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Nicolas Raljevic

ICH BIN EIN GAZANER

Février 2025

 

 

1

      Les comédien.ne.s attendaient déjà sur la scène, bavardaient par petits groupes dispersés, se déplaçaient, détendus. Ils se rapprochent et entourent le metteur en scène à son appel.

      Allez, approchez, venez, rassemblez-vous autour de moi. C'est bon ? J'aimerais vous préciser rapidement pourquoi on est là. On peut y aller ?

      Vas-y, on t'écoute.

      Bon, j'explique. Ce sont deux mondes. Par certains côtés, ils parlent de la même chose. Mais ils sont aussi très différents et la disent différemment. Il y en a un qui subit, et l'autre qui en parle. Le premier n'a pas les mots. Le deuxième n'a que les mots. Ce sont donc deux mondes qui restent étrangers l'un à l'autre, on pourrait même presque dire aujourd'hui indifférents l'un à l'autre.

      Ils se rencontrent ?

      Non, ils ne le peuvent pas. Ils peuvent juste tenter de s'imaginer l'autre monde. D'une certaine manière, ils sont opposés. Ou plutôt, tout les oppose. Ils comprennent ainsi l'autre d'abord comme une négation d'eux-mêmes et de leur environnement.

      Et sur scène ? Comment ça se présente ?

      C'est le public qui passe de l'un à l'autre. C'est d'ailleurs lui le seul liant véritable. Sinon, en fait, ces deux mondes s'ignorent. Encore plus même qu'ils ne peuvent l'imaginer.

      Et nous ?

      Vous êtes tantôt d'un monde et tantôt de l'autre. Il vous faut vous dépêcher entre les scènes pour vous changer. J'entends, pour vous changer physiquement et mentalement. Cela suppose une certaine agilité de votre part.

      Et concrètement ?

      Concrètement, toi par exemple, tu es le Père. Tu recherches ton enfant qui a disparu. C'est devenu ta seule préoccupation. Cela te prend toutes tes forces, toute ta vie présente. Tu marches, tu marches beaucoup. Sur la scène mais aussi dans la salle, parmi le public. Contrairement aux autres, tu es le seul à ne jouer qu'un personnage. Il faut que ton esprit soit vidé au fil du texte. Un vrai zombie. Rien ne peut plus te détourner de ton enfant. Ce qui t'entoure a très bien pu exister toujours. Ou ne jamais exister. Ça t'est d'ailleurs finalement devenu complètement égal.

      Et nous ?

      Vous êtes pour une part des rencontres, pour l'autre vous relevez de l'autre monde.

      Des rencontres ? C'est-à-dire ?

      Vous, vous avez fini par accepter d'une certaine manière et contrairement au Père l'existence que vous vivez. Vous êtes la vie qui s'accroche encore dans ce premier monde. Du moins, la vie qui vous reste encore. Vous allez croiser le père. Mais vous ne compterez bientôt plus pour lui.

      Et pour l'autre monde ?

      Dans l'autre monde, vous devenez des gens posés, des personnes honorables. Le médiateur dans un exposé sur un plateau médiatique ou l'un des intervenants, un expert tel qu'on en rencontre invité pour n'importe quel sujet dans les journaux télévisés ou sur les thématiques de certaines émissions d'actualités.

      Un exposé ? Un exposé sur le premier monde ?

      Parfaitement. Vous avez les mots pour expliquer ce que vous ne connaissez pas, pour expliquer qui est par exemple ce Père qui vous est à présent pourtant impénétrable. Vous parlez, vous dites des choses.

      À quoi bon tout cela si ces deux mondes ne se comprennent pas ?

      Tout cela justement parce qu'ils ne se comprennent pas.

      J'avoue que je ne comprends pas non plus.

      Eh bien, c'est tant mieux. Car ce n'est ni à toi ni à moi d'en juger. Et c'est là précisément en quoi consiste ton rôle.

      Et on commence quand ?

      C'est déjà commencé.

2

      Bruits de guerre au loin. Le Père et la Mère.

      Ne t'arrête pas.

      Je n'en peux plus. Tout cela ne sert à rien.

      Il faut marcher encore.

      À quoi bon. C'est fini. Il faut l'accepter, il faut se résigner. Nous ne le retrouverons jamais.

      Non, ne dis pas ça, je suis sûr que nous le retrouverons. Nous devons chercher encore, avancer. Allez, relève-toi. Appuie-toi sur moi.

      Laisse-moi. Je suis épuisée. Je ne veux plus marcher. Je vais rester là et attendre que tout se termine. C'est inutile. Ça ne sert à rien. Autant en finir maintenant. Cela fait des jours que nous marchons, que nous interrogeons et que nous interrogent à leur tour les gens que nous croisons, que nous fouillons les débris des bâtiments, soulevons les branches tombées au sol, retournons la terre. Et rien, en vain ! Je n'ai plus la force de poursuivre. Je reste ici, pas la peine d'aller plus loin, pas la peine d'insister. Je n'y crois plus. Je n'y crois plus, tu entends ?

      Il faut pourtant que nous sachions ce qu'il s'est passé. Pourrais-tu encore vivre sans savoir ? Pourrais-tu supporter de rester toujours dans le doute ?

      Quoi ! Que m'importe de vivre encore. La mort me libérera.

      Je t'en prie, reprends-toi. Il le faut. Tu le dois. Quelqu'un sait certainement quelque chose. Quelqu'un l'a certainement rencontré, l'a vu, lui a parlé. Nous ne pouvons pas abandonner. S'il vit nous le trouverons. S'il n'est plus, nous l'enterrerons. Il n'y a pas d'entre-deux. Nous devons continuer. Ou alors, c'en est fini de nous aussi.

      Tu te fais des illusions. Nous n'avons rien pour le chercher. Pas même une photo. Rien. Juste la description d'un garçon de onze ans comme il en existe des milliers et des centaines de milliers d'autres autour de nous. S'il est mort, il est déjà poussière. S'il est vivant, dans quel état est-il encore ? Et comment serait-il vivant ? Tout est détruit, tout est en cendres et en sang. Et pourtant ça continue. Tous les jours, toutes les heures, tout le temps. Ils déterrent les morts, détruisent à présent des destructions, bombardent ce qu'ils ont cent fois déjà bombardé. Non, je n'y tiens plus. Il n'y a pas de mots suffisants pour convaincre les bombes et les flammes. J'en ai assez. Je reste ici et j'attends la fin. Ce n'est pas la peine de continuer à se traîner ainsi, comme des bêtes, pire que des bêtes, ce qu'ils ont voulu faire de nous, ce qu'ils ont fait de nous, ce que nous sommes maintenant. Ils ont gagné. Qu'ils me tuent donc. Qu'importe. Ils m'ont pris mon fils, qu'ils me prennent aussi, que je le rejoigne, que tout cela cesse.

      Je t'en prie. Il faut essayer de vivre. Pour lui. Pour moi.

      Il y a longtemps que ce n'est plus une vie. Nous avons vu partir tant de monde, tant des nôtres. Ceux-là ne souffrent plus à présent. En vérité, je te le dis, je redoute plus cette vie que ma mort aujourd'hui.

      Je ne peux pas céder. Ce sont eux les bêtes. Oui, ce ne sont plus des hommes. Des assassins. Des loups. Je veux retrouver mon enfant. Je suis sûr qu'il est vivant. Je le sens. En moi. Parce que le sort ne peut pas être si cruel. Nous avons déjà tellement souffert, tellement pleuré. Il doit rester une flamme, un espoir. Je veux y croire. C'est tout ce qui me reste en moi. Je vais continuer à le rechercher, jusqu'à ce que je le trouve. Parce que je suis son père. Parce que je ne peux pas faire autrement. Parce que je ne veux pas qu'ils s'imaginent déjà vaincre l'homme que je suis. Parce que je vaux mieux qu'eux.

