
Nicolas RALJEVIC
UNE FAMILLE FRANÇAISE
Avril 2025
PERSONNAGES :
LE PÈRE, la cinquantaine avancée, bedonnant, négligé, acariâtre, grossier, au chômage depuis un certain temps. Il a tendance à s'abandonner, se laisser aller, rester oisif. Il ne lutte plus que pour conserver la place ou du moins son apparence de chef de famille.
LA MÈRE, la cinquantaine, corpulente, visiblement diminuée, malade, dégradée par une vie de soumission et de renoncement. Elle vit craintivement dans et plus encore hors de la vie familiale, prisonnière d'un environnement auquel elle est asservie.
JEAN, LE FILS AÎNÉ, dans la vingtaine bien entamée, assez costaud, sec, irascible, brutal. Un déjà vieil adolescent, sans beaucoup de respect filial, un jeune crétin qui s'empare de l'ascendant dans la maison par à-coups, par crises fielleuses d'oppression familiale, confondant la peur qu'il inspire aux autres avec une reconnaissance consentie.
SARAH, LA FILLE, une fraîche vingtaine, un peu garçonne dans son vêtement, rebelle engagée, d'une franchise spontanée, avec du tempérament et du discernement. Elle vit mal l'autorité de son aîné et la démission parentale au sein du cercle familial.
ENZO, LE CADET, à peine majeur, plutôt frêle. Dans cet environnement, il semble en repli, comme effacé à côté des autres et par eux. Délicat dans ses gestes et sa voix, presque fragile. S'il subit ses proches, rien n'indique d'abord dans son comportement et ses propos un désaveu.
MONSIEUR PAUL, quarante ou cinquante ans indéterminés, distingué, élégant, costume-cravate, lunettes noires, éminence brune.
Le salon avec un coin cuisine ouverte d'un logement meublé de façon prosaïque, sans goût, avec des bibelots sans valeur ni grâce, un ensemble sans humanité, banal et terne, qui témoigne d'une existence insignifiante et étriquée. Un grand écran plasma orienté vers le public, un canapé bon marché, une table et des chaises sur le côté. Deux trois canevas encadrés aux murs.
La chambre de la sœur, assez sombre. Un lit en désordre, une grande armoire avec une glace, une coiffeuse surannée pour jeune fille avec une lampe et un miroir et qui sert dorénavant de bureau de travail.
La chambre d'Enzo. Très semblable à celle de Sarah, la coiffeuse en moins.
La salle et les allées entre les travées de spectateurs comme espace extérieur.
1
SARAH
La chambre de la fille. Celle-ci est allongée sur le dos sur son lit, habillée d'un jean et d'un tee-shirt, baskets aux pieds. Pendant un temps, immobile, les bras croisés derrière la tête, elle fixe le plafond, perdue dans ses pensées pendant que l'ordinateur diffuse Rolling in the deep d'Adèle.
Son portable sonne.
Oui... salut Kaïna...
Attends, j'éteins la musique...
Alors ?...
C'est donc confirmé... C'est sûr, ils ont l'autorisation de la préfecture ?...
C'est toujours une bonne nouvelle...
D'accord, j'y serai à 14 heures. Je viens avec le groupe de la CNT. On apportera les banderoles. Normalement elles devraient être terminées aujourd'hui...
Oui, c'est aussi histoire de faire masse, sinon on n'était pas suffisamment...
Non, je l'ignore...
Écoute, moi, on m'a dit qu'on s'alignait derrière leur cortège. Du coup, je ne me suis pas occupé du SO. Normalement, ils s'en chargent...
Il semble qu'on est en fin de manif d'après ce que m'a dit le syndicat. Tu imagines bien qu'ils ne laisseront pas les anars de la CNT prendre la tête...
Oui, je sais bien...
Mais c'est toujours comme ça, les syndicats majoritaires et les grands partis occupent la tête de la marche, les autres suivent, les plus petits sont en queue. Il aurait fallu qu'on soit plus nombreux. Comme ce n'était pas garanti, il a été convenu qu'on s'associe à eux. Après, c'est vrai qu'ils étaient censés avoir prévu un service d'ordre...
Bon, on verra bien. S'il faut un coup de main, on trouvera toujours du monde pour l'encadrement...
D'accord, je viendrai un peu plus tôt alors... Le tract de la dernière fois me paraît toujours d'actualité, on peut le garder...
Bon, ça devrait le faire, on n'a pas non plus besoin d'être cinquante pour tracter...
C'est sûr, ça serait mieux si quelques gars nous aidaient, on ne sait jamais. On peut toujours tomber sur des connards, mais ça devrait tout de même être une manif tranquille, il y a du monde, je ne pense pas qu'ils oseront venir...
Oui, je sais, mais maintenant, ils doivent aussi se dire qu'on est sur nos gardes, qu'ils ne pourront pas nous surprendre une deuxième fois...
Okay, tu as raison, on ne sait jamais, on attend que tout le monde arrive, et on démarre tous ensemble...
Je t'appelle quand je suis sur place...
D'accord, à plus...
Elle éteint son portable et le pose sur le lit, semble réfléchir un instant, se lève, remet la chanson, danse fougueusement au milieu de la chambre. Cela dure un moment puis le son et la lumière s'éteignent progressivement de concert.
Audio : rumeurs et playlists de manifestation, slogans syndicaux, féministes des NousToutes, huées, etc
2
LA MÈRE, puis LE PÈRE
Le salon familial. La Mère passe un coup de balai, arrange les coussins du canapé... La télévision diffuse une chaîne d'information continue : la guerre en Ukraine, l'inéligibilité de Le Pen, la manifestation prévue place de la République à Paris et ailleurs en France... Le Père entre dans la pièce. Il est en bas de jogging, pantoufles et tee-shirt. Visiblement, il vient de se lever. Il s'assoit à la table sur laquelle l'attend un bol de café.
LE PÈRE : Il n'y a personne ?
LA MÈRE : Ils sont sortis. Jean est parti au boulot plus tôt. Il dit qu'ils ont un chantier sur lequel ils ont pris du retard. Le patron leur a proposé des heures supplémentaires.
LE PÈRE : Les deux autres ?
LA MÈRE : Enzo est au lycée. Sarah ne m'a rien dit.
LE PÈRE : Qu'est-ce qu'elle fait à traîner toujours sans qu'on sache jamais où elle est, celle-là ? Il faudrait tout de même qu'elle trouve un travail. Mais pour ça, faudrait aussi chercher.
LA MÈRE : Elle dit qu'elle cherche. Mais c'est pas facile.
LE PÈRE : Raison de plus.
La Mère ne répond pas.
LE PÈRE : Pas de courrier ce matin ?
LA MÈRE : Le facteur n'est pas encore passé.
LE PÈRE : Toujours pas de réponse de l'agence. Ça fait deux semaines.
LA MÈRE : Tu devrais peut-être tenter ailleurs... en attendant...
LE PÈRE : Sarah m'a envoyé des CV et des lettres de motivation partout et toujours rien...
La mère continue son ménage et se tait.
LE PÈRE : Tu sors ce matin ?
LA MÈRE : Je vais aller faire les courses. La voisine m'a dit qu'on trouvait des promotions intéressantes au centre commercial. Je vais faire un tour voir si quelque chose en vaut la peine.
LE PÈRE : Quelle voisine ?
LA MÈRE : Madame Miloudji.
LE PÈRE : Surtout, ne nous ramène pas des merguez.
LA MÈRE : Tu es bête.
Un temps.
LE PÈRE : Tu veux que je vienne ?
LA MÈRE : Si tu veux.
LE PÈRE : Si je veux... de toute façon, je ne fais rien de toute la journée...
LA MÈRE : Tu ne devais pas voir pour repeindre un appartement avec Régis ?
LE PÈRE : Finalement, ça s'est pas fait. Le client trouvait le prix trop cher et il a fallu baisser les tarifs. Du coup, il n'a plus besoin de moi.
LA MÈRE : C'est pas la première fois qu'il te fait le coup.
LE PÈRE : Tu veux dire quoi ?
LA MÈRE : Il promet toujours beaucoup de choses après quelques verres. Il parle trop quand il a bu. Tu devrais te méfier... Toi, tu payes, il se fait arroser, mais après il fait marche arrière. En fait, il aime faire l'important devant toi, mais il s'en fout de toi.
Le Père ne répond pas.
LA MÈRE : Tu devrais te méfier de lui, je te dis.
LE PÈRE : Ça va, j'ai entendu...
LA MÈRE : Moi, je dis ça pour toi. Il te prend pour un con. En plus, ça fait des dépenses dont on n'a vraiment pas besoin.
LE PÈRE : Attends, tu ne vas tout de même pas me reprocher de voir les potes. J'ai déjà une vie de merde, si en plus on m'interdit mon seul moment de détente...
LA MÈRE : Ton seul moment de détente...
LE PÈRE : Quoi, t'as décidé de me faire chier dès le réveil ?
La Mère se tait. Une pause.
LE PÈRE : Les revoilà qui vont foutre le bordel !
La Mère s'arrête un instant et se tourne vers la télévision.
LA MÈRE : C'est pour quoi cette fois ?
LE PÈRE : Encore des conneries. Ils veulent des augmentations. Déjà qu'ils n'en glandent pas une, mais il faudrait en plus augmenter leur salaire ! C'est des gens comme ça qui nous emmènent dans la merde.
