et alentour. Il faut que chaque élève sache ce qui l'attend s'il va à l'encontre du civisme et des règles du vivre-ensemble dans le lycée. Il faut envisager une échelle des sanctions et l'appliquer dès que nécessaire.
Moi, je pense qu'il faut même aller plus loin, interpeller les élèves de l'établissement, mais aussi les familles, obtenir une condamnation unanime de ces violences, bien faire comprendre qu'elles sont absolument inacceptables dans un établissement scolaire.
Peut-être même serait-il temps d'adresser un courrier au recteur pour signaler l'aggravation des dysfonctionnements sur l'établissement, voire engager la responsabilité de la direction. On voit bien que rien n'a été mis en place malgré nos plaintes et nos demandes répétées.
Il est certain que cela ferait davantage bouger les choses que d'attendre que la proviseure engage d'elle-même le lycée sur une politique de fermeté à l'égard des violences. Qu'on exige d'elle au moins qu'elle fasse remonter à la hiérarchie nos inquiétudes face aux problèmes que nous rencontrons depuis sa prise de fonction.
Cela m'étonnerait qu'elle accepte tout simplement.
Oui, malheureusement, c'est bien ça sa seule préoccupation : ne pas faire de bruit en haut.
Cette fois, ça risque de lui être difficile. Je reçois à l'instant un message du Parisien qui me demande des détails sur l'agression contre Martine. Quelqu'un a déjà prévenu la presse. Faut s'attendre à présent à ce que la machine s'emballe et que ce ne soit qu'un début.
17
Ding ! (Sms.)
Bonjour
(Un temps.)
Pourquoi vous ne me répondez plus ?
(Un temps.)
C'est parce que j'ai dit que je vous aimais ?
(Un temps long.)
J'ai besoin de vous
(Un temps.)
Vous êtes la seule personne avec qui je parle
(Un temps.)
S'il vous plaît
(Un temps long.)
18
Alors ? Qu'est-ce que ça devient ton histoire avec ce gamin qui t'envoie des messages ?
Il continue à m'écrire, mais je ne réponds plus.
Et il te dit quoi ?
Rien de précis : qu'il n'a personne à qui parler. Je n'en sais pas plus.
Ce n'est pas bien méchant.
Je ne sais pas. Parfois, je me demande si je ne devrais pas en aviser la police. Mais il n'y a rien non plus de menaçant dans ce qu'il écrit. D'autres fois, je me dis que je pourrais en parler dans mes classes, histoire que cela cesse peut-être. Cependant, il semble s'être attaché à moi et je crains sa réaction.
Sa réaction ?
Écoute, j'en sais rien. Ce gamin me cache qui il est, il me dit qu'il n'a personne à qui parler, que sa famille l'ignore, que je suis la seule personne avec qui il a des échanges… Je ne sais vraiment pas quoi faire.
Il t'a dit pourquoi ?
Non... si ce n'est qu'il aime le parfum de mon eau de toilette.
Ah, et en plus il a mauvais goût !
Déconne pas. J'aimerais bien savoir ce que je dois faire.
Demande-le lui.
Comment ça ?
Simplement. Direct. Qu'attends-tu de moi ? À défaut d'une réponse claire, au moins, tu lui permettras de réfléchir à la situation. Peut-être que cela suffira à te le décrocher.
19
Ding ! (Sms.)
Bonjour.
(Un temps long.)
Bonjour.
(Un temps.)
Je suis content que vous me répondiez.
Que puis-je faire pour toi, Jonathan, puisque je dois t'appeler comme ça ?
Je voudrais simplement parler.
Tu ne crois pas que les choses seraient plus simples si nous nous rencontrions véritablement ?
(Un temps.)
Je ne préfère pas.
Pourquoi ?
(Un temps.)
Par messagerie, je me sens capable de m'exprimer avec vous comme quelqu'un d'entier et de vivant. J'ai le sentiment par contre que si nous nous trouvions l'un devant l'autre, vous reprendriez automatiquement, peut-être même malgré vous, votre statut d'enseignant et moi celui d'élève.