      Je suis sa mère. Mais j'ai vu trop d'horreurs pour pouvoir encore imaginer qu'il vive. Mort, il est enfin en repos. Il est parti et n'a plus à affronter l'enfer sur cette terre. C'est le seul bien que je peux encore lui souhaiter. C'est celui que je demande à mon tour.

      Je ne m'arrête pas. Je vais le chercher encore. Reste ici, reprends des forces. Je trouverai notre enfant et je reviendrai avec lui. Je trouverai notre enfant et nous recommencerons à vivre, nous réapprendrons. J'irai partout, je demanderai à tous ceux que je rencontrerai, je ne reculerai pas. Et quand je l'aurai trouvé, il me sera alors égal de mourir. Mais pas avant. C'est ma dernière raison de vivre. Reste ici. Attends-nous. Je ramènerai notre garçon, je te le promets. Nous étions peut-être destinés à traverser cette épreuve. Le monde ou un dieu nous l'a imposée. Femme. Protège-toi, prends soin de toi. Tu es ma vie, tu es la sienne. Je suis toi, tu es moi. Quand je l'aurai retrouvé, nous nous retrouverons aussi tous les trois. Fais-toi une place dans ces décombres. Rapproche-toi de ces gens qui sont là et ne peuvent plus partir nulle part. Survis comme tu peux. Je reviendrai te chercher quand j'aurai trouvé notre fils.

 

      Noir.

3

      Lumière. On imagine un plateau pour une émission de télévision ou de radio. Une table, trois fauteuils. Une bouteille d'eau et un verre devant chaque fauteuil. Un présentateur et deux experts. Le ton est docte, parfois à la limite de la pédanterie.

      De plus en plus, des voix s'élèvent pour accuser ce qui occupe nos actualités quotidiennement depuis déjà de longs mois et que certains n'hésitent plus aujourd'hui à qualifier de génocide. Ce soir, nous allons avec nos invités tenter de comprendre avec vous ce qu'on peut appeler génocide et ce qui n'en relève pas. Mais permettez-moi d'abord de vous présenter nos deux invités, éminents spécialistes sur cette question. Madame Yehudi professeur de droit international à l'université d'Assas...

      Bonsoir.

      … et monsieur Earabiun, docteur et enseignant en Sciences politiques à l'université de la Sorbonne.

      Bonsoir.

      Madame, commençons par vous, une question directe : comment définit-on aujourd'hui un génocide ?

      Ce n'est pas si facile de répondre à cette question. Le mot de génocide a été proposé en 1943 par un juriste polonais, Raphael Lemkin. À l'époque il correspondait plus ou moins à ce qu'on nommerait aujourd'hui un ethnocide. Avec une telle définition, on ne compte plus les massacres dans l'histoire qui gagneraient ainsi à la détermination de génocide. Le terme prend son sens plutôt au cas par cas. On imagine un peu rapidement aujourd'hui dans l'opinion publique que des atrocités et des crimes de guerre suffisent pour qualifier ces exactions de génocide. Cependant, le mot recouvre des réalités bien plus complexes dans le droit international. Ainsi, que cela soit la guerre d'Algérie de 1954 à 1962 ou encore celle du Vietnam de 1965 à 1973, - nous connaissons tous les horreurs commises, aussi bien en termes de massacres et de tortures contre les populations que d'armes utilisées comme le napalm par exemple – la qualification de génocide n'a pas été retenue. Certains ont pu distinguer des « massacres génocidaires » en Algérie sans pour autant avancer le terme de génocide parce que les critères n'étaient pas suffisants. En effet, encore faut-il prouver l'intention génocidaire pour affirmer qu'il y a génocide, une intention explicite de détruire tout ou partie d'un groupe humain qu'il soit national, religieux, ethnique ou racial. Cette question de l'intention est héritée de la guerre froide alors que les États-Unis et l'URSS craignaient de se voir un jour traînés devant un tribunal à cause de crimes passés ou futurs et elle a alors été ajoutée à la Convention de Nations Unies. C'est donc avec beaucoup de prudence que les tribunaux énoncent l'éventualité d'un génocide.

      Pardonnez-moi, mais comment ne peut-on qualifier certains conflits passés ou actuels comme génocidaires ? Nous voyons chaque jour des images contre les populations civiles, nous entendons des témoignages qui rapportent des horreurs commises contre des innocents sur des bases ethniques aussi bien par des armes classiques que par le recours à des actes de privations de nourriture et d'accès à l'eau potable...

      Certes, mais il ne suffit pas encore de prouver une intention génocidaire, il faut en plus qu'aucune autre explication ne soit retenue. Que la guerre soit chose horrible, c'est dans sa nature, je dirais. De là à parler de génocide, il y a une marge que je ne franchirais pas. Pour certains historiens, un génocide doit être avant tout programmé, systématique et radical. Ce sont les cas du génocide arménien, de la Shoah et du massacre des Tutsis au Rwanda. En fait, il faut savoir que la première condamnation formelle pour génocide ne date que de 1998, contre Jean-Paul Akayesu pour son rôle dans le génocide rwandais de 1994.

      Professeur, vous-même, vous accordez-vous avec cette restriction apportée à la notion de génocide ?

      J'entends ce que dit ma collègue. En effet, il n'est pas simple de définir ce qui relève d'un génocide ou non. Ainsi en ex-Yougoslavie, la Cour internationale de Justice a estimé que chacune des parties dans les conflits des années 1990 s'était livrée à des meurtres et des violences sans pour autant que soit franchi un seuil à partir duquel le mot de génocide était fondé. Sauf pour le cas du massacre de Srebrenica au cours duquel 8000 Bosniaques ont été exécutés tandis que femmes et enfants étaient déplacés. Car ici, l'intention génocidaire était clairement démontrée. Mais selon moi, il ne faudrait pas non plus limiter la définition de génocide à ce seul critère du droit international. Car qu'est-ce ce qui peut être considéré comme l'expression de l'intention d'un État ?

      C'est-à-dire ?

      Il est évident qu'il est très difficile de démontrer une intention génocidaire. Chacun se garde bien en connaissant le droit international de formuler explicitement une telle volonté. C'est toujours voilé, sous-entendu. Vous vous doutez que les États et leurs représentants ne nous accordent généralement pas de déclarations ou d'appels au génocide de manière claire. Le plus souvent, les ordres de massacres n'existent pas et ce sont plutôt de simples incitations qui prêtent à interprétations.

      Mais les actes seraient-ils donc accessoires ? C'est pourtant eux qu'on juge.

      En effet, mais il est rare que les hauts responsables assument. On peut poursuivre ceux qui ont massacrés, moins souvent ceux qui les ont armés et poussés à l'acte. Aussi aberrant que cela vous paraisse, Hitler n'a jamais donné un ordre d'extermination des juifs ou des Tziganes. Et pourtant, celles-ci ont bien eu lieu.