LA MÈRE : Ils défendent leur bifteck.
LE PÈRE : Tu parles ! Tout ça, c'est fainéants et compagnie. En plus, ça va encore se terminer par de la casse et on accusera la police de violences. Qu'ils aillent en Russie si la France ne leur plaît pas ! Ils verront si là-bas on sort gueuler dans la rue pour un oui ou un non ! Mais ici, on laisse faire.
La Mère ne répond pas.
LE PÈRE : Tiens, regarde-le celui-là ! Il dit qu'il n'y arrive plus. Comme si dans son village en Afrique il pourrait sortir dans la rue pour réclamer une augmentation ! Là-bas, ils sont moins cons que nous : si tu l'ouvres, ils te la referment aussitôt à coups de trique. Et ici, ils veulent qu'on leur cède toujours plus ! C'est déjà bien si tu as un boulot chez nous ! Et après, on se plaint qu'il n'y en a plus pour les Français !
La Mère reste silencieuse.
LE PÈRE : Et celle-là ! Non, mais t'entends ce qu'elle dit ! On croit rêver ! Elle menace de bloquer les trains aux vacances !
LA MÈRE : On s'en moque, on ne part plus en vacances depuis des années.
LE PÈRE : C'est pas une raison. C'est une question de principe, une question de liberté. On n'a pas à être les otages des syndicats et des communistes. On s'est battu pour ça.
LA MÈRE : Tu t'es battu, toi ?
LE PÈRE : J'aurais pu. Ils n'ont pas à nous emmerder comme ils le font.
LA MÈRE : Bon, j'ai fini le ménage pour aujourd'hui. Ça ira bien comme ça. Je vais me préparer. Si tu veux venir avec moi aux courses, va t'habiller. Je veux rentrer tôt pour préparer le déjeuner. Enzo m'a dit qu'il rentrait manger ce midi.
Le Père prend encore quelques instants le temps de regarder l'écran puis, secouant la tête de désapprobation et d'agacement, il se lève, s'approche de la télévision et l'éteint avec la télécommande. La lumière s'éteint simultanément. Noir.
Premier couplet suivi du refrain de Aux armes et cetera de Serge Gainsbourg.
3
ENZO, LE PÈRE, LA MÈRE
La télévision se rallume en même temps que la lumière. De nouveau, une chaîne d'informations en continu. Le Père et Enzo à table, la Mère qui apporte une casserole et s'assoit à son tour. Le Père se servira régulièrement d'une bouteille de vin sur la table pendant le repas.
LA MÈRE : Faites de la place, c'est chaud. Allez, bon appétit tout le monde.
Le Père se sert puis fait passer la casserole à son fils. La Mère en dernier. Le nez dans leur assiette, ils mangent en silence.
La télévision commente les préparatifs de la manifestation parisienne. Une journaliste en direct Place de la République fait le point sur la mobilisation prévue. On aperçoit derrière elle des groupes qui se forment, des camions avec banderoles et ballons syndicaux ou politiques. Elle rappelle ensuite que les revendications portent sur la baisse du pouvoir d'achat qui rend la vie quotidienne de plus en plus difficile pour beaucoup de familles françaises. Puis elle se tourne vers un représentant syndical qu'elle interroge :
LA JOURNALISTE : Monsieur Terran, vous êtes représentant syndical de la CGT. Votre syndicat revendique aujourd'hui une augmentation de 20% des bas salaires. Pensez-vous vraiment que le contexte national peut supporter une telle pression fiscale quand on sait que de nombreuses entreprises sont déjà écrasées sous les charges et que le chômage repart à la hausse ?
LE SYNDICALISTE : Contrairement à ce que vous laissez entendre, la situation économique du pays s'est nettement améliorée ces dernières années. Les gains des entreprises françaises ont progressé au même rythme que régressait le pouvoir d'achat des classes les moins favorisées. Les grands noms de l'économie nationale qui constituent le CAC40 ont profité de bénéfices record qu'ils ont aussi redistribués en partie à leurs actionnaires. Le gouffre se creuse aujourd'hui dans notre pays entre ceux qui s'enrichissent encore et ceux qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts d'un mois sur l'autre. À la CGT, nous sommes pour une meilleure répartition des profits et nous demandons à ce que ceux du bas de l'échelle puissent être eux aussi récompensés de leur travail. Aussi, nous appelons les travailleurs français...
Le Père vient de changer de canal. Il est passé sur une autre chaîne d'information continue.
LE PÈRE : Ils nous emmerdent avec leur grève.
LA MÈRE : C'est vrai que c'est de plus en plus dur. Les prix ont beaucoup augmenté en quelques mois. Tiens, ce matin, aux courses...
LE PÈRE : Peut-être, mais faut pas compter sur les syndicats pour changer quelque chose. Tous des planqués et des traîtres ! J'en sais foutre quelque chose ! Quand les patrons ont dit à l'usine qu'ils allaient devoir licencier une partie du personnel, c'est les syndicats qui nous ont poussés à la grève. Nous, on les a crus. On a occupé l'usine pendant des jours et au final, nous autres qui nous étions mobilisés, on s'est tout de même retrouvé dans la charrette. Mais ils sont où aujourd'hui les camarades syndicalistes qui nous promettaient de ne laisser personne sur le bord de la route ? Tous ensemble, qu'ils disaient ! Eux, ils n'ont pas perdu leur poste, ils sont pas au chômage. Ils se sont bien foutus de nous, ces salauds ! Maintenant, l'usine prend des bougnoules qu'elle paie à coup de lance-pierres et qu'elle jette quand elle n'en a plus besoin. C'est eux qui font mon boulot maintenant. Au salaire minimum ! Sans eux, ils ne nous auraient pas foutus à la porte ! S'il y a du chômage aujourd'hui en France, c'est d'abord à cause de l'immigration.
Une pause à table tandis que la télévision annonce un reportage sur un jeune homme sous anonymat qui s'est engagé dans une transition de genre. Le Père a cessé soudain de manger et fixe l'écran quelque temps.
LE REPORTER : Tout d'abord, pouvez-vous nous expliquer comment vous avez pris conscience que vous étiez une femme prisonnière dans un corps d'homme ?
LE JEUNE HOMME : Cela ne s'est pas fait tout seul. Je me suis longtemps menti à moi-même. En fait, je jouais au garçon. Mais en grandissant, je me suis mis de plus en plus à haïr ce que j'avais entre les jambes. C'est devenu une obsession. J'aurais voulu tout couper ! Je le vivais très mal. Il ne me semblait pas possible d'en parler autour de moi, surtout pas à ma famille, ils n'auraient pas compris. Je craignais d'être démasqué. Rejeté. Je me croyais anormal. Pendant cette période, j'ai régulièrement pensé au suicide. Je me mutilais, j'en pouvais plus de ce corps, il m'était insupportable. Je n'aimais pas du tout celui que j'étais. Finalement, c'est quand j'ai quitté ma famille que j'ai pu véritablement devenir moi-même. J'ai découvert une association qui aidait les gens dans mon cas, je les ai contactés, et grâce à eux tout est devenu alors beaucoup plus clair. C'est à partir de là que j'ai vraiment pu m'accepter comme femme et entreprendre mon changement identitaire...
Le Père a éteint la télévision.
LE PÈRE : Espèce de taré ! C'est pas vrai, mais dans quel monde on vit ! C'est vraiment du grand n'importe quoi !
ENZO : Dans la classe, il y a une fille qui veut se faire opérer.
LE PÈRE : Se faire opérer de quoi ?
ENZO : Elle veut devenir un garçon.
LE PÈRE : Elle veut devenir un garçon !
ENZO : Oui.
LE PÈRE : Mais c'est pas possible ! Je veux dire, physiquement...
ENZO : Si, il y en a d'autres au lycée qui ont changé de genre. Un grand en post-bac.
LE PÈRE : C'est quoi ces conneries ! T'es une fille ou un garçon, mais tu voyages pas comme ça de l'un à l'autre !
ENZO : C'est devenu possible aujourd'hui avec la chirurgie.
LE PÈRE : La chirurgie ?... La chirurgie... D'accord, je veux bien avec les nichons, peut-être, mais en bas... en bas, tu peux pas ! Ça n'existe pas des greffes en bas, non ?
Enzo se tait.
LE PÈRE : C'est des conneries tout ça. C'est rien que des malades, des pervers. Des dégénérés, oui ! Faudrait tous les enfermer, je ne sais pas, s'en débarrasser. La nature a fait des hommes et des femmes, il n'y a pas à changer de sexe. C'est quoi ces histoires ! Et à l'école, personne ne dit rien ? Non, hein ? Toi, tu t'approches pas de ces gens-là au lycée. Ils ne sont pas normaux, évite-les.
Enzo reste silencieux et mange. Après un temps, comme s'il attendait une approbation familiale, le Père revient à son assiette.
LA MÈRE : Quelqu'un reprend de la purée ?
Noir sur la scène.
4
JEAN, MONSIEUR PAUL
Dans la salle. D'abord dans le noir, puis Jean dévoilé par une poursuite lumineuse quand son nom est prononcé et rejoint par Monsieur Paul.
MONSIEUR PAUL : Jean !
JEAN (il cherche qui l'appelle) : Oh ! Monsieur Paul ?