(Un temps.)
Bon, qu'as-tu alors à me dire ?
Je vous l'ai déjà dit : je suis amoureux de vous.
D'accord. Tu comprends que c'est une situation compliquée. Même par messages interposés, je suis ton professeur et toi mon élève.
(Un temps.)
Je ne le ressens pas ainsi. Pour moi, cela ne vaut qu'au lycée.
Et ce que tu me dis de tes sentiments à mon égard non plus, ne me paraît pas sérieux.
(Un temps.)
Pourquoi ?
Mais parce que tu ne me connais pas. Tu ne me vois qu'en tant que professeur. Et c'est peut-être d'ailleurs de ce statut dont tu te dis amoureux. De plus, nous n'avons pas le même âge. Puis j'ai déjà une vie, et dans celle-ci, quoi qu'il arrive, tu n'as pas ta place.
(Un temps.)
Peut-être que si vous me connaissiez, vous m'aimeriez aussi.
Peu à peu.
Mais je ne veux pas te connaître davantage que comme élève. Qui que tu sois. Je ne veux pas non plus éprouver de sentiments au-delà de ceux d'une relation normale entre un enseignant et son élève et entre un adulte et un adolescent.
(Un temps long.)
Tu comprends ? Je ne veux pas que tu t'imagines une relation personnelle entre nous. Jamais.
(Un temps long.)
Désolé, Jonathan. Prends ton temps, et tu trouveras quelqu'un fait pour toi, avec qui tu seras heureux. Ça ne peut pas être moi. Ça ne sera pas moi. Sors-moi de ta tête. Définitivement.
(Un temps long.)
20
(Le 14 décembre.)
C'est pas vrai ! J'en peux plus des secondes. C'est impossible de faire cours ! Ça chahute, ça se lève, ça jette des avions en papier, et quand tu dis à l'un d'eux d'arrêter alors que devant toi il bouscule l'un de ses camarades, c'est droit dans les yeux qu'il te répond que ce n'est pas lui, qu'il n'a rien fait. Je ne comprends ce qu'ils ont dans la peau. C'est la première fois que j'ai des élèves comme ça. J'ai passé une heure à faire le gendarme. Ce n'est plus un cours, c'est une ménagerie. On n'a jamais connu de classes comme ça auparavant.
Eh oui, le « c'était mieux avant » a de beaux jours devant lui. Ça ne nous rajeunit pas.
Je ne savais pas que ça se faisait encore les avions en papier.
Non, mais sérieusement. Faut faire quelque chose. On ne va pas pouvoir continuer comme ça. Tout le monde s'en plaint. Et c'est pas un ou deux ou trois cas. C'est plus de la moitié des élèves qui ne viennent en cours que pour s'amuser. Tu en calmes un, y en a deux qui démarrent. Je me sens totalement impuissante.
Nous en avions à peine fini avec les Y que nous découvrons à présent la génération Z. Et dire que nous nous plaignions des Millenials. Si on avait su, on les aurait cajolés davantage.
Pourtant, il n'y a pas que du mauvais chez ces gamins. Sur certains points, ils sont même plutôt intéressants. Faut aussi les aborder différemment.
Ah bon ! Tu les trouves intéressants ? Désolée, on ne doit pas avoir les mêmes centres d'intérêts.
J'ai passé une heure à me battre contre une bande d'attardés, et je n'ai vraiment pas besoin à présent que tu m'expliques que je n'ai pas su me mettre au niveau de leur intelligence. Si c'est pour subir tes réflexions déplacées, je n'ai rien à faire ici.
Je crois que la collègue espérait davantage de soutien de notre part. C'est vrai que les élèves cette année sont exaspérants.