      Pour compléter les propos de mon collègue, il faudrait tout de même mentionner l'accusation de génocide présentée par l'Afrique du Sud contre Israël et soutenue par plusieurs pays dans le monde : les décideurs israéliens se sont rendus coupables de nombreuses déclarations génocidaires qui ont été suivis pas des actes tels que famines organisées, nettoyage ethnique, bombardements de zones dites « protégées », destructions systématiques de bâtiment publics comme des hôpitaux ou des écoles et d'habitations. Les Palestiniens sont devenus aujourd'hui dans le discours du pouvoir israélien les juifs du discours hitlérien. L'accusation de génocide est ici tout à fait recevable. Bien sûr, personne n'a jamais commandé explicitement aux soldats israéliens du corridor de Netzarim entre Israël et la Méditerranée de tuer des innocents, de tirer sur des enfants, mais ceux qui le font savent qu'on ne le leur reprochera pas. Mieux encore, ils en sont même fiers. Il règne par ailleurs parmi les soldats et les civils israéliens une certaine anarchie qui favorise les passages aux actes les plus odieux. Il est de plus effrayant de constater que ces actes génocidaires sont d'ordinaire perçus par leurs auteurs comme de l'autodéfense contre leurs victimes.

      On peut en effet compter le conflit israélo-palestinien parmi les génocides, même si le gouvernement israélien conteste cette appellation. De même, l'Europe qui considère Israël comme un partenaire privilégié dans la lutte contre l'antisémitisme devra bien un jour s'interroger sur les honneurs qu'elle rend aux victimes d'un génocide passé aux côtés des responsables d'un génocide actuel.

      Ne faudrait-il pas mieux alors élargir la notion de génocide à toute action visant à empêcher un groupe humain d'exister, sans nécessairement requérir dans cette définition une volonté d'anéantissement total ?

      Indéniablement. Mais même sans cela, ce qui se passe depuis le 7 octobre 2023 à Gaza relève totalement d'un génocide. Le Hamas attendait qu'Israël se livre à ces atrocités d'ampleur pour que l'opinion publique mondiale se retourne contre elle. C'est réussi. Le rejet aujourd'hui d'Israël n'a jamais été aussi fort. Et pour des raisons internes aussi. Car Netanyahu n'a pas hésité cyniquement au sacrifice de ses concitoyens et aux massacres contre les civils palestiniens pour prolonger sa survie politique. Il faudra bien cependant qu'un jour Israël comprenne l'horreur qu'elle a infligée aux Palestiniens. Car ce génocide salit dorénavant l'histoire israélienne et cela restera pour toujours.

4

      Le Père épuisé, traînant des pieds. Dans la salle.

 

      Eh, l'homme ! Attends. Dis-moi, où sommes-nous ici ?

      Ici ? C'est ce qu'il reste du quartier des Oiseaux. Ceux-ci se sont envolés depuis longtemps et ne reviendrons plus. Les explosions ont remplacé leurs chants. Des cratères sont apparus où se dressaient les arbres dans lesquels ils nichaient. Ils ne supportaient plus les tirs, s'envolaient en nuées craintives au moindre coup de feu et ont fini par ne plus pouvoir se poser. Ils ne pouvaient plus vivre ici et ils s'en sont allés. Mais nous, nous n'avons pas d'ailes, nous ne savons pas voler, alors nous sommes restés ici, prisonniers. Nous avons creusé des trous, pour nous enterrer, pour nous cacher. Ce n'est plus le quartier des Oiseaux, c'est celui des rats que nous sommes devenus.

      Beaucoup de monde a fui le Nord du pays quand l'horreur s'est déclenchée. Les gens pensaient qu'ils seraient plus en sécurité au sud. Je cherche mon fils. Il a suivi la foule sous les bombardements. Nous l'avons perdu. Sais-tu qui pourrait ici me renseigner ? Y a-t-il quelqu'un qui recense les réfugiés ? Existe-t-il par ici un endroit où les gens égarés déposent des messages à l'adresse de ceux qui les recherchent ?

      Beaucoup de monde recherche quelqu'un aujourd'hui. Les seuls qui ne cherchent plus ont enterrés les leurs. Puisse enfin la paix leur revenir. Nous n'avons plus rien. Tu es là devant moi debout sur ma maison. Tout a été rasé. Il ne reste rien. À part moi, plus personne. J'ai mangé les derniers chats. J'ai mangé ensuite tout le papier que j'ai trouvé. J'ai peut-être avalé aussi celui qui indiquait où était ton fils. Je ne sais pas. Mais je n'ai pas mangé les morts. Je me nourris à présent de la terre. De notre terre. Je suis tout ce qu'il reste ici de ce pays.

      Par quelle route sont allés ceux qui fuyaient les bombes ?

      Il n'y a plus de route.

      Alors montre-moi de la main.

      C'est par là. Suis les bagages éventrés. Suis les voitures et les charrettes abandonnées. Suis les ossements blanchis des gens et des chiens.

      Sais-tu à quelle distance se trouvent les hommes à présent ?

      Continue dans cette direction, si malheureusement tu survis, tu sauras que tu approches quand tu croiseras les premiers charognards.

      Si malheureusement je survis ?

      Ici, les bombes ne tuent plus personne parce qu'il n'y a plus personne à tuer. Où tu te rends, l'horreur se repaît encore de nombreuses vies. Or qui peut supporter l'insupportable après l'avoir connu une première fois ? Qui peut préférer encore cela à la mort s'il est vraiment un homme ?

      Je cherche mon fils, je dois le ramener à sa mère. Il faut que j'y aille.

      Heureux soient peut-être ceux qui cherchent encore. Peut-être. Moi, je n'ai plus rien à chercher. Il ne me reste juste qu'à attendre. Être là. Vivre et mourir. Car c'est devenu pour moi à présent la seule et même chose.

      Tu pourrais aussi me suivre, rejoindre les hommes ?

      Non, je ne veux plus être avec les hommes. Je ne le peux plus. Je ne suis pas un homme. Je suis un rat. Et je préfère encore être un rat. Loin des hommes. Loin des horreurs dont les rats eux-mêmes ne sont pas coupables.

      Je dois partir. Merci à toi.

      Ne me remercie pas. Car on ne remercie pas les rats. Peut-être le devrait-on pourtant plutôt que d'être encore reconnaissants aux hommes maintenant que nous savons tout ce dont ils sont capables.

      Adieu.

      Dieu n'existe plus par ici.​​

5

      Un peu plus loin.

​​

      Bonjour, mon frère.

      Bonjour.

      Comment vous sentez-vous ?

      Pourquoi me demandez-vous cela ?

      Pourquoi ? Mais que pourrais-je vous demander d'autre ?

      Je suis à la recherche de mon enfant.

      Nous sommes tous en recherche de quelque chose ou de quelqu'un. Qui n'a pas perdu quelque chose ou quelqu'un dans notre vie aujourd'hui ?

      Vous êtes d'ici ?

      Ici ? C'est où ici ? Ici ou là-bas, il n'y a pas de différence. Partout les mêmes paysages et les mêmes gens. La ville a été effacée, tout comme sa population. Nous sommes dorénavant nulle part. Hors du monde. Hors de l'humanité. Est-ce que je suis d'ici ? En tout cas, je ne suis pas parti, si c'est ce que vous me demandez.

      Je cherche mon enfant. Je l'ai cherché partout et ne l'ai toujours pas retrouvé. C'est mon fils unique.

      Moi, j'ai eu de la chance. Je n'ai perdu que deux enfants. Ils sont morts sous la maison. Une bombe au petit matin. Ils ne se sont pas réveillés. C'est eux cette puanteur que vous respirez. Je n'ai pas pu soulever les énormes dalles de béton qui les ont écrasés. Oui, j'ai eu de la chance : il m'en reste deux autres.

      Je voudrais savoir ce qu'il est devenu. Je voudrais le ramener à sa mère qui l'attend.

      J'ai de la chance car ma femme n'a pas souffert quand la grenade l'a fauchée alors qu'elle ramassait des herbes maigres pour nous faire une soupe.