Monsieur Paul rejoint Jean. Ils se tiennent tous les deux d'abord face à face puis marchent dans les allées de la salle tout en discutant ensuite.
MONSIEUR PAUL : Je ne te dérange pas ? Je voulais te voir.
JEAN : Non, c'est la pause déjeuner. Je suis sorti un peu avant la reprise. Je ne m'attendais pas à vous voir là. Qu'est-ce qui vous amène ?
MONSIEUR PAUL : Je passais dans le coin et je me suis dit qu'on pourrait reprendre notre discussion de la dernière fois. De ton côté, tu as réfléchi à ce que je t'ai dit ?
JEAN : Oui, et je crois que je vais suivre votre conseil.
MONSIEUR PAUL : C'est bien. Tu fais le bon choix. Ce n'est qu'en nous unissant qu'on pourra changer les choses. Cela ne sert à rien de rester isolé. Au contraire, ça profite à nos adversaires. Il faut se regrouper pour être efficace. C'est indispensable.
JEAN : Oui, je comprends.
MONSIEUR PAUL : Tu vois, on ne peut plus se contenter d'écouter les promesses de nos politiques aux pouvoirs. Eux-mêmes, quand ils ne sont pas vendus, ont d'ailleurs peu de moyens. Seuls quelques uns parmi eux veulent véritablement faire bouger les choses. C'est eux que nous soutenons. Mais aujourd'hui, ceux-là doivent encore rester discrets. En attendant.
Jean écoute en regardant de côté parfois son interlocuteur. On sent dans son comportement l'ascendance qu'exerce sur lui Monsieur Paul. Ce dernier le prend bienveillamment par le bras tout en poursuivant.
MONSIEUR PAUL : Pour le moment, ils ne peuvent pas faire ce qu'ils voudraient. C'est pourquoi ils ont aussi besoin de nous autres. Il faut qu'on les aide à faire entendre leurs voix. Tu me comprends ?
JEAN : Je vous écoute... Mais comment faire ?
MONSIEUR PAUL : Ce qu'il faut, c'est allumer une mèche. Provoquer un sursaut dans l'opinion. On doit obliger les gens à se poser les bonnes questions. Toi, moi, quelques autres, on sait ce qu'on veut et ce qu'on ne veut plus. Beaucoup de monde en a seulement le pressentiment. Ou en tout cas, serait prêt à franchir le pas pour peu qu'ils sachent qu'ils ne sont pas seuls. Il faut donc maintenant amener les autres à penser comme nous.
JEAN (il approuve de la tête) : J'entends ce que vous dites, mais je ne vois pas comment faire concrètement. Je ne vois pas surtout ce que moi je peux faire...
MONSIEUR PAUL : Écoute, la première chose à faire, c'est de rencontrer du monde qui pense qu'on peut faire avancer les choses. On a besoin de jeunes gens comme toi qui en ont assez de subir le système. Tu vois bien toi-même qu'on ne peut se faire entendre quand on reste isolé. Il faut réagir ! S'organiser. Évidemment, si tu es seul, tu ne peux pas grand chose. Mais tiens, j'anime samedi soir une petite réunion dans laquelle tu pourrais venir et où tu rencontrerais d'autres personnes comme toi qui n'en peuvent plus de constater la corruption de nos valeurs traditionnelles et de notre société. Je serais ravi de t'y voir et je te présenterais à des gens très intéressants et qui méritent d'être connus. Des gens importants aussi.
JEAN : C'est que... je ne sais pas, moi, je ne suis pas comme vous, je ne sais pas parler... et je suis pas habitué à fréquenter des messieurs, à part vous...
MONSIEUR PAUL : Ne t'en fais pas. Viens seulement, tu verras que les gens dont je te parle sont toi et moi, ils ont le même regard sur ce qui nous entoure. Ils ne doivent pas t'inquiéter. Au contraire.
JEAN : Bon, je viendrais. Samedi, vous dites ? Et c'est où ?
MONSIEUR PAUL : Je t'appelle un peu avant la réunion pour te préciser l'adresse. Je m'occupe de tout.
JEAN : D'accord.
MONSIEUR PAUL (il lui serre la main et lui pose l'autre sur l'épaule) : Je suis content. Cela me fait vraiment plaisir que tu viennes, Jean. Tu fais le bon choix. Je suis très fier de toi.
JEAN : Merci, monsieur Paul. J'apprécie aussi que vous vous intéressiez à moi.
MONSIEUR PAUL : C'est normal, toi et moi, dans le fond, nous sommes pareils. Et c'est pourquoi nous devons nous serrer les coudes. Cette réunion, tu verras, c'est aussi l'occasion d'être ensemble. Je prépare aussi ta carte de membre et je te la donnerai là-bas. Allez, il faut que j'y aille. À samedi donc !
JEAN : À samedi, monsieur Paul. Et merci encore...
(Monsieur Paul quitte la salle d'un pas assuré et s'enfonce dans l'obscurité. Jean le regarde partir tandis que la lumière du projecteur s'estompe sur lui jusqu'au noir complet.)
Refrain et deuxième couplet puis refrain de Aux armes et cetera de Serge Gainsbourg.
5
ENZO, puis SARAH
La chambre de Sarah dans la demi-pénombre. Enzo entre. Pendant un temps, il regarde autour de lui, le bureau, les affaires de sa sœur qui traînent dessus, soulève un livre, en tourne quelques feuilles, le repose. Il s'assoit sur le lit, continue son inspection des yeux, puis se fixe sur l'armoire. Il se lève, s'en approche, l'ouvre. Des vêtements de sa sœur s'y trouvent suspendus sur des cintres. Il en extrait un pour mieux le regarder. Le remet. Un autre. Même jeu. Puis une robe légère. Il la contemple un moment, en palpe l'étoffe. Tend le bras de nouveau pour l'examiner. Il referme l'armoire, se redresse devant la glace, plaçant la robe contre lui et s'observe. Se tourne un peu à gauche, à droite. Abaisse le bras et le vêtement. Se regarde immobile dans son reflet un instant. Puis comme décidé soudain, il se tourne vers le lit, y dépose la robe et entreprend de se déshabiller. Puis une fois en slip, il la revêt. Retourne devant l'armoire et se contemple longuement, de face et de profil, de dos, debout, accroupi, penché, posant les mains sur les hanches, dans ses cheveux, repliées sur son corps. Pendant un long et lent moment.
Il se tourne sur lui-même plusieurs fois. Puis se met à danser devant la glace en se caressant le corps, chantonnant à mi-voix. Cela dure un peu. Jusqu'à ce qu'il se taise et s'arrête d'un coup, s'observe encore dans son reflet, en approche son visage, le recule. S'immobilise brusquement en fixant son reflet comme inassouvi.
Il se retourne, regarde autour de lui, puis se rend jusqu'à la coiffeuse, s'assoit, ouvre des tiroirs, en sort un rouge à lèvres, l'ouvre. Se penchant vers le miroir, il se met à se rougir les lèvres, lentement, puis se regarde en pinçant, plissant, ouvrant la bouche, corrige un peu le contour des lèvres. De nouveau dans le tiroir, il en extrait un crayon fard et commence à se le passer précautionneusement sur les contours des yeux. Il semble faire preuve d'une certaine maladresse qui laisse penser à une pratique inexpérimentée.
Quand il a fini. Il joue du regard face au miroir de la coiffeuse. Puis il se relève, retourne vers l'armoire et pose de nouveau devant la glace, tourne sur lui-même, danse encore.
La porte s'ouvre. Sarah ne bouge pas. Enzo ne la remarque pas tout d'abord et danse toujours. Quand il l'aperçoit enfin, il se fige soudain. Un long échange des regards sans un mot. Puis Enzo retire prestement la robe et à moitié nu récupère ses habits avant de passer sans relever les yeux entre sa sœur et la porte pour quitter précipitamment la pièce.
Sous l'effet de surprise, Sarah demeure quelque temps interdite le regard perdu dans le vide.
Noir crescendo. Un temps.
6
LE PÈRE, LA MÈRE, JEAN, puis SARAH
La télévision s'allume dans le noir. Les titres des actualités : bombardements sur Gaza, menaces de nouvelles taxes douanières américaines, manifestations du jour. La lumière se fait sur la scène. Le Père et Jean assis dans le canapé, la Mère occupée autour de la cuisine. La chaîne annonce et présente des bombardements sur l'enclave palestinienne et des habitants qui implorent le monde de venir à leur aide.
LE PÈRE (au sujet du reportage sur la guerre d'Israël) : On peut dire ce qu'on veut, mais eux, ils ont trouvé une solution efficace. C'est radical, mais faut reconnaître que ça règle le problème.
JEAN : C'est normal, ils se défendent.
LE PÈRE : Finalement, tu vois, on a beaucoup critiqué les juifs, mais ils sont quand même plus proches de nous que les Arabes. Tant qu'à choisir...
LA MÈRE : Sinon, ça a été au boulot aujourd'hui ? J'ai vu qu'il pleuvait, je me suis demandé si vous alliez arrêter... Tu n'as pas été mouillé ?
JEAN : Non, on est en intérieur en ce moment. Oui, ça va. Comme d'habitude, quoi.
LE PÈRE : Et il y en a pour longtemps encore sur ce chantier ?
JEAN : Deux semaines, trois tout au plus.