D'accord, j'ai été maladroit, je veux bien le reconnaître. Mais, enfin ! Ce sont aussi de pauvres gosses qui font avec le monde qu'on leur a laissé. Ce ne sont pas eux qui sont si différents, c'est le monde dans lequel nous vivons. C'est lui qui a changé d'abord. Eux se sont simplement adaptés. Nous nous imaginons à présent pouvoir les aborder comme on le faisait avec les générations précédentes. Mais ce n'est plus possible. Il va falloir en effet que nous sortions de notre zone de confort et que nous nous adaptions nous aussi.
Notre zone de confort ? Tu ne trouves pas que tu y vas un peu fort ? C'est quand même vrai que ces gamins sont de plus en plus insolents, que notre autorité se trouve de plus en plus souvent remise en cause, qu'il nous est de plus en plus difficile de les mettre au travail. Et pas seulement nous : les entreprises qui nous les prennent en stage s'arrachent les cheveux. On avait quand même des élèves plus motivés il y a encore quelques années.
Ces jeunes sont de purs produits numériques, ils sont ultra-connectés, mobiles, mondialisés, à l'affût de toute nouvelle technologie. Ils ont intégrés internet et les nouveaux médias dans leur existence comme jamais aucune génération avant eux. L'école elle-même les y a aidés en leur attribuant des ordinateurs et en supprimant les manuels en classe. Ils ont trouvé grande ouverte la porte sur le monde et les connaissances. Cela a fait de beaucoup d'entre eux des partisans d'une société inclusive et multiculturelle. Pardon, mais c'est tout de même quelque chose pour quoi on s'est battu toi et moi avec tant d'autres pendant des années. Ils sont favorables à la diversité en termes d'origine ethnique, d'orientation sexuelle, de genre. On s'est longtemps plaint des difficultés à mobiliser la jeunesse : ils sont à la pointe de l'activisme en ce qui concerne le changement climatique ou la justice sociale. Ils privilégient le bien-être à la réussite sociale, l'épanouissement et la recherche du bonheur à l'enrichissement et la consommation à outrance. Tout le contraire des discours scolaires jusque-là valorisant le succès personnel dans la vie professionnelle. Faut pas s'étonner si l'école d'aujourd'hui a du mal avec eux. Nous fonctionnons encore sur l'ancien modèle. Nous leur disons d'étudier pour avoir un métier, ils nous répondent qu'il suffit d'un clic pour accéder aux connaissances ; nous leur reprochons leur manque de concentration, ils revendiquent le zapping sous toutes les formes. Marqués par la crise et le coronavirus, ils ont conscience de l'existence du chômage et des aléas économiques, veulent être indépendants, sont fervents adeptes du télétravail et comptent d'abord sur les opportunités pour évoluer dans leur existence. Leur rapport au monde du travail s'en trouve bouleversé autant que celui à l'école. Comment pourraient-ils encore accepter notre conformisme ou notre autorité sans rien dire quand ils réalisent quel monde nous leur offrons ?
Ça veut dire quoi, tout ça ? Qu'on doit subir ?
On subit déjà. Nous leur courrons après mais ils ont toujours une longueur d'avance. Dans la guerre des Boomers contre les Zoomers, nous sommes déjà largués et nous ne pouvons que perdre. L'autorité revendiquée par-dessus tout devant les médias n'est que de la communication, dans tous les cas ce n'est pas une solution sérieuse. Tu vois bien dans quel état s'est mise la collègue à tenter de les dresser. Malheureusement, il y a longtemps que nos dirigeants ont abandonné l'Éducation nationale à elle-même. Ils se moquent complètement de l'école publique. Faut reconnaître aussi qu'ils n'ont pas non plus trop l'affection du monde enseignant et de la jeunesse.
Oui, faut reconnaître qu'ils ont le crédit de moins en moins de monde.
21
Ding ! (Sms.)
Bonsoir monsieur
(Un temps long.)
22
(Le 19 décembre.)
Bonjour tout le monde.
Bonjour.
(Un temps.)
Eh bien, vous en faites une tête !
On vient d'apprendre une mauvaise nouvelle.
Quoi ? (Un temps.) Alors ? Dites quelque chose.
Une élève qui s'appelle Nancy, ça te parle ?