      Sauriez-vous si un enfant étranger traîne en ces lieux ?

      Beaucoup n'ont pas retrouvé ceux qu'ils avaient quittés. Beaucoup n'ont pas revu ceux qui les avaient quittés. Moi, j'ai eu de la chance : j'ai recueilli les os blancs de ma mère avant que les chiens errants les dévorent. Beaucoup de gens aussi m'envient pour cela.

      Je suis désolé.

      Ne le soyez pas. J'ai eu de la chance : j'ai trouvé un endroit où l'enterrer.

      S'il est mort, j'aimerais ramener son corps pour l'ensevelir.

      Je vous le souhaite. Moi, j'ai eu de la chance : j'ai retrouvé le corps complet de mon père, avec sa tête, ses bras et ses jambes. Heureusement, il faisait froid. Cela l'a conservé plus longtemps.

      Puis-je vous aider en quelque chose ?

      Non, je ne me plains pas. J'ai eu de la chance parce que j'ai trouvé la fosse remplie d'eau d'une canalisation éventrée par un obus. J'ai eu de la chance parce que j'ai tué un serpent qui était entré sous la tente avant qu'il ne morde l'un d'entre nous. J'ai eu de la chance parce que personne ne nous a arrêtés pour l'instant et dévalisés du peu qu'il nous reste.

      Je vais suivre ma route à la recherche de mon enfant. Prenez soin de vous et des vôtres.

      Ne vous en faites pas donc pour moi. Je suis quelqu'un de très chanceux.

      Adieu, donc.

      Va en paix, mon frère, si cela peut encore exister.

6

​​

      Retour sur le plateau.

 

      Mais comment peut-on en arriver à accepter et à cautionner aujourd'hui un génocide ? Après la Shoah, autour de laquelle nous avons tous été éduqués, qui aurait pu il y a encore peu de temps imaginer que nous serions maintenant les témoins de nouvelles atrocités comme celles rapportées au Proche-Orient ?

      Notre monde a brutalement changé au cours de ces dernières années. La perspective d'une guerre, non seulement à l'étranger, mais aussi d'une guerre dans laquelle nous serions impliqués, s'est implantée dans nos mentalités. Nous semblons à présent nous réveiller d'une léthargie qui a duré depuis la Seconde Guerre mondiale en Occident. Mais nos pays ont participé à de nombreuses guerres depuis, et même si ces dernières ne se déroulaient pas sous nos fenêtres, nous ne pouvons pas nous exonérer de toute responsabilité dans l'état actuel du monde. Nous sommes en effet dorénavant entrés dans une nouvelle et monstrueuse normalité du monde.

      Je suis mon collègue sur ce principe de responsabilité collective. Encore faut-il y distinguer différents niveaux. Si le résultat est le même, ce n'est tout de même pas la même chose de détourner les yeux des massacres de populations civiles en Ukraine ou à Gaza – mais il faudrait cependant aussi distinguer ici notre perception de ces deux exemples : nous n'avons pas d'images de Gaza, et cet aveuglement nous a confortés dans notre surdité – et de collaborer indirectement de près ou de loin aux assassinats sur le terrain.

      Mais ce principe de responsabilité collective est pourtant devenu l'alpha et l'oméga des discours bellicistes. Comment peut-on aujourd'hui justifier le massacre d'enfants parce qu'ils seraient coupables dès leur naissance ? On trouve sur les réseaux sociaux de nombreux profils de mères de familles posant sur des photographies avec leurs enfants et qui applaudissent à la mort d'enfants palestiniens sous prétexte que ce sont des terroristes ! Aujourd'hui, les criminels ne sont plus seulement les fanatiques du Hamas qui ont perpétré les crimes du 7 octobre, mais tous les Palestiniens – et les enfants y compris. Chaque jour, les preuves s'accumulent contre Israël pour démontrer une volonté d'anéantissement totale de la population de Gaza – la confirmation d'un génocide.

      Certes, Himmler estimait qu'il fallait tuer les enfants juifs pour éviter qu'ils se vengent plus tard. Mais comment en arrive-t-on à obtenir le soutien de toute une population ? Comment des gens honorables peuvent-il en même temps soutenir les pires horreurs ? Nous connaissons les travaux de Milgram sur la soumission à l'autorité ou l'expérience de Ron Jones sur l'instauration d'un système totalitaire. Nous l'avons déjà dit : les Palestiniens sont devenus dans le discours du pouvoir israélien les Juifs du discours hitlérien. Les dirigeants israéliens ont régulièrement poussé leur population à la haine contre les Palestiniens. Les soldats de Tsahal ont été souvent invités à franchir tout cap moral. Ce n'est pas seulement un génocide dont il s'agit, mais aussi d'un légicide, à savoir la destruction des limites légales de la guerre. On a ainsi abaissé toute morale et apaisé la conscience des militaires ou même de certains civils fanatisés. De là découlent sans cesse de nouvelles variations dans l'horreur. Ce sont les joyeuses tueries, au sens nietzschéen du terme, qui veulent anéantir les impuissants. Une déshumanisation des victimes est effectivement indispensable pour qu'un sniper tire une balle en pleine tête d'un enfant. Les selfies des soldats qui posent devant les corps de leurs victimes torturées ou assassinées doivent nous interroger : c'est une chose de massacrer des civils, mais de là à s'en vanter et à en rire ? Les Palestiniens ne seront pas les seuls à devoir se remettre de ce génocide – mais l'humanité toute entière. Et à cette question sur les crimes commis contre les Palestiniens, il faut ajouter qu'elle concerne un débat auquel la plupart des Israéliens ne sont pas aujourd'hui conviés.

      Mais nous-mêmes, face à cela ?

      Nous avons soutenu un camp contre l'autre pendant longtemps avant de reconnaître l'intolérable. Et encore ! Bien sûr, le 7 octobre nous a marqués. Mais face à la riposte des autorités israéliennes, qui ont aussi – répétons-le – privé le monde d'images en provenance de Gaza, et cela en ciblant ouvertement les journalistes qui étaient présents au début des bombardements massifs des structures et des populations, nous nous sommes alignés sur la politique d'Israël, participant ainsi indirectement à une accusation implicite de complicité massive de la population gazaouie. Par comparaison, au même moment où nous dénoncions les massacres russes en Ukraine, nous participions moralement à ceux du pouvoir israélien à Gaza. Il y eut même un temps où une accusation contre la politique israélienne en France semblait parfois se retourner un peu trop rapidement en accusation ou au moins en suspicion d'antisémitisme ! La France actuelle a longtemps refusé de voir en deçà et au-delà des abominations du 7 octobre. C'est aussi notre responsabilité : nous avons soutenu un temps les dirigeants israéliens au-delà de toute conscience morale. Les raisons sont à rechercher dans notre propre histoire pour une part, dans celle d'Israël depuis 1948, ainsi que dans notre partenariat et notre amitié avec l'État israélien. Peut-être aussi dans une certaine dose de racisme anti-arabe en ce qui concerne la France encore engoncée dans son passé colonial. Je vous rappelle qu'à ce jour nous n'avons toujours pas reconnu l'État palestinien et au vu de la situation présente nous n'aurons peut-être jamais à le reconnaître. Et cela, comme vous le savez, contrairement à d'autres pays européens peut-être moins partiaux ou plus résolus que nous autres.

7

      Dans la salle. Le Père poursuit sa quête.

 

      N'approchez pas ! Qui êtes-vous ?

      Ne craignez rien. Je ne veux aucun mal à personne. Je suis un père qui recherche son enfant. Et vous ? Êtes-vous d'ici ?