LE PÈRE : Et après ? Vous avez quelque chose ?
JEAN : Le patron m'a parlé d'un espace commercial à retaper mais je n'en sais pas plus.
LE PÈRE : C'est bien, vous avez du travail.
JEAN : Il vaudrait mieux. Sans mon salaire, je sais pas comment on vivrait.
LE PÈRE : Oui. Ta mère et moi, on a fait ce qu'on a pu. Maintenant, c'est à vous d'aider.
JEAN : Quand tu dis vous, tu penses à qui ?
LE PÈRE : Ton frère est encore au lycée.
JEAN : Et Sarah ? Qu'est-ce qu'elle attend pour aller bosser ? C'est bien beau les études, mais elle pourrait aussi trouver un petit boulot pour aider la famille, non ? C'est facile de crier aux injustices, mais faut aussi revenir aux réalités.
LE PÈRE : Oh, c'est pas elle qui coûte cher. Elle fait ce qu'elle peut, elle se débrouille.
JEAN : C'est pas une raison.
Sarah entre dans la pièce.
LE PÈRE : Ah te voilà, toi. On t'a pas encore beaucoup vue aujourd'hui...
SARAH : J'étais sur la fac.
JEAN (pour lui-même, mais suffisamment fort pour que les autres entendent) : La belle vie, quoi.
LA MÈRE : On discutait avec ton frère. Ce serait tout de même bien pour la famille si tu te trouvais un job. Ça nous aiderait bien. Tu sais, ton frère peut partir un jour s'installer ailleurs...
SARAH : Ça, ça m'étonnerait.
JEAN : Fais gaffe.
LE PÈRE (sur les manifestations à la télévision) : Tiens, regarde, il y en a encore dans la rue qui manifestent. C'est normal que les choses n'avancent pas dans ce pays, la moitié des gens n'ont pas de travail et l'autre moitié fait grève !
SARAH : C'est pas une grève. C'est une manif contre les violences policières suite à la mort d'un gamin l'an dernier.
JEAN : Conneries !
LA PÈRE : La police, elle n'est pas violente si tu ne fous pas la merde. Après si on cherche, faut pas s'étonner de recevoir.
SARAH : Chercher quoi ? Le gamin avait été abattu à bout portant dans sa voiture à l'arrêt par un flic !
JEAN : Encore un bien de chez nous.
LE PÈRE (violences de fin de manifestation à la télévision) : Ils disent qu'il y a eu des dégâts, tiens là, une voiture qui brûle ! Mais merde, on peut pas laisser faire ! Ils cassent tout ! Faut bien réagir. C'est à chaque fois la même chose. Ça se termine en émeute. C'est normal que les flics interviennent.
JEAN : Des racailles. Faut se débarrasser de tout ça ! C'est pas la France, ça. On n'a pas à les subir. Il faudrait renvoyer tous ceux-là en Afrique.
SARAH : Qui t'a dit qu'ils étaient Africains, ils sont masqués !
JEAN : C'est pareil. S'ils sont masqués, c'est qu'ils préparent un mauvais coup !
LA MÈRE (tentant de changer l'atmosphère) : On va bientôt pouvoir passer à table. On n'a pas vu Enzo, comment ça se fait ?
LE PÈRE : Tiens, c'est vrai. Il n'est pas sorti de sa chambre depuis qu'il est rentré du lycée.
Un silence.
LA MÈRE : Sarah, tu peux aller lui dire qu'on mange bientôt, s'il-te-plaît ?
SARAH (après un temps) : Il m'a dit qu'il n'avait pas faim, qu'il était fatigué.
LE PÈRE : C'est quoi ces manières ? On n'est pas au self. Il vient à table avec tout le monde et comme tout le monde. Va le chercher, on te dit.
SARAH : Il avait pas l'air en grande forme, il est peut-être malade...
LE PÈRE : Oh, il m'emmerde lui aussi ! (Il hurle) : Enzo ! (Un temps). Enzo ! (Un temps). On mange, tu viens à table ! Dépêche-toi !
Un temps. On entend une porte s'ouvrir et se refermer.
7
LE PÈRE, LA MÈRE, JEAN, SARAH, ENZO
Enzo entre dans la pièce et va s'asseoir à table le regard fuyant. La Mère s'approche.
LA MÈRE : Qu'est-ce qui t'arrive, mon chéri ? Tu ne te sens pas bien ?
ENZO (à mi-voix) : Si, si, ça va. Un peu fatigué.
JEAN : Encore un qui bosse trop !
SARAH : Ta gueule !
JEAN (vivement) : Toi, la pétasse, tu me parles autrement !
LE PÈRE : Oh ! C'est bon, on se calme ! Je ne veux pas d'histoires à table. Et toi, Sarah, arrête de foutre ta merde ! Ça commence à bien faire. On ne te voit pas de toute la journée, et quand tu es là, c'est pour t'en prendre à ton frère !
Sarah préfère se taire et va s'asseoir à la table sans regarder Enzo.
LA MÈRE : C'est prêt.
Le Père éteint la télévision. Jean et lui se lèvent du canapé et rejoignent leur place chacun à un bout de table. Jean se sert le premier du plat que vient d'apporter le Mère, puis il le repose au centre de la table. Le Père se sert après lui. Puis il tend le plat à Enzo. Ce dernier le fait passer à la Mère sans se servir.
LE PÈRE : Qu'est-ce qu'il y a ? Tu ne manges pas ?
ENZO (à mi-voix) : Je n'ai pas faim.
LA MÈRE : Ça ne va pas ? Tu as les yeux rouges comme si tu avais pleuré.
ENZO (même jeu) : Ce n'est rien. J'avais un peu mal aux yeux, je les ai frottés, mais ce n'est pas grave. Ça va mieux maintenant.
LE PÈRE (se penchant vers Enzo ; puis d'un air entendu) : Oh, mais dis-moi, ça ne serait pas du rouge que tu as au coin de la lèvre ? Hein ? Mais si, on dirait bien du rouge à lèvres ! Hein, Maman, qu'est-ce que tu en dis ? C'est bien ce que je crois ? Notre Enzo n'aurait pas plutôt une petite peine de cœur, hein ?
Confus, Enzo se frotte les lèvres avec sa serviette. Toute la famille, sauf Sarah, s'est arrêtée de manger et le scrute à présent avec amusement.
JEAN : Voilà que le petit frère se dévergonde. (Riant) Ah, il cache bien son jeu, l'animal !
LA MÈRE : Arrêtez, vous le mettez mal à l'aise. Ne t'occupe pas d'eux, mon chéri, et prends quelque chose, tu peux tout de même pas rester sans manger.
LE PÈRE (pesant) : Et elle s'appelle comment la princesse ? Hein ? C'est quoi son petit nom ? Tu peux nous le dire, allez.
JEAN : Allez. On veut savoir. Maintenant, on ne te lâche plus jusqu'à ce que tu le dises.
SARAH : Foutez-lui la paix ! Il en parlera s'il veut.
LE PÈRE : Ça va, nous, on a le droit de savoir. Alors ? Comment elle s'appelle ?
Enzo reste comme prostré la tête basse devant son assiette.
LE PÈRE : Quoi ? Faut qu'on devine ? Olivia ? Gladys ? Ginette ?
LA MÈRE : Bah non, pas Ginette !
LE PÈRE : Et pourquoi pas ?
JEAN : Ou bien Fatima peut-être ?
LE PÈRE (riant) : Arrête, t'es con ! Alors ? Tu peux nous le dire à nous. C'est quoi son nom à ta petite copine ?
SARAH : Vous voyez bien qu'il ne veut pas parler. Laissez-le tranquille à la fin !
JEAN : Toi, tais-toi ! Nous, on veut savoir. Alors frangin, parle, dis-nous qui t'a fait pleurer comme ça ?
SARAH : T'es vraiment trop con !
JEAN : Je t'ai dit de fermer ta gueule ! Qu'est-ce qu'il y a ? T'as un problème ?
LA MÈRE : On se calme, tous les deux ! Pas de grossièreté entre vous ! Si Enzo ne veut rien dire, c'est son droit. Vous n'avez pas à l'obliger. Ça suffit maintenant. Il en parlera quand il en aura envie.
LE PÈRE : Ça va, ça va, on discute seulement, c'est pas méchant non plus. Ça nous fait plaisir de savoir qu'il a rencontré une fille. Il n'y a pas de raison de se fâcher. On est content pour toi, Enzo. Un vrai petit homme ! Je suis fier de toi. Moi, à ton âge...
Enzo soudain éclate en sanglots, se lève de table et s'enfuit du salon.
Un temps de surprise collective.
JEAN : Qu'est ce qu'il a, maintenant ? Qu'est-ce qu'on lui a fait ?
LA MÈRE : Laisse, il a peut-être des histoires avec sa copine, ça ne nous regarde pas. Il ne faut pas s'en mêler.
Sarah se lève brusquement à son tour et quitte le salon.
JEAN : Et elle ? Elle aussi elle a des histoires de cœur ? Putain, c'est quoi aujourd'hui tout ce cinéma !
LE PÈRE : Bon, allez, qu'ils se calment. Ça leur passera.
Ils reprennent leur repas en silence. Lumière tamisée progressivement jusqu'à s'éteindre.