Oui, j'ai une Nancy en première. Eh bien, quoi ? Ça fait deux jours qu'elle n'est pas venue en cours. Qu'est-ce qui se passe ?
Sa mère a appelé le lycée hier soir. Elle s'est suicidée aux médicaments. Les secours ne sont pas parvenus à la ranimer. Elle est décédée dans l'après-midi.
Elle avait dix-sept ans. C'est vraiment trop moche.
Dix-sept ans...
Elle était comment chez toi ?
(Un temps.)
Pardon. Comment elle était ? Discrète. Très discrète… Mince, c'est horrible. On sait si elle a expliqué son geste ?
On n'en sait pas plus. On est tous sous le coup. La proviseure va nous réunir en salle des profs pour convenir de l'accueil des classes. La nouvelle est maintenant connue des élèves. Beaucoup sont très choqués. Il va falloir y aller doucement.
Tu n'as rien remarqué en cours ? Si elle subissait du harcèlement, ou si elle était dans un état qui aurait pu révéler un souci particulier ?
Non. En fait, elle était plutôt invisible. Toujours seule, peu loquace. Des résultats moyens, quelques absences. Rien qui aurait pu laisser présager ce qui est arrivé. Le profil de beaucoup d'autres élèves en somme. Une adolescente avec ses problèmes d'adolescente, quoi, rien de plus. Pas de raison apparente de s'alarmer. Maintenant, bien sûr, je ne sais pas non plus ce qui se passait dans sa tête. Mais de là à imaginer un suicide…
Pauvre môme… On se retrouve là maintenant à se dire qu'on a peut-être raté quelque chose, qu'on aurait pu peut-être déceler un mal-être, lui parler, l'aider à ne pas se laisser aller au pire. En vérité, on ne connaît pas nos élèves, on ne sait pas les voir autrement que comme des élèves et pas comme des êtres à part entière, avec leurs problèmes, leurs peurs, leurs luttes quotidiennes. J'ai l'impression qu'il aurait fallu si peu de choses pour sauver cette gamine. Quel gâchis !
C'est trop tard, à présent.
23
Bonjour, je voulais vous voir au sujet de ce qui s'est passé… cette élève, Nancy…
Oui ? En quoi puis-je vous aider ?
J'aurais besoin d'en savoir un peu plus sur elle. Ce n'est pas une élève à laquelle j'ai déjà eu affaire et je ne la connais que d'après ses bulletins scolaires. C'est peu. Elle n'avait jamais fait parler d'elle jusque-là. Vous la connaissiez certainement mieux que beaucoup ici. Vous-même, aviez-vous noté quelque chose dans son comportement ou celui de ses camarades de classe qui aurait pu indiquer un mal-être ou un problème quelconque ?
Non, comme je le disais à des collègues quand j'ai appris la nouvelle de sa mort, c'était une élève très discrète et qui ne s'est pas laissée connaître même par les autres élèves. Isolée, silencieuse, elle se livrait peu ou pas du tout. Je ne lui ai jamais connu de relations plus amicales avec les autres élèves. Pas de camarade non plus dont elle aurait été ce qu'on peut dire intime. En classe, il fallait que je lui pose personnellement une question pour qu'elle réponde, et toujours très brièvement. Je ne l'ai jamais vu prendre la parole d'elle-même. Elle ne bavardait pas non plus. Les travaux qu'elle rendait se limitaient à des réponses aux consignes sans jamais dériver vers des révélations personnelles comme le font souvent tous les autres élèves. Il a fallu cet événement pour que je réalise avec beaucoup d'autres qu'elle était en vérité pour nous tous un véritable mystère.
Ses parents m'ont demandé de les recevoir. Nous avons rendez-vous demain. Ils ont ajouté qu'ils aimeraient que vous soyez aussi présent lors de cette rencontre.
Oui, bien sûr, pas de problème.
Vous avez une idée des raisons de cette demande ?
Non, mais j'imagine qu'en tant que professeur principal de la classe, ils peuvent peut-être avoir des questions à me poser.