      Non... Je viens de l'autre côté des barbelés.

      De l'autre côté... Mais... Que faites-vous donc en ce lieu ?

      Comme vous. Je suis une mère qui recherche son enfant.

      Ici ? Était-il soldat ?

      Non. Il a été enlevé.

      Il a été enlevé ? Fait-il partie de ces otages pour lesquels nous autres mourrons ?

      Il fait partie des gens qui meurent ici sous les bombes.

      C'est vrai. Nous sommes tous enfermés ici dans le même chaudron. Deux camps, mais les mêmes souffrances.

      Moi, je ne suis d'aucun camp. Je veux retrouver mon enfant, le serrer dans mes bras, rentrer avec lui et vivre en paix. C'est tout.

      Je comprends. Excusez-moi. Il est devenu difficile d'empêcher sa raison de dérailler. Savez-vous où chercher ?

      Je n'ai plus de nouvelles depuis longtemps. Il est prisonnier aujourd'hui si ce n'est déjà mort. J'erre depuis longtemps en espérant qu'on me le rende.

      Vous espérez qu'il vous sera rendu simplement en le demandant ?

      Je veux savoir ce qu'il est devenu. S'il vit, je supplierai ces geôliers aussi longtemps qu'il le faudra. J'évoquerai leurs mères et leurs souvenirs filiaux. J'invoquerai leur dieu si cela peut aider à quelque chose.

      Ils vous tueront avant. Ce sont des fauves. Ils nous tuent nous aussi dès qu'on s'oppose à eux. Ils valent bien ceux des vôtres qui nous écrasent sous les bombes. Ce n'est pas la mère qu'ils verront en vous mais le diable. N'attendez rien de leur clémence, ils ne sont pas humains. Vous pouvez juste représenter pour eux éventuellement une monnaie d'échange.

      Si mes prières et mes larmes n'obtiennent rien, j'accepte de me livrer à eux pour rester auprès de mon enfant. Je n'ai plus rien qui m'attache à la vie si ce n'est lui. S'il n'y a pas d'autre solution, qu'ils me prennent aussi afin que je partage sa souffrance, pour qu'à ses côtés je puisse le chérir, le soigner, le protéger.

      Ils ne vous emprisonneront pas seulement. Vous risquez aussi de leur offrir plus que votre liberté.

      Mon corps ? Je n'ai pas peur. Le corps d'une mère n'est-il pas voué à subir les souffrances de son enfant ? Mon âme ? Qui peut se targuer aujourd'hui dans cette région du monde d'épargner son âme ? C'est un risque que je suis prête à courir si c'en est le prix pour retrouver mon enfant.

      Je ne sais quoi vous dire. Vous vous exposez à un grand danger. Tant de gens ont le cœur gangrené par la vengeance que vous ne pouvez attendre aucune compassion de ce côté des barbelés, tout comme je n'en attendrais pas moi-même de l'autre côté. Mais je cherche également mon enfant et je ne saurais dire à quoi je serais prêt pour le retrouver. Oui, je vous comprends. Il est terrifiant de réaliser à quel point nous sommes nombreux à présent plongés dans une telle impasse mortelle. J'espère que vous retrouverez votre enfant vivant et qu'un jour vous pourrez vivre en paix. J'aimerais espérer aussi que nous pourrons tous vivre un jour prochain en paix. Mais en vérité je n'ose y croire vraiment. Il me semble que tout cela ne pourra plus jamais s'arrêter, que personne ne peut plus rien faire pour museler les armes et les haines. Que tout est allé trop loin pour un retour à la normale. La normale, c'est celle-là maintenant, ce que nous vivons quotidiennement. Un même jour sans fin. Parler d'humanité aujourd'hui n'a plus aucun sens. Nous sommes tous devenus des bêtes, tantôt prédateurs ou tantôt proies, à lutter pour une survie aléatoire. Que la chance soit néanmoins avec vous.

      Merci. Qu'il en soit de même pour vous.

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8

      Un peu plus loin.

 

      Ne bouge plus ou tu meurs !

      Ne tirez pas !

      Tu es armé ? Lève les bras que je te fouille.

      Non, je ne porte pas d'arme.

      Qui es-tu ? Que viens-tu faire ici ?

      Je suis un père qui cherche son enfant.

      Ici ? Pourquoi serait-il ici ? Tu ne serais pas plutôt un espion ? Parle, ou je te tue !

      Non, je suis seulement en quête de mon enfant.

      Tu mens ! Il y a longtemps qu'il n'y a plus d'enfants par ici. Seuls restent des combattants. Ou des espions.

      Je ne suis pas un espion.

      Je ne te crois pas. Que ferait un enfant ici ? Comment vivrait-il ? De quoi ? Avec qui ?

      Je ne sais pas. Tu poses des questions pour lesquelles je n'ai pas de réponse. Je marche depuis si longtemps. Peut-être aussi est-il mort. Si c'est le cas, je veux récupérer son corps et le rapporter à sa mère.

      D'où viens-tu ?

      Je ne sais pas non plus. Cela fait des mois que nous nous déplaçons. Ma femme est tombée d'épuisement. Je l'ai laissée seule pour continuer à chercher mon fils. Depuis des mois, je parcours tout ce territoire. Je ne sais pas non plus où je suis à présent. Je ne vois que des décombres sur mon chemin, je ne croise que des gens malheureux. Depuis des mois, je vis ici et maintenant. Non, je vis est un trop grand mot. Je me traîne plus exactement. Comme un animal. Depuis des mois, je me nourris d'herbes sauvages, je bois l'eau des flaques, je tremble sous le froid, je me terre sous le feu. Je ne sais pas d'où je viens et ne sais pas où je vais. Je sais seulement que je dois retrouver mon enfant. Savoir s'il est mort ou vivant. Le ramener à sa mère.

      Tu sembles en effet dans un piteux état. Et tu ferais un bien piètre espion.

      Je ne suis pas un espion. Je ne veux que mon fils.

      Ton fils ? Il n'y a plus personne ici en dehors des combattants. Tous les autres sont morts ou sont partis. Cela fait déjà longtemps. Si ton fils a été tué, tu ne trouveras pas même les restes de ses restes. S'il est vivant ici, il est maintenant un soldat et alors ce n'est plus d'abord ton fils mais celui de la guerre.

      Sa mère ne pourra jamais accepter une telle réponse et je ne pourrai jamais la lui donner.

     Il le faudra pourtant. Comme ma propre mère a dû l'accepter aussi, et comme beaucoup d'autres mères. Tu dois comprendre. Nous ne sommes plus des enfants, nous ne sommes plus simplement des fils ou des filles. La guerre nous a épousés. À présent, nous tuons et nous nous faisons tuer. C'est le contrat. Et on ne revient pas en arrière. Toi aussi, tu te feras tuer si tu restes ici. Tu dois t'en aller. Pars, je te dis.

      Je ne le peux pas. Je vais continuer à chercher. C'est maintenant la seule chose qui me reste à faire. Si je renonce, je n'ai plus de raison de vivre. Laisse-moi aller.

      Comme tu veux. Je t'aurai prévenu. Tu vas mourir.

      Il le faut bien un jour. Mais quel sens aurait encore la vie s'il ne fallait la passer qu'à fuir l'inéluctable ? Et mériterait-il encore le nom d'homme celui qui sacrifierait son enfant pour épargner sa vie ?