8
ENZO, puis SARAH
Lumière douce. La chambre d'Enzo. Il est allongé sur son lit, sur le ventre, la tête plongée dans un oreiller. Un temps. Il se tourne sur le dos, le regard planté dans le plafond. Se frotte les yeux des paumes des mains pour essuyer ses larmes.
On frappe à la porte doucement. Elle s'ouvre après un instant et laisse apparaître la tête de Sarah.
SARAH : Je peux ?
Un temps d'échange des regards. Puis Enzo hoche la tête.
Sarah entre et referme la porte derrière elle. Elle s'approche du lit.
SARAH : Ça va ?
Nouvel hochement de tête d'Enzo. Il se redresse mais reste assis tête baissée au bord du lit.
Sarah s'assoit à côté de lui.
Un silence quelque temps comme si chacun ne savait quoi dire.
ENZO (à mi-voix, la tête toujours baissée) : Je suis désolé.
SARAH : Non, c'est moi. Je ne savais pas que tu étais dans ma chambre. Je ne voulais pas te surprendre.
Un silence embarrassé.
SARAH : Tu peux y retourner quand tu veux, tu sais.
Enzo redresse lentement la tête et regarde sa sœur.
SARAH : Je veux dire : si tu veux de nouveau...
Silence gêné. Têtes baissées.
SARAH : Je peux te prêter des vêtements aussi... Ça ne me dérange pas.
Enzo regarde de nouveau sa sœur. Elle lui rend son regard. Un temps. Sarah sourit. Enzo baisse la tête. Il sourit.
SARAH : Et aussi les produits de maquillage...
ENZO (relevant la tête après un temps et souriant) : Merci.
Un silence.
SARAH : Je pourrais aussi te montrer comment te maquiller... et aussi te démaquiller correctement...
Sourires partagés.
ENZO (après un temps) : J'aime pas trop tes vêtements...
SARAH : Cette robe t'allait bien pourtant...
ENZO : Oui, celle-là, je l'aime bien...
SARAH (après un temps, comme d'hésitation) : Ça fait longtemps ?
ENZO (même jeu) : C'est la première fois que je prends tes vêtements...
SARAH : Je veux dire que tu y penses.
ENZO (même jeu) : À me déguiser ?...
SARAH : Oui... et peut-être à autre chose... plus encore...
Enzo demeure sans répondre la tête baissée.
SARAH (elle lui prend la main) : Tu peux me dire, tu sais...
ENZO (après un temps) : Je crois que oui... aussi loin que je me souvienne...
Après un temps.
SARAH : C'est drôle... j'ai été surprise tout à l'heure... mais finalement, à présent, j'ai l'impression que je le devinais déjà depuis toujours...
ENZO (même jeu) : Et... ça ne te choque pas ?
SARAH : Non... C'est bizarre... Je crois que je trouve même ça charmant... je me découvre aujourd'hui une petite sœur...
Enzo et Sarah se regardent un moment. Sourient. Puis se prennent dans les bras et se serrent l'un contre l'autre longuement.
Noir.
9
MONSIEUR PAUL, JEAN
Dans la salle. Monsieur Paul déambule parmi les travées de la salle, suivi par un projecteur. Les autres comédien(ne)s se sont furtivement assis parmi le public pendant le discours suivant.
Cher amis, je suis heureux de vous trouver si nombreux ce soir. Jamais encore nous n'avions en effet compté tant de monde. C'est bien la preuve que nos idées progressent. Oui, peu à peu, nous faisons entendre notre différence dans la cacophonie ambiante. Et on ne peut plus aujourd'hui faire comme si nous n'existions pas. Car nos idées avancent, assurément... Pourtant, nous avons encore du travail pour contrer les métastases wokistes et européo-mondialistes qui ont gagné tous les domaines de notre société. En effet, comme vous tous, je constate depuis des années avec impuissance que notre pays traverse une grave crise, qu'elle soit économique, politique ou sociale. Nos valeurs nationales ont été et sont encore à cette heure attaquées et trahies par ceux qui voudraient nous imposer une société du multiculturalisme, effacer notre identité française dans l'idéologie soit-disant libérale d'un communautarisme planétaire. Or il est temps de réagir ! Nous n'allons pas subir sans rien dire la décomposition de notre pays et la corruption de notre sang ! Nous sommes Français d'abord ! Et nous en sommes fiers !... Mais en dépit de l'histoire, il faudrait à présent que nous renoncions à ce que nous avons été et que nous sommes au profit d'une communauté européenne voire d'une communauté mondiale ? Ainsi, il n'y aurait dorénavant plus de différence entre un Bourguignon et un Papou de Nouvelle-Guinée, un Breton et un Hottentot d'Afrique australe ou encore un Auvergnat et un Rohingya birman ? C'est ce que vous voulez ? Hein ?... Bien sûr que non ! Non !... Je sais bien que non. Nous ne voulons pas être noyés dans le multiculturalisme qui ne consiste en rien d'autre qu'en l'anéantissement final de notre culture ! Non, nous ne voulons pas que nos traditions disparaissent au profit de minarets, de chiche-kebabs ou de quelque coutume de sauvages ! Nous sommes Français et nous le resterons ! Et s'il le faut encore, nous nous battrons pour cela, comme nous nous sommes toujours battus, comme se battaient nos ancêtres à qui nous devons notre belle patrie et sa grande histoire... Oui, ils voudraient nous voir plier, tous nos ennemis, tous ceux qui rêvent aujourd'hui de se venger de notre grandeur passée. Et alors ils se pressent à nos portes pour nous pervertir, nous gangrener. Ils sont aussi soutenus par ces traîtres de l'intérieur, ceux qui œuvrent en sourdine pour nous affaiblir, ceux qui s'associent à l'Anti-France et se soumettent à nos ennemis ! Ceux-là sont certainement les plus dangereux : ils sont apparemment comme nous, ils se trouvent parmi nous, et ils travaillent à notre perte. Eux, ils défendent l'immigrationisme contre nous ! Ceux-là ont renié la France au profit d'un universalisme destructeur. À les croire, le sang ne signifierait plus rien. Ce sang, que nous avons versé depuis des siècles pour construire ce que nous sommes, n'a-t-il donc plus aussi pour vous aucune valeur ? Doit-il être irrémédiablement perdu ? Et laisserons-nous alors faire sans bouger ? Sommes-nous devenus des lâches ? Êtes-vous des lâches, mes amis ?... J'entends votre colère. C'est l'indignation, c'est la peine, c'est la rage qui vous submergent ! Vous vous dites : comment en sommes-nous arrivés là ! Pouvons-nous l'accepter encore longtemps ? Quoi ? Avons-nous peur de faire front ?... Mes amis,... Non, nous ne sommes pas des lâches, vous n'êtes pas des lâches ! Nous sommes les héritiers d'une longue histoire de luttes ! Nous sommes une vieille nation que personne n'a jamais su réprimer sans qu'elle réponde au centuple ! Nous ne courbons pas l'échine devant l'adversité ! Nous sommes français et nous en sommes fiers ! Nous sommes français et nous nous battrons pour le rester ! Vive la France !...
Dans le public, les comédien(ne)s applaudissent.
Les lumières se rallument dans la salle. Monsieur Paul se déplace un peu dans les allées, saluant et échangeant quelques mots souriants avec des spectateurs et spectatrices, rejoignant bientôt Jean qui se lève à son approche. Les autres comédien(ne)s regagnent les coulisses.
MONSIEUR PAUL : Ah, Jean, je suis bien content de te voir parmi nous.
JEAN : Bonsoir, Monsieur Paul. Félicitations pour votre discours.
MONSIEUR PAUL : Merci, ça t'a plu ?
JEAN : Oh oui, c'était très intéressant,... franchement. Vous avez les mots qu'il faut pour dire les choses.
MONSIEUR PAUL : C'est gentil. Ça me fait aussi vraiment plaisir d'entendre que toi et moi pensons pareil.
JEAN : On se sent plus fort à vous écouter. On se dit que les choses peuvent bouger. Ça donne envie de se secouer, de ne pas se laisser faire...
MONSIEUR PAUL : C'est vrai ?... Justement. Je voulais aussi m'entretenir avec toi à ce sujet. Tu sais, ce n'est pas toujours facile de faire ce que je fais. Beaucoup de monde veut nous empêcher de réagir. Parfois de façon violente et on doit se protéger.
JEAN : Oui, j'imagine...
MONSIEUR PAUL : Il y a plusieurs façons d'aider notre cause. Certains distribuent des tracts sur les marchés, d'autres tiennent des permanences départementales pour accueillir le public et organiser les actions décidées par le Parti, d'autres encore participent aux manifestations... Tiens, d'ailleurs, on organise le week-end prochain devant la mairie un rassemblement de soutien au Syndicat de la Famille... Tu connais ?
JEAN : J'en ai entendu parler, c'est un collectif opposé au mariage homosexuel je crois...
MONSIEUR PAUL : C'est ça. Le maire soutient les unions les plus diverses. Le Syndicat espère provoquer un sursaut de l'opinion. Mais il faut faire respectable et on doit à tout prix éviter les débordements. Ils craignent que des connasses du femen interviennent lors du rassemblement et ils auraient bien besoin de quelques bras pour renforcer l'encadrement. Ça te serait possible de venir donner un coup de main ?
JEAN : Je ne sais pas... oui... peut-être, pourquoi pas...