D'accord, je vous préviendrai donc de leur arrivée. Je vous remercie de votre participation, c'est une situation délicate et je préfère moi aussi la présence d'un tiers.
Je comprends.
À demain donc.
24
Noir.
Bruits de récréation, chahut de couloir entre les cours, échanges parfois un peu vifs entre élèves, enseignants, surveillants… Sonnerie de la reprise des cours. Entrée en classe des élèves, silence progressif qui n'est pas absolu, le début des cours dans les salles de classe en sourdine. Puis silence total.
25
Bonjour, installez-vous, je vous prie. Permettez-nous de vous présenter une nouvelle fois toutes nos condoléances et d'exprimer tout notre soutien à votre famille dans ce moment difficile. Le lycée dans son ensemble, personnel et élèves, a aussi été très éprouvé par le décès de votre enfant et c'est aussi au nom de tous que nous nous associons à votre douleur.
Merci, nous avons beaucoup apprécié le grand nombre de messages de soutien de la part du l'établissement. Cela nous a aussi aidé dans cette épreuve.
J'ai prié à votre demande au professeur principal d'assister à cette rencontre. Il pourra lui aussi témoigner de la tristesse des camarades de Nancy.
Madame, Monsieur, je vous présente à mon tour mes condoléances les plus sincères.
Merci encore. Ce n'est pas facile pour nous de nous présenter devant vous. La mort de Nancy a bouleversé nos existences. Jamais nous n'aurions imaginé qu'elle en vienne à de telles extrémités. Depuis sa disparition, nous tentons de comprendre ce qui a pu la pousser à cet acte désespéré. Ce n'est pas facile non plus pour nous d'en parler aujourd'hui. Cependant, nous aimerions savoir s'il aurait été possible d'éviter le pire. Évidemment, nous nous interrogeons aussi sur notre responsabilité. Comment nous avons pu ne pas réaliser la détresse dans laquelle se trouvait notre enfant. Et nous cherchons maintenant des réponses. C'est pourquoi nous vous avons demandé d'organiser cette rencontre.
Nous comprenons très bien ce besoin et si nous pouvons vous aider, c'est sans hésitation et en toute transparence que nous le ferons.
Voilà. Au cours des derniers jours, nous tentons de reconstituer le cheminement qui a conduit Nancy au suicide. Nous devons vous avouer qu'une problématique l'occupait depuis quelques temps. Car Nancy nous avait fait part d'un mal-être : elle se refusait dans son genre, ne s'acceptait pas comme fille. Elle nous en avait parlé mais nous pensions qu'il ne s'agissait que d'une crise passagère telle que l'adolescence en connaît parfois. Nous ne nous en sommes donc pas trop inquiétés. Nous en avons même souri en pensant à une lubie inspirée d'une certaine…comment dire… une certaine mode, nous en avons plaisanté parfois devant elle... Aujourd'hui, nous réalisons que nous n'avons peut-être pas suffisamment pris au sérieux ce rejet.
Vous croyez donc que cela pourrait expliquer son geste ? Si l'adolescence est un passage souvent merveilleux de l'enfance à l'âge adulte, elle peut aussi s'avérer difficile voire très éprouvante chez certains jeunes. Les raisons pouvant conduire un adolescent à des actes terribles sont malheureusement nombreuses et variées.
Vous-même, monsieur le professeur, n'aviez-vous rien remarqué dans le comportement de notre fille qui aurait pu laisser entrevoir un malaise profond et un danger ?
Les relations entre un enseignant et ses élèves sont généralement très sommaires et régies d'abord par les règles des statuts mutuels. J'ignore qui ils sont au-delà de ce que j'en vois en classe et réciproquement. Ceci pour dire que je suis rarement dans la confidence de mes élèves. Comme je l'ai dit, Nancy est une… pardon, était une élève plutôt effacée, secrète. J'y ai vu une nature réservée parmi d'autres sans m'interroger davantage. Peut-être aurais-je dû en effet m'en inquiéter davantage. C'est ce qu'on se dit après...