      De quoi parles-tu ? L'homme... ça n'existe plus aujourd'hui au sens où tu l'entends. C'est une illusion. Tout comme le mot vie. C'est là juste le vocabulaire d'un monde ancien et mythique qui a disparu noyé dans les flots du sang répandu. Il n'existe pas aujourd'hui de mots capables d'exprimer ce que nous subissons. Juste des cris peut-être. Regarde autour de toi. Il n'y a plus de quoi réfléchir. Le sang est la seule réalité maintenant. Seulement le sang. Assez parlé. Va-t'en, pars, et ne reviens pas. Car si je te revois par ici, je te jure que je te tue.

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9

 

     Le Père resté seul. Retour sur la scène.

      Vous tous qui me regardez, qui savez ma peine, quoi, vous me repoussez à présent ? Je vous fais donc peur ? Vous vous détournez d'un père qui ne se plie pas à l'oubli parce qu'il pointe aussi du doigt votre propre résignation ? Parlez ! Mais parlez donc ! Vous baissez les yeux. Vous tournez le dos. Répondez-moi ! Je suis à bout ! Qui pourra enfin me dire où se trouve mon enfant ? Silence. Toujours ce silence. J'ai parcouru toutes ces terres, fouillé toutes les décombres, interrogé tous les gens, mais rien, rien ni personne ne peut me révéler ce qu'il est devenu. S'il est mort, qu'on me le dise, si on n'a pas su me répondre qu'il était vivant. Il est mort ? Parlez, je vous en prie ! S'il est mort, je veux le voir mort, me soumettre face à son cadavre. S'il est mort, j'en veux la preuve. Oh, par charité et horreur de ma douleur, si quelqu'un sait où il repose, qu'il m'y conduise. Au nom du feu paternel, qu'on me prenne en pitié ; en celui de la justice, qu'on me vienne en aide ; que par humanité, on me permette d'apaiser mon cœur dans le réconfort ou le deuil. Est-ce donc impossible ? Est-ce trop humain ? Mais alors si les hommes ne méritent plus le nom d'homme, j'implore d'autres forces, je supplie tout ce qui nous dépasse, tout ce que l'humanité ignore encore, de me délivrer de ce désespoir sans fond. Mon enfant est-il mort ? Oui ? S'il n'appartient plus au monde des vivants, je suis prêt à affronter les morts pour le retrouver. Faut-il que je me tue, que je meure à mon tour pour retrouver mon fils ? Ne puis-je espérer que dans la mort savoir ce qu'il est devenu ? Est-ce que je dois à présent croire en la mort après avoir voulu m'attacher à la vie pour enfin percevoir un écho à ma quête ? Les morts sauront-ils mieux me recevoir que ne l'ont fait les vivants ? Si c'est le cas, je suis à eux, qu'ils me prennent, qu'ils m'emportent, je me livre entièrement. Mort, toi au moins m'entends-tu ? Tu as gagné, accueille-moi en ton étreinte, fais de moi ton serviteur, à toi la victoire, laisse-moi te ceindre le front d'un rameau d'olivier. Toi, si les autres ne le peuvent, réponds-moi, dévoile-moi mon enfant s'il est dorénavant ton hôte ! Par pitié ! Ô mort ! Je suis prêt pour le grand voyage. Prends-moi !

 

      Soudain, un gouffre s'ouvre devant lui dans un bruit de tonnerre. Des flammes font danser des lueurs dans la fumée. D'abord renversé au sol, effrayé, le père se relève lentement, puis pénètre après un moment d'indécision dans le gouffre et entreprend sa catabase.

      Noir.

​​

10

​​

      Lumière. Plateau.

 

      La France a exigé un cessez le feu et soutient la création d'un État palestinien aux côtés de celui d'Israël. Et pourtant vous semblez lui reprocher d'avoir exercé un service minimum ?

      Ce ne sont malheureusement que des déclarations qui ne prêtent pas à conséquence dès lors qu'elles n'engagent à rien, et particulièrement n'obligent pas les autorités israéliennes. On attendrait des mesures concrètes. La condamnation de l'apartheid en Afrique du sud était suivi en son temps de sanctions internationales. Dans le cas d'Israël, les livraisons d'armes et l'existence de soutiens internationaux se poursuivent et rendent la guerre toujours plus meurtrière. Par ailleurs, le chef de l'État français lui-même s'est depuis opposé au vote aux Nations Unies pour la création d'un État palestinien sous prétexte que le moment n'était pas opportun.

      Comment peut-on ainsi justifier une chose et son contraire ?

      Pour l'expliquer, je pense qu'il faut revenir au 7 octobre 2023. Deux interprétations se sont présentées immédiatement l'une contre l'autre à cette date. Dans la première, vous trouvez une accusation de pogrom qui justifie ensuite la volonté d'anéantissement du Hamas engagée par le gouvernement israélien dans un conflit qui depuis a largement débordé dans une guerre collective contre le peuple palestinien taxé dans son intégralité de responsabilité meurtrière, jusqu'aux enfants. Cette dénonciation d'une agression contre des juifs plutôt que contre des Israéliens a été largement reprise et entretenue par des hommes politiques et des intellectuels du monde occidental. Le président français lui-même a ainsi parlé du plus grave massacre antisémite de notre temps. Face à l'abomination, le droit à l'autodéfense de l'État d'Israël a ensuite cautionné une réaction militaire approuvée par les gouvernements occidentaux.

      Soulignons cependant que ce même droit à l'autodéfense n'avait jamais fait l'objet d'une même attention au sujet des Palestiniens victimes depuis des décennies des violences de l'État hébreu.

      En effet. Une seconde interprétation a présenté l'agression du 7 octobre comme un acte de résistance. Cette lecture ne doit évidemment pas occulter l'horreur des massacres commis contre des Israéliens ce jour-là. Mais cette incursion militaire a aussi été présentée comme une opération visant à desserrer l'étau du blocus qui opprimait la Bande de Gaza. C'est du moins ce qu'a avancé le Hamas. L'option militaire serait alors devenue une réponse à des décennies de privations et de violences, d'atteintes aux droit et à la dignité des Palestiniens.

      Et l'Occident aurait donc selon vous opté pour la première interprétation ?

      Nous parlons ici des gouvernements occidentaux. Mais il est clair que la police de la pensée y a imposé cette première version à la seconde. L'histoire s'est condensée autour du 7 octobre qui a dédouané Israël de toutes responsabilités antérieures et légitimé des représailles massives et immédiates. L'interprétation soutenue par le gouvernement israélien a été et est encore en partie aujourd'hui celle que reconnaissent les gouvernements et les médias occidentaux.

      Si je suis bien votre pensée, ces derniers seraient ainsi les complices de la politique d'anéantissement du pouvoir israélien ?

     C'est ce que je pense en effet. Les médias mainstream ont contribué largement à cautionner et accepter les exactions militaires d'Israël contre la population palestinienne. D'autant plus qu'Israël a muselé l'information en provenance de Gaza – rappelons que plus de 130 journalistes y ont été tués en près d'une année. De sorte que l'information à laquelle nous avons accès depuis Gaza est essentiellement celle que veut bien nous transmettre le gouvernement israélien. Ainsi, nous sommes invités à nous apitoyer sur le sort d'une centaine de malheureux otages israéliens mais restons relativement indifférents au chiffre de dizaines de milliers de civils gazaouis massacrés par Tsahal, d'autant que les chiffres des morts palestiniens proviennent du Hamas et sont d'office associés dans notre lecture à des meurtriers dont la crédibilité est très douteuse. Israël peut bien prétendre viser des membres du Hamas, elle utilise entre autres des armes explosives à large rayon d'impact qui ne peuvent qu'entraîner de très nombreuses morts civiles. Certaines attaques sont par ailleurs délibérément aveugles parce que sans objectif militaire réel, comme les nombreuses écoles ou les hôpitaux qui ont été visés. Les accusations portées par le gouvernement israélien contre les institutions et les structures humanitaires sont dérisoires mais ont des effets catastrophiques sur la population de l'enclave. Bien sûr, pas ou peu d'images nous parviennent alors. Clairement, nous sommes nous aussi déjà les sujets d'une déshumanisation des victimes palestiniennes ne serait-ce que par l'ignorance ou la désinformation dans lesquelles nous sommes maintenus suivant la volonté des autorités de Tel Aviv.