MONSIEUR PAUL : Tu nous rendrais bien service et ça te permettrait aussi de rencontrer d'autres gens qui pensent comme nous. Des jeunes comme toi, qui veulent changer les choses.
JEAN : C'est d'accord, Monsieur Paul, je viendrai...
MONSIEUR PAUL : Super, je préviens les organisateurs de ta venue. Tu demandes Louis à un responsable du Syndicat et ils te diront quoi faire.
JEAN : Bien. J'y serai.
MONSIEUR PAUL : Je te remercie. Je ne peux pas rester, on m'attend. Mais nous nous reverrons très vite. Je tiens beaucoup à toi, tu sais. Tu es quelqu'un d'intelligent et je pense qu'on peut faire de grandes choses ensemble. Dans tous les cas, tiens-moi au courant. Voilà mon numéro de téléphone. Si tu as le moindre souci, n'hésite pas à m'appeler. Je suis quelqu'un qu'il est bon d'avoir parmi ses amis. Tu t'en rendras compte très rapidement. À bientôt.
JEAN : Merci, Monsieur Paul. À bientôt.
Monsieur Paul lui tend et serre énergiquement la main en souriant, puis part en saluant encore quelques personnes du public. Jean le regarde partir. La lumière s'éteint sur lui quand Monsieur Paul disparaît.
Refrain puis troisième couplet et refrain de Aux armes et cetera de Serge Gainsbourg.
10
LA MÈRE, SARAH
La Mère assise à la table semble perdue dans ses pensées. Des bols sur la table témoignent d'un petit déjeuner passé. Sarah arrive.
LA MÈRE : Bonjour, ma chérie. Il reste du café si tu veux.
Sarah embrase sa mère sur la joue et s'assoit, se sert un bol de café. Un temps.
SARAH : Tu es seule ? Où sont-ils tous ?
LA MÈRE : Ton père est parti ce matin avec Jean. Ils ont besoin de bras pendant quelques jours sur leur chantier. Jean dit qu'ils sont en retard et qu'il a réussi à convaincre son patron de prendre ton père. Ce n'est pas plus mal. Ça nous aidera un peu. Et ça l'occupera aussi, c'est toujours mieux que de rester toute la journée devant la télé à pester contre le monde... Et puis, ça me permet de souffler moi aussi. J'avoue que je n'en peux plus à l'entendre répéter les mêmes choses chaque jour.
SARAH : Tu devrais sortir un peu, maman. Ne pas rester enfermée toute la journée. Ça te ferait du bien.
LA MÈRE : Je ne peux tout de même pas le laisser seul.
SARAH : Et pourquoi ? Il le fait bien lui, quand il se rend au café pour retrouver ses potes. Ça lui pose moins de problème qu'à toi !
LA MÈRE (avec un sourire) : Oui. Mais tu sais, ça me repose aussi quand il va au café.
SARAH : Je ne parle pas de ça. Je veux dire que tu pourrais aussi prendre du temps pour toi, t'occuper de toi d'abord, te faire aussi plaisir... En dehors des courses, tu es enfermée toute la journée à t'occuper de la maison, de nous, du Père... Ce n'est pas une vie.
LA MÈRE : Tout cela coûte de l'argent. Nous n'avons pas les moyens de dépenser inutilement.
SARAH : Quand même, tu peux toi aussi voir du monde sans pour autant dépenser des sommes énormes. Dans le temps, tu voyais des voisines, tu retrouvais des amies...
LA MÈRE : C'est vrai, mais ton père n'aime pas quand je ne suis pas là.
SARAH : C'est bien ce que je dis. Il n'y a pas de raison que tu acceptes ça. Tu n'as pas à être prisonnière à cause de lui... Je ne comprends pas. D'autant qu'il se permet continuellement de te faire des reproches pour tout et n'importe quoi et que tu ne dis rien.
LA MÈRE : Oh, tu sais, c'est rien... je le laisse parler. Ça lui passe vite.
SARAH : Vraiment, je ne comprends pas !
LA MÈRE : C'est ce qu'on dit quand on est jeune. Un jour, tu rencontreras quelqu'un. Et avec le temps, tu comprendras peut-être. Ne t'inquiète pas pour moi. Je sais ce que tu penses. Mais il n'a pas toujours été comme ça. Ou alors il l'était peut-être déjà et c'est le monde qui a changé et l'a changé à son tour. Mais toi aussi certainement tu découvriras que l'amour peut nous amener à accepter ce qu'on dénonçait hier comme inacceptable et que ce reniement est pourtant plus facile à accepter que de perdre cet amour...
SARAH (un temps) : Je renonce à te comprendre.
Une pause.
SARAH : Et Enzo ? Lui aussi est sorti ?
LA MÈRE : Il est descendu juste après le départ de ton père et Jean, a pris un petit déjeuner et s'est sauvé au lycée... Tu sais, je m'inquiète pour lui. Je trouve qu'il n'a pas l'air bien depuis quelque temps. Il ne se confiait déjà pas beaucoup avant, mais là, il se renferme de plus en plus...
SARAH : C'est Enzo, c'est aussi sa nature...
LA MÈRE : Peut-être... Je ne sais pas. Il me donne l'impression d'être malheureux. J'ai essayé de parler avec lui mais je me bute contre un mur. Et toi, tu sais quelque chose, il ne t'a rien dit ? Il semble tout de même plus proche de toi qu'aucun d'entre nous...
SARAH : Non... Enzo est quelqu'un de sensible et il a un peu de mal à s'affirmer. Il est jeune. Mais ça devrait passer avec le temps...
LA MÈRE : J'espère. Mais il me fait quand même de la peine. On a parfois l'impression qu'il nous subit tous, qu'il a peur de nous, qu'il souffre... J'en ai parlé à ton père. Lui dit que ça vient de moi, qu'il me ressemble, et que toi et Jean tenez de lui... Je ne sais pas. Mais c'est pas normal qu'un jeune de 18 ans ne soit pas plus ouvert. À part le lycée, il sort peu et on ne lui connaît pas d'amis... C'est bizarre tout de même...
SARAH : Il préfère peut-être rester discret. Tu sais, Enzo n'est pas non plus quelqu'un qui s'épanche, contrairement à Jean...
LA MÈRE : Oui, c'est possible... Enfin, espérons que maintenant qu'il a une copine, ça va le réveiller... Il t'a déjà parlé d'elle ?
SARAH : Non... non... Il ne m'a rien dit...
LA MÈRE (après un temps) : Il a bien une copine, non ?
SARAH (embarrassée) : Je ne sais pas... oui, peut-être...
LA MÈRE : Mais alors pourquoi il ne nous en parle pas ?... Il nous cache quelque chose ?
SARAH : Je l'ignore... je ne crois pas.
LA MÈRE : Tu sais, si c'est parce qu'elle n'est pas française, c'est pas grave... Moi, je m'en moque. Ce que je veux c'est votre bonheur à tous les trois... Si c'est ça, il faudra bien que ton père s'y fasse, ça ne doit pas l'inquiéter... Non, si c'est ça, ton père fera la gueule quelque temps, mais je me charge de le calmer... Essaye d'en savoir plus, il se confiera peut-être à toi... Parle avec lui et tiens-moi au courant...
SARAH : Oui, maman...
La lumière décroît.
11
ENZO
Seul, il flâne dans la salle. De temps à autre, il relève la tête vers le public mais fuit systématiquement les regards. Cela dure quelque temps. Puis il remarque un homme dans la foule. Soutient son regard un moment. Baisse la tête. Fait quelques pas. S'arrête. Le regarde de nouveau. Tourne la tête. Attends un peu. Nouvel échange. Il soutient plus longuement le regard. Puis se met à sourire à cet homme. Un temps. Enzo reprend sa flânerie sur quelques pas. S'arrête de nouveau. Se retourne lentement. Regarde encore fixement l'homme pendant un moment, cette fois sans sourire.
Noir crescendo.
12
JEAN, LE PÈRE, SARAH, puis LA MÈRE
La télévision s'allume. Trump apparaît menaçant le monde de taxes douanières. La lumière se fait peu à peu sur la scène. Jean et le Père sont dans le canapé. Sarah assise à table suit les actualités d'un œil.
LE PÈRE : Il est quand même bien allumé ce président !
JEAN : Pourquoi tu dis ça ?
LE PÈRE : Mais ils disent qu'il va nous entraîner dans une crise économique majeure, que nous allons tous devoir payer pour ses conneries !
JEAN : Il défend son pays. C'est son droit. On devrait faire pareil.
LE PÈRE : En plus, il ne nous aime pas.
JEAN : Et pourquoi devrait-il nous aimer ? Il se bat pour les Américains, pas pour les autres. Nous non plus, on n'a pas à l'aimer. D'ailleurs, plutôt que de s'occuper de l'Amérique, on ferait mieux de prendre exemple et de nous occuper de ce qui ne va pas chez nous. Il y a tout de même de quoi faire.
LE PÈRE : Quoi, tu voudrais que la France augmente aussi ses taxes sur les produits importés ?
JEAN : Je ne pense pas à ça. Mais regarde comment il a réglé le problème des immigrés. Dès son arrivée au pouvoir, il en a renvoyé tout un tas chez eux, sans attendre. En France, nous, on leur demande de quitter le territoire et on s'imagine qu'ils le feront d'eux-mêmes ! Au moins là, en Amérique les choses avancent.