Je comprends. Si nous, ses parents, n'avons pas su prendre la situation au sérieux, il est certainement encore plus naturel que l'école ne se soit pas davantage alarmée. Cependant, comme je vous le disais, nous tentons ces jours-ci de retrouver des indices qui expliquerait son geste. Ainsi, nous avons découvert que Nancy tenait un journal régulièrement. Ce journal, évidemment, sa mort nous a amenés à le lire. Nous y avons alors découvert à quel point la question du genre était devenue chez elle centrale dans sa réflexion, bien plus que la simple lubie que nous avions supposée à l'origine. En fait, pour dire les choses clairement, Nancy s'y déclare contre toute évidence être un garçon.
Si vous me permettez, et sans vouloir vous offusquer, nous avons de plus en plus au cours des dernières années des cas d'élèves qui revendiquent un genre différent de leur genre biologique. Vous savez, la parole des jeunes s'est aujourd'hui davantage libérée sur ces questions, qu'elles soient sur l'orientation sexuelle ou sur le genre. Sur ces points, les élèves sont pour la plupart plus ouverts que nous ne l'étions à leur âge. Et il est ainsi difficile pour un enseignant d'y percevoir un risque potentiel de quelque type que ce soit dans une salle de classe, hormis bien sûr parfois des cas marqués de harcèlement ou d'autodestruction. Je sais que c'est souvent difficile à entendre pour les familles…
Ce n'est pas un problème. Nous regrettons de ne pas avoir pris au sérieux le mal-être de notre fille. Si cela avait été le cas, nous l'aurions aidée à s'accepter comme elle le souhaitait… Du moins, c'est vrai, c'est ce que nous nous disons aujourd'hui. Non, si nous voulions vous rencontrer, c'est parce que Nancy s'adresse souvent dans son journal, et particulièrement ces derniers temps, à son professeur principal.
Moi ?
Oui, monsieur. Il semblerait que vous comptiez beaucoup pour notre fille.
Permettez-moi d'être surpris. Rien dans son comportement avec moi en classe ne laissait prévoir cette déclaration.
Nous avons aussi étudier son téléphone portable. Vous savez que ceux-ci constituent aujourd'hui une base de données essentielles dans la vie de beaucoup de monde en général et des jeunes en particulier. Et il apparaît dans ses échanges que c'est essentiellement avec vous que Nancy a eu récemment des relations.
Excusez-moi, mais je peux vous assurer que non. J'aurais été d'ailleurs été très étonné que votre enfant si fermée sur elle-même me contacte directement. Par ailleurs, il est rare que mes élèves m'écrivent… à moins que…
Oui. Je crois que vous comprenez. Notre fille avait choisi pour nouveau prénom Jonathan.
Jonathan !
Nous voulions que vous le sachiez. Nous pensons que Jonathan l'aurait voulu. Vous avez été malgré vous la personne la plus proche de notre enfant sur les dernières semaines de sa vie. Vous rencontrer, c'est pour nous comprendre un peu plus encore ce qu'il a vécu.
Je ne sais vraiment pas quoi dire…
Je crois qu'il n'y malheureusement plus rien à dire. Il aurait fallu le faire avant, quand il vivait encore. Nous d'abord, vous aussi peut-être. Il est trop tard maintenant. Nous restons à votre disposition si vous souhaitez nous revoir. Notre porte vous est toujours ouverte. Madame, monsieur, nous vous remercions de nous avoir accueillis.
26
(Le 14 mars.)