      Mais tout de même, de là à parler de complicité ?

      Tout dépend à quel niveau vous situez le niveau de responsabilité. Voyez par exemple comment la question de ce conflit a divisé l'échiquier politique en France. Très vite, une très large majorité de nos hommes et femmes politiques ont à juste titre condamné les massacres du 7 octobre. Seule ou quasiment, une partie de la gauche, qualifiée par certains d'extrême, a prétendu replacer cette journée dans un contexte historique plus large en ce qui concerne les droits des Palestiniens à l'autodéfense, à savoir donc de la seconde interprétation possible des événements. Ici, c'était la colonisation orchestrée depuis l'origine par l'État hébreu qui était la cause des tensions multiples depuis 1948 – et peut-être quelques cas d'antisémitisme avérés aussi. Mais déjà bien avant le 7 octobre, de nombreuses personnalités politiques et intellectuelles françaises associaient l'antisionisme à l'antisémitisme. D'autres y ont vu très vite une instrumentalisation idéologique destinée à empêcher toute critique à l'égard de l'État d'Israël. Si la définition de l'antisémitisme est relativement claire pour beaucoup de monde, chacun met un peu ce qui l'arrange dans celle de l'antisionisme. Du coup, bientôt, cette même gauche a été présentée sommairement comme antisémite par ses adversaires politiques. Et le terme a rapidement gagné les mentalités.

      Il ne faudrait pas bien sûr négliger l'impact de la Shoah dans notre mémoire collective pour comprendre la facilité avec laquelle cette confusion s'est développée et a pu être entretenue pour des raisons intérieures politiciennes. Ou extérieures. Car il est possible aussi que des intérêts sionistes y ont contribué pour justifier la guerre contre Gaza ou la Cisjordanie. Le CRIF par exemple...

      Le Conseil Représentatif des Institutions juives de France.

      ...Oui, le CRIF a ainsi longtemps été un interlocuteur choyé par nos dirigeants politiques. Or ses membres sur les réseaux sociaux se sont montrés eux aussi particulièrement virulents voire abjects pour justifier les crimes commis et se laisser aller à une rhétorique discriminatoire contre les Palestiniens. Indéniablement, ce que certains se sont permis d'exprimer relèvent pénalement de l'apologie de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Mais avez-vous jamais entendu parler en France au cours des derniers mois de poursuites judiciaires contre de tels propos à l'encontre des Palestiniens ? On peut ici légitimement s'interroger sur la réalité de deux poids, deux mesures.

      Selon vous, que peut-on attendre de la situation actuelle ?

      Si c'est encore de la France dont nous parlons, il faut reconsidérer notre soutien au gouvernement actuel en Israël. Notre lâcheté morale face à l'anéantissement de la population de Gaza est inacceptable. Il est évident aussi qu'une grande partie du monde n'acceptera plus de leçons venant de pays ayant couvert cette entreprise génocidaire. Nous aurons beau jeu dorénavant de nous vanter d'être le pays des droits de l'Homme, nous avons assurément perdu en crédibilité. Et nos voisins ne sont pas mieux lotis. Voyez comment l'Allemagne récemment par l'intermédiaire du président des conservateurs Friedrich Merz s'est dite prête à accueillir en visite le premier ministre israélien alors même qu'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale a été émis contre Netanyahu en novembre 2024 pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Et naturellement, Israël a aussitôt fait appel contre cette procédure en la rejetant comme une décision prétendument « antisémite ».

      Noir.

11

 

      La scène. Le Père avance dans le monde souterrain. Charon dans sa barque. Ombres et plaintes.

 

      Je suis maintenant entré dans le monde des morts. Le sol semble mugir, les murs trembler, des chiennes hurler. Courage ! Ici règnent le Deuil, les Remords, les Maladies, la Vieillesse, la Crainte, la Faim, la Pauvreté, la Mort et la Guerre. Mille fantômes monstrueux s'y rencontrent. Mais je ne dois pas reculer. J'approche d'une rivière. Une foule se masse ici et se presse sur la rive. Que veulent-ils donc ? Où vont-ils tous ? Un vieillard puant à l'allure diabolique dans une barque les repousse vigoureusement de sa gaffe, en embarque certains, en refuse d'autres. Des mères tendent des nouveaux-nés, des pères veulent embarquer leur épouse malgré la résistance du nautonier. Qui sont ces ombres ?

      Et qui es-tu toi-même pour le demander ? Réponds, je suis le passeur des âmes et j'exige de savoir qui est celui qui ignore mon nom.

      Je suis un père qui recherche son fils, vieil homme ou démon. Je suis ici pour le trouver s'il compte aujourd'hui parmi les morts.

      Ceux que tu vois là sont les morts sans assistance ni sépulture. Jamais il n'y en a eu autant. Ces ombres ne peuvent gagner le repos parce que leurs ossements n'ont pas reçu la paix du tombeau. Condamnés à errer, ils se lamentent éternellement. Si c'est le cas de ton enfant, cherche parmi eux. Et si tu le trouves, il te faudra te mettre là-haut en quête de ses restes afin de leur rendre les derniers hommages.

      Je vois aussi beaucoup d'enfants, de femmes et d'hommes, des gens qui auraient dû vivre et aimer mais qui ont été arrachés à l'existence, qui ne sont plus que des spectres larmoyants. J'entends leurs plaintes, ils crient à l'injustice, pleurent leurs vies inachevées, tendent vers toi leurs mains avides de sérénité, te supplient de les embarquer.

      Ce sont les innocents, ceux que les bombes ont recouverts de leurs maisons ou éparpillés les corps. Ce sont ceux qu'une balle a tué quand ils recherchaient de l'eau, du bois pour se chauffer ou de quoi manger dans les rues dévastées. Ce sont ceux qui comme toi fouillaient les décombres en quête de l'un des leurs disparu et ne l'ont pas découvert.

      Je ne vois pas mon fils dans cette foule. Peut-être l'a-ton enseveli. Peut-être a-t-il déjà franchi cette rivière. Conduis-moi sur l'autre rive pour que je sache s'il est mort.

      Arrière ! Il m'est défendu de passer des vivants dans la carène des ombres. Ne sois pas si impatient. D'après ce que j'entends de la surface, les chances de te revoir très vite sont grandes.

      Je dois pourtant savoir maintenant. Si la pitié seule ne te touche pas, reconnais pour laisser-passer ce don de la vie, ce rameau d'olivier que je porte avec moi. C'est le dernier de mon pays et je dois le replanter pour qu'il croisse en une forêt somptueuse. Qu'il te soit le garant de ma singularité dans cet intermonde et l'assurance de ma volonté de retour à la surface de la terre.

      Monte sur l'esquif, que je te dépose sur la rive opposée. Il ne sera pas dit que le nocher est resté indifférent aux promesses d'une renaissance.

 

      Ils quittent la scène.

      Noir.

12

 

      Lumière. Plateau.

 

      Peut-on dire aujourd'hui avec Amnesty International qu'Israël vise la destruction physique du peuple palestinien que cela soit parallèlement à son objectif militaire d'élimination du Hamas ou comme moyen d'y parvenir ?