LE PÈRE : D'accord, sur l'immigration, c'est vrai qu'il est efficace...
JEAN : Ici, ça fait des années qu'on a laissé le laxisme s'installer. Aujourd'hui, tu vis mieux avec les aides sociales qu'avec un salaire pour peu que tu fasses des gosses en nombre. On a favorisé l'assistanat. Évidemment que les étrangers sont bien en France. Après on pleure qu'on n'est plus chez nous ! Trump, lui, rend leur pays aux Américains. Il nous faudrait la même chose en France. Mais nous, on vote pour des gens qui dans le meilleur des cas ne veulent rien changer et dans le pire nous imposent toujours plus d'impôts sous prétexte de démocratie. Il y en a marre, faut que ça cesse un jour !
La Mère entre sur la scène. Elle rejoint sa fille à table. Lui fait une bise sur la joue.
LA MÈRE : Ça va, ma grande ?
SARAH : Bonjour Maman. Tu étais où ?
LA MÈRE : Au laboratoire. Pour de nouvelles analyses... Ils regardent quoi ?
SARAH : Un type qui conseillait de s'injecter de la javel pour s'immuniser contre la Covid.
Puis après s'être dévêtue de son manteau, la Mère débarrasse les restes du petit déjeuner abandonnés sur la table et entreprend de nettoyer.
LE PÈRE : Tout de même, il est inquiétant comme président. Il change d'avis d'un jour sur l'autre... C'est difficile de le suivre.
JEAN : Parce que tu comprends mieux les nôtres qui te disent ce que tu veux entendre mais agissent à chaque fois à l'opposé, toi ?
LE PÈRE : Je dis pas...
JEAN : Et pourtant, c'est ce qu'on vit maintenant depuis des années chez nous. Tu vois bien ce qu'on est devenu. Des étrangers dans notre propre pays. Tu ne peux même plus rien dire. On te traite de raciste si tu te plains, de fasciste, de sexiste, d'homophobe ! Il nous faudrait à présent accepter des femmes voilées partout, que les pédés se marient et adoptent des enfants, qu'on explique à l'école aux enfants qu'on peut être autre chose qu'un homme ou une femme...
LE PÈRE : Autre chose ?... Pour être quoi ?
JEAN : Autre chose, je sais pas, ils ont inventé des mots pour ça, ils parlent de transgenre, de transidentité, ils veulent des toilettes spéciales pour les gens qui ne seraient ni hommes ni femmes... il y en a même qui veulent devenir des animaux... C'est un truc de dingue !
LE PÈRE : C'est quoi ces conneries ?
JEAN : Ce sont des malades. Mais plein de gens les soutiennent. Lui, il se bat contre ça : il y a les hommes, il y a les femmes, et dans un couple un père et une mère. Point !
LE PÈRE : Bah oui, là je suis d'accord, ça paraît quand même normal.
LA MÈRE : Enzo n'est pas là ?
SARAH : Il est dans sa chambre, je crois.
LA MÈRE : Tu as pu lui parler ?
SARAH : Pas trop.
LA MÈRE : Je me fais vraiment du souci pour lui. Il est rentré très tard cette nuit. J'étais réveillée, je n'arrivais pas à dormir... Et il avait des marques sur le visage.
SARAH : Des marques ?... Des marques de quoi ?
LA MÈRE : Je ne sais pas. Il est entré et s'est rendu directement dans sa chambre. Il ne m'a rien dit. Mais il ne semblait pas bien, on aurait dit qu'il avait pleuré...
Sarah et sa Mère se regardent en silence.
JEAN : C'est vrai, t'as raison, c'est des conneries. Et faut pas laisser faire. Ils ont maintenant des associations qui les défendent et répandent leur propagande. Des partis politiques les soutiennent aussi. À l'école, les profs bourrent le crâne des gamins. C'est la mode ! On devrait accepter la différence, ils disent ! C'est à présent le grand combat mené en France ! Ils s'imaginent déjà avoir gagné. Mais on ne laissera pas faire.
LE PÈRE : C'est qui ça, on ?
JEAN : Les hommes, les vrais Français. On ne peut tout de même pas tolérer qu'on nous impose des actes contre-nature. Il y a des limites à tout, mais c'est des perversions qu'on n'a pas à subir !
SARAH (pour elle-même, mais suffisamment fort pour que son frère entende) : Dis donc, on t'a pas souvent vu avec une fille, toi...
JEAN (sans se retourner) : Ouais, contrairement à toi...
SARAH : Sale con !
JEAN : Je t'emmerde !
LE PÈRE : C'est quand même effrayant ce qu'il se passe. Mais qu'est-ce qu'on peut faire ?
JEAN : Faut les casser ! Qu'ils aient honte, qu'ils se cachent, ou qu'ils aillent faire leur saloperies ailleurs ! Faut rétablir des rapports naturels et normaux entre les gens, travailler à une bonne santé de la société. Chacun à sa place. Homme-femme, Français-immigré, et cetera. En tous cas, il faut pour cela de nouveaux hommes qui ne soient pas des lâches ! Ça bouge, ça bouge petit à petit. Les gens prennent conscience de ce qui se passe.
Enzo apparaît sur la scène. Il a un œil poché. La mine déconfite. Il s'avance la tête basse et s'assoit à la table.
13
JEAN, LE PÈRE, SARAH, LA MÈRE, ENZO
SARAH (paniquée, relevant de la main et tournant vers elle le visage de son frère) : Enzo... que t'est-il arrivé ?... Parle !
Enzo d'un mouvement de tête, se détourne sans un mot.
LA MÈRE : Qui t'a fait ça mon fils ?... Dis-nous.
SARAH : Parle-nous, Enzo... Ne nous laisse pas comme ça !... Tu t'es fait agresser ? C'est quoi ces marques sur ton visage ?
LA MÈRE (la main contre sa bouche, elle retient un sanglot) : Mon Dieu !
JEAN (depuis le canapé) : Eh oui, faut pas traîner le soir, si on ne veut pas faire de mauvaises rencontres...
LE PÈRE (il s'est retourné à son tour et sans le lever du canapé a regardé Enzo sans paraître s'alarmer davantage) : C'est rien, allez, ce sont des choses qui arrivent dans la vie d'un homme. Ça endurcit le corps et la tête.
La Mère regarde vers le canapé en secouant la tête de consternation.
LA MÈRE : Tu as mal ?
ENZO : Non, ça va , c'est rien...
SARAH : Qui t'a fait ça ?
ENZO : Laisse-moi.
JEAN : Faut pas non plus faire de saloperies, ça évite les problèmes.
Sarah regarde vers le canapé semblant d'abord vouloir répondre mais se tait finalement.
SARAH (à Enzo) : Alors ?... Parle-nous...
ENZO : C'est pas grave, il ne faut pas s'inquiéter...
LA MÈRE : Tu es sûr que ça va ? Tu ne veux pas que j'appelle le médecin ?
ENZO : Non, c'est bon. Ce n'est pas méchant.
JEAN (ricanant) : Tu m'étonnes ! C'est sûr que l'autre est en moins bon état ! Lui, si ça se trouve, il ne s'est pas encore relevé...
SARAH (stupéfaite, à Jean) : Qu'est-ce que tu dis ?
JEAN : T'occupe pas, je sais très bien ce que je dis.
SARAH (elle regarde un moment dans la direction du canapé puis se tourne vers Enzo) : De quoi parle-t-il ?
Enzo se tait la tête basse.
SARAH : Enzo... dis-moi... c'est lui qui t'a fait ça ?
JEAN : Moi ? Ah non, moi, je ne lui ai rien fait du tout... mais je dis qu'il ne faut pas se laisser aller à des saloperies si on ne veut pas avoir des problèmes.
Enzo relève la tête et regarde hostilement son frère.
SARAH (elle remarque la colère d'Enzo contre son aîné, se tourne vers l'un puis retourne vers l'autre) : Parle, Enzo... Dis-nous ce qu'il s'est passé... (Après un moment de silence, à Jean) : Et toi, parle aussi, parle, puisque tu sembles savoir quelque chose !
JEAN : Demande-lui donc de t'expliquer, qu'il te dise ce qui lui est arrivé... Vas-y, petit frère, raconte à tout le monde ! Allez, hein, on t'écoute. Dis ce que tu faisais avec ce mec hier soir ! (Enzo se tait).
Jean ricane.
SARAH (à Enzo) : Enzo, c'est lui qui t'a frappé ?... Hein ?
JEAN : Moi, je t'ai dit que je ne l'avais pas touché... Après, les potes, je dis pas... Mais qu'il dise plutôt ce qu'il faisait avec un autre homme dans le parc... Parle, raconte-nous tout... comment on t'a trouvé... (Avec mépris) : Ah, tu caches bien ton jeu toi aussi...
LE PÈRE (qui suivait la scène tourné sur le canapé vers la table) : Mais c'est quoi cette histoire ?
JEAN : Cette histoire, ce que c'est ? Ah !... Un joli conte de fées entre deux licornes !
SARAH (à Jean) : Mais aussi, puisque tu as vu quelque chose, pourquoi n'es-tu pas intervenu ?... Pourquoi t'as rien fait ?