J'ai démissionné de l'Éducation nationale quelques temps après. La mort de Jonathan a été l'événement de trop dans un milieu professionnel que j'ai vu se dégrader de plus en plus rapidement au cours des dernières années. Bien sûr, ce n'était pas la première fois que les problèmes personnels d'un gamin interféraient avec les relations normales attendues entre un enseignant et un élève. J'ai rencontré beaucoup d'élèves au cours de ces années. La plupart ne sont restés que des élèves. Malheureusement, et de plus en plus, beaucoup trop de gamins aussi ont apporté avec eux en classe des questions auxquelles l'école et le professeur que j'étais n'étaient pas adaptés. J'avais découvert dès ma première année d'exercice qu'une de mes élèves était contrainte par son père à la prostitution dans sa cité ; plusieurs élèves au cours des années m'ont révélé des incestes dont ils étaient les victimes ; j'ai eu droit aussi aux tentatives de suicide réelles ou simulées dont on me voulait être le témoin ; d'autres régulièrement se présentaient avec les marques des coups qu'ils subissaient à la maison. Et j'en passe, des élèves qui couchaient dans la rue à ceux qui n'avaient pas de quoi manger. Au gré de la détresse sociale et existentielle des familles, de plus en plus de gamins nous parvenaient et nous parviennent encore abîmés, fragilisés, désespérés. J'ai cru un temps pouvoir faire quelque chose en lieu et place des institutions spécialisées qui ont pâti elles aussi des restrictions de personnels et de budget de la part des différents gouvernements qui se sont succédé depuis trente ans. Je réalise aujourd'hui que j'ai aussi présumé de mes forces. Comme beaucoup de mes collègues qui découvrent seulement en rentrant dans la cage des problématiques existentielles et comportementales auxquelles on ne les avait pas préparés. Certains en souffrent et en souffriront, perdant peu à peu les premières illusions d'une transmission des savoirs essentielle qui n'est plus toujours systématiquement la priorité quotidienne. La violence du quotidien a fait irruption dans les salles de classe et s'y est dorénavant installée. Et c'est ainsi parfois la peur au ventre que des enseignants pénètrent aujourd'hui dans certains cours. Mais j'en reviens à Jonathan. Il m'est difficile aujourd'hui encore de ne pas me sentir en partie coupable de sa mort. Ce n'est pas la première fois qu'un élève me sollicitait dans un cadre personnel. Chez certains de ces jeunes, un enseignant est parfois l'unique adulte auquel accepte de se confier un adolescent, parfois c'est même le seul adulte à qui il peut simplement parler. Car un prof n'est plus maintenant seulement un enseignant : c'est aussi un psychologue, une assistante sociale, un autre parent, un médecin, jusqu'à un ami parfois. Il est quelques fois difficile de se partager entre toutes ces vestes. Ainsi, j'ai commis une faute : je me devais d'entretenir la relation que réclamait Jonathan. En tous cas, je n'avais pas à la refuser. Il n'y a jamais rien d'innocent quand un adolescent s'adresse à un adulte pour tenter de lui soumettre les problèmes qu'il rencontre. Je ne sais pas si j'aurais pu empêcher qu'il se tue. À présent, je ne le saurai jamais. Mais moins seul, je me dis qu'il aurait peut-être su accepter plus facilement sa différence. Et avec le temps, il aurait certainement appris à accepter ce qui lui paraissait insurmontable à l'adolescence. Après avoir longtemps hésité, je me suis rendu chez lui. Ses parents m'ont accueilli en pleurant. Nous n'avions pas grand-chose à nous dire. Nous nous comprenions sans parler. À ma demande, ils m'ont permis de rester un moment dans sa chambre demeurée intacte. La chambre d'un adolescent. Son nid, le lieu de son intimité. Pendant longtemps, j'y ai cherché qui était Jonathan. Et je n'y ai rien trouvé qui le distinguerait véritablement de n'importe quel autre gamin de son âge.
Pendant un temps, il demeure face au public, immobile, silencieux, et l'observe. Puis, il se retourne et quitte lentement la scène.
Noir.
Sur l'écran apparaissent alors des extraits de vidéo se rapportant à l'Éducation nationale et à la politique française d'éducation. Son et lumière inversement proportionnés au fil des vidéos. Extraits tirés des vidéos suivantes ou d'autres :
SARKOZY
BLANQUER
SUR L'UNIFORME
DEMISSIONS EN
MACRON = PROBLEME POUR L'EN
BORNE
BELLOUBET
OUDEA-CASTERA
PISA