JEAN : Et pourquoi tu m'emmerdes ? C'est lui le problème ! Fais-le plutôt cracher le morceau ! Qu'il dise ce qui lui est arrivé ! Qu'il dise ce qu'il faisait avec ce mec sur un banc du parc ! Qui cherche trouve ! Il l'a bien mérité aussi !
LE PÈRE : Et c'est qui l'autre mec ? On le connaît ?
JEAN : À cette heure, même sa mère ne le reconnaîtra pas !
SARAH (s'enflammant) : Mais putain, c'est quoi cette histoire ! Toi, espèce de connard, ça suffit, dis ce que tu sais ! Ton frère s'est fait taper dessus et tu te tais comme si cela t'amusait ! Tu ne vas vraiment pas bien ! Il faut arrêter de déconner : que s'est-il passé, à la fin ?
JEAN (il s'est redressé d'un bond du canapé et s'avance agressivement vers la table) : Toi la merdeuse, je t'ai déjà dit de ne pas jouer avec moi ! Insulte-moi encore une fois, et je te défonce la gueule !
SARAH (elle s'est levée à son tour sauvagement de sa chaise) : Tu crois que tu me fais peur ? Tu t'imagines que tu es le plus fort parce que tu menaces continuellement toute la famille ? T'es rien, rien du tout ! Pauvre type, va !
LA MÈRE (elle s'est levée et tente de s'interposer entre ses deux enfants, pousse des cris en même temps que Jean répond à sa sœur dans la réplique suivante) : Arrêtez ! Je vous demande d'arrêter ! Je ne peux pas le supporter ! Arrêtez, je vous dis !
JEAN (de concert) : Je t'ai dit de fermer ta gueule, tu entends ! Qu'il le dise lui, ce qu'il faisait avec ce type ! Qu'il parle ! Vas-y, ouvre-la, raconte un peu ! Quoi ? T'ose pas ? Petite merde ! T'as honte ? T'as peur ? Qu'il dise qu'ils étaient en train de se caresser et s'embrasser sur ce banc ! Qu'il dise qu'il est pédé et qu'il se fait baiser par des mecs ! Qu'il avoue qu'il est une petite tante, une sale tapette, rien qu'une putain de pédale... (Une pause d'hébétement familial). Voilà, c'est ça la vérité. C'est ça qu'il ne veut pas vous dire...
Un silence. Tout se fige un moment.
Soudain Enzo rendu comme fou furieux pousse un hurlement et se jette fougueusement sur son frère. Tous deux roulent au sol tandis que les autres se précipitent pour les séparer. D'abord surpris, Jean se contente de se protéger un instant des coups maladroits d'Enzo, puis il reprend vite le dessus et le frappe alors plusieurs fois au visage violemment sous les cris effarés des autres membres de la famille. Du sang jaillit en abondance de la bouche d'Enzo. Des cris d'affolement.
Noir et silence soudains.
14
LE PÈRE, LA MÈRE, JEAN
Le salon. La Mère est au téléphone. Le Père et Jean dînent à la table. Trois assiettes pleines sur la table indiquent que la Mère s'est levée un peu auparavant pour répondre. Le Père et Jean continuent à manger en silence.
LA MÈRE : Oui, ma chérie... Je suis contente pour toi. Et tu t'en sors quand même ?... C'est sûr, c'est pas facile... Et ça te plaît comme travail ?... C'est vrai ?... Tant mieux, alors... Non... Non, il n'a pas appelé... Comment ?... tu l'as eu au téléphone ?... Et alors ?... Il est dans un refuge ?... Le Refuge ?... C'est quoi ça ?... Une association ?... Et qu'est-ce qu'ils font, c'est dans leur domaine ?... Quoi ?... Le gébété ?... Je ne comprends pas... Ah ! C'est ça... Ils sont spécialisés pour des jeunes dans son cas... Et ils l'aident vraiment ?... une chambre... une formation en quoi ?... D'accord... Comment il va ?... C'est bien... Oui, je comprends, ça fait quand même loin... Si tu peux, oui... Ça nous ferait vraiment plaisir... Ton père et ton frère me font signe qu'ils te passent le bonjour (La Mère se tourne vers la table : le Père et Jean n'ont pas relevé le nez de leur assiette)... Je t'embrasse ma grande... Rappelle dès que tu peux pour donner de tes nouvelles... Surtout n'hésite pas si tu as un problème... Bisous... Prends soin de toi.... Au revoir.
(La Mère raccroche le combiné. Elle retourne à table et s'assoit. Un temps de silence.)
LA MÈRE : Sarah vous passe le bonjour.
LE PÈRE : Comment ça va, elle ?
LA MÈRE : Elle vient de décrocher un contrat. Dans un grand magasin. Elle est caissière... Elle dit que c'est en attendant de trouver mieux. En tous cas, ça lui permet de pouvoir déjà payer l'appartement avec sa colocataire.
LE PÈRE : Elle est avec une fille ?
LA MÈRE : Une étudiante. Elle l'a rencontrée par une annonce immobilière qui proposait de partager le logement.
(Un temps de silence.)
LA MÈRE : Elle a plutôt l'air d'aller.
(Nouveau silence.)
LA MÈRE : Elle a eu des nouvelles d'Enzo. Il est pris en charge -
LE PÈRE (il lui coupe la parole) : Stop ! Tais-toi ! J'ai dit que je ne voulais plus entendre ce nom dans cette maison !
LA MÈRE (à mi-voix) : C'est quand même notre enfant...
LE PÈRE (menaçant) : Ce n'est pas le mien... Ce n'est plus le mien... C'est compris ? (Un temps pendant lequel le Père s'est figé et fixe méchamment sa femme). Maintenant, ça suffit. Plus un mot, j'ai dit !
La Mère baisse la tête avec résignation, se tait et mange.
Une pause.
JEAN : Le patron dit qu'il pourrait avoir besoin de toi prochainement. Il a finalement obtenu le chantier qu'il espérait. Il y en aurait pour plusieurs semaines.
LE PÈRE : Ah, ouais ? Mais c'est une très bonne nouvelle, ça ! Et tu sais quand ça commencerait ?
JEAN : Dès que le contrat est signé, une équipe termine le chantier en cours et l'autre entame le nouveau.
Tous deux ont fini de manger. Ils se lèvent tout en discutant, laissant les assiettes et les couverts sur la table, se rendent jusqu'au canapé, allument la télévision, poursuivent quelques instants leur conversation, puis se laissent aspirer par l'écran qui diffuse les actualités.
La Mère restée seule à table a un moment le regard perdu, la fourchette suspendue en main.
LE PÈRE : Ça consisterait en quoi cette fois ?
JEAN : Une salle de fitness à aménager. Il y a tout de même avant de gros travaux de maçonnerie, des murs à abattre.
LE PÈRE : C'est très bien ! Je me sens revivre ! Tu entends Maman ? Je commence à croire que les choses vont vraiment finir par s'arranger ! On va peut-être enfin sortir de cette mauvaise passe ! Il serait tout de même temps !
JEAN : Mais oui ! Allez, on s'accroche et on va y arriver ! Il n'y a pas de raison. On n'est pas plus cons que les autres, quoi !
La mère a reposé sa fourchette et délaisse son assiette encore pleine. Après avoir regardé les yeux mornes quelque temps son mari et son fils, elle sort de son tablier de cuisine une enveloppe dont elle extrait une feuille qu'elle déplie. Elle entreprend de la lire en silence.
VOIX D'ENZO (off) : « Chère Maman, j'espère que cette lettre te trouvera en forme. J'imagine que mon départ t'a surpris et t'a certainement aussi beaucoup choquée. Je te demande pardon pour le mal que j'ai pu te faire. Mais je n'avais plus le choix. Je ne pouvais plus supporter les menaces et les coups. Jamais ils n'auraient pu encore m'accepter et ils auraient réussi finalement à se débarrasser de moi d'une manière ou l'autre. Oui, je suis certain qu'ils voulaient et qu'ils seraient parvenus à me détruire. Il fallait que ça se termine de quelque façon que ce soit. J'ai beaucoup réfléchi et j'ai choisi celle qui me paraissait la moins pire. En tout cas pour moi. Crois-moi, ça n'a pas été facile et ça ne l'est toujours pas. Mais aujourd'hui, je peux croire en un avenir dans lequel je me construirai librement. Je peux dorénavant prétendre vivre enfin sans avoir toujours peur. J'y travaille chaque jour. Il faudra du temps, mais j'ai bon espoir à présent. Chère petite maman, je voudrais que tu saches combien je t'aime et combien il m'est difficile d'être séparé de toi. Quoi qu'il en soit, je pense à toi tous les jours et c'est ton souvenir qui me permet aujourd'hui d'avancer dans la vie. Ton fils Enzo. »
Une pause.
La Mère reste quelques instants comme ailleurs. Puis elle replie lentement la feuille, la glisse dans l'enveloppe et remet celle-ci dans sa poche de tablier. Elle se lève ensuite, ramasse les assiettes et les couverts, puis entreprend de nettoyer la table pendant que le Père et Jean restent absorbés et inertes face à une télévision qui balance des titres inquiétants aux actualités et dont les images défilent de plus en plus vite et le son va croissant avant brusquement un noir et un silence complets.
Refrain et quatrième et dernier couplet et final de Aux armes et cetera de Serge Gainsbourg.
21 avril 2025