      C'est une évidence. Gaza a vécu des mois de guerre totale contre une population prise au piège. On a pu relever des violations graves du droit international. On a vu que les habitations, les structures civiles, les populations ont été des cibles systématiques sans que soient justifiés des objectifs militaires. Les villes ont été littéralement effacées. Des actes collectifs et individuels multiples d'assassinats et de torture ont été confirmés. Le recours à la famine organisée et à la privation de soins médicaux ont fait partie des stratégies d'anéantissement mises en place par le gouvernement israélien. Il ne reste plus rien. Plus d'abri pour l'hiver et se protéger du froid. Des populations ont été déplacées plusieurs fois et néanmoins régulièrement bombardées. Le chiffre réel des victimes ne tient pas compte de milliers de corps qui restent ensevelis sous les décombres. Combien de blessés, combien d'amputés, combien de familles détruites ? Les arrestations arbitraires et des emprisonnements sont monnaie courante. L'utilisation d'armes interdites est avérée... Va-t-on encore longtemps devoir se poser la question d'une intention génocidaire ?

      On l'a dit : la Cour internationale de justice a déclaré le génocide plausible. Pourtant, plusieurs pays occidentaux dont les États-Unis, l'Allemagne ou la France ont exercé des pressions pour que le génocide ne soit pas reconnu, sachant qu'ils pourraient eux-mêmes un jour se trouver accusés de complicité. Pourtant, l'histoire ne pourra pas taire le génocide des Palestiniens commis par Israël. Il serait ridicule de croire que la paix va simplement revenir un jour et que tout sera oublié. Trop d'enfants ont été sacrifiés des deux côtés. Il n'y aura pas de victoire comme il n'y a pas eu d'éradication du Hamas qui a reconstitué ses troupes. Israël – Netanyahu qui a joué sa survie politique dans la guerre - devra répondre de ses crimes. C'est un impératif moral si on veut favoriser l'option d'une sortie un jour de l'engrenage de la violence. On a vu une trêve se mettre place. Et on a alors entendu le président américain délirer sur le déplacement des Gazaouis dans les pays voisins et sur une future Riviera aussitôt applaudie par le pouvoir israélien qui y a entrevu le parachèvement de son œuvre de nettoyage ethnique. Mais qui peut même garantir que Netanyahu n'aurait pas un intérêt cynique à rompre cette trêve ? Qui peut aussi assurer que la volonté colonialiste sera après tout cela minoritaire en Israël quand on voit aussi comment en Cisjordanie les Palestiniens sont là aussi persécutés ? Est-ce que le monde occidental – ses dirigeants et ses opinions publiques - est enfin prêt à reconnaître qu'une vie palestinienne a autant de valeur qu'une vie israélienne et que chacun a fondamentalement le même droit à l'existence ? Que l'autodéfense qui vaut pour un camp vaut aussi légitimement pour l'autre, c'est-à-dire reconnaître à rebours aussi la volonté occidentale de détourner le regard de l'injustice faite aux Palestiniens pour s'engager à présent réellement dans la défense des victimes ? Combien de pardons devrons-nous – nous, l'Occident, et d'abord Israël - implorer aux Palestiniens avant qu'un nouveau monde soit envisageable ?

13

      Dans la salle. Le Père aux enfers. Des ombres, des lamentations, des cris.

      Me voici maintenant sur l'autre rive. Un chien aboie ici férocement. Mais un énorme vagissement recouvre bientôt les alarmes de la bête. Ce sont les âmes des enfants morts trop tôt, ce sont celles des innocents qui ont été condamnés par erreur, ce sont aussi les voix désespérées de ceux qui ont attenté à leur propre vie. Un peu plus loin encore pleurent ceux qui ont péri d'amour. Mais je ne reconnais pas mon fils parmi toutes ces ombres. Il me faut poursuivre, aller encore plus loin dans l'espoir angoissant de le trouver peut-être. Maintenant viennent les guerriers illustres. Comme ils sont peu nombreux. Il doit certainement exister un autre lieu quelque part où croupissent la foule des âmes des assassins, des lâches et des barbares. Même si les innocents sont les victimes principales, leurs meurtriers ne sont heureusement pourtant pas immortels. Mais une grande lamentation monte à mes oreilles. Voici les criminels dont je parlais. Ils sont une multitude compacte, grouillante et immonde, et subissent les pires tortures pour qu'enfin ils avouent leurs horribles forfaits. Elle est envolée à présent leur morgue, elle s'écroule leur roguerie, elle les submerge leur ignominie, elle leur paraît odieuse leur propre cruauté dès lors qu'ils la subissent. Ils regrettent. C'est en vain, il est trop tard. On ne peut pas revenir du Mal absolu. Ils doivent payer et ne sont plus à plaindre. Mais je dois me presser. Une porte se dresse devant moi. La gardienne s'avance.

      Rends-moi ton devoir, homme encore mortel, si tu veux franchir cette porte. Quelle offrande m'apportes-tu ?

      Je n'ai rien d'autre que ce rameau d'olivier. Il est le garant de mon passage ici-bas et je dois le replanter à mon retour sous l'éther pour que revive peut-être un jour la paix. Je ne peux t'offrir grâce à lui que l'espoir qu'un jour, l'enfer retrouve sa place dans le monde souterrain et quitte la surface du monde. Seulement que le séjour bienheureux ne se trouve pas juste derrière cette porte mais revienne à la vie.

      C'est peu. Il y a trop longtemps que je croise les âmes pour imaginer que les hommes puissent être meilleurs. Cependant, je suis encore surprise de découvrir que quelqu'un pense possible de changer la vie sur terre. Aussi à défaut d'un espoir en un monde meilleur, j'accepte pour offrande ta foi en lui. Je te permets de franchir cette porte. Et fasse qu'un jour tu sois capable d'affirmer que le monde d'en-haut vaut bien le lieu où tu pénètres. Ici, la paix, l'amour et l'amitié commandent, les arts et la beauté sont les maîtres, tous ont leur tête ceinte d'une bande neigeuse. Tu trouveras là le meilleur de ceux qui furent des êtres humains.

 

      La gardienne s'efface. La porte s'ouvre. Le Père la franchit. La porte se referme.

      Noir.

      Peu à peu, les cris, les plaintes s'estompent.

 

14

      Lumière. Dans la salle.

    Je n'aurais pas cru qu'un tel lieu féerique existe encore. Cet endroit est vraiment magnifique. La nature y est luxueuse, la voûte céleste est resplendissante. Je vois des ombres qui ici se livrent aux plaisirs et aux jeux en paix ou chantent des vers. Ce sont les âmes heureuses qui leur vie durant ont vénéré et fait le bien. Si la vie a quitté mon fils, il doit se trouver ici. Ombres, aidez-moi je vous en supplie, que mes yeux recouvrent mon enfant. Dites-moi s'il est dorénavant parmi vous.

      Mortel, sache que personne ici ne reste fixé en un lieu, mais tout l'espace est sien. Marche, suis les berges de cette rivière et tu trouveras peut-être sur ta route celui que tu recherches.

      Quel calme ! Comme tout ici respire la sérénité. Comment pourrais-je désirer revenir au monde vivant après avoir parcouru ces lieux enchantés ? La Mort serait alors une libération. Ma femme, mon amour ne se trompait pas. Ici, on ne risque pas de croiser le Mal. C'en est fini des fracas et du sang. La Mort est bien le dernier refuge qu'il nous reste.

      Malheureux, pourquoi avoir quitté la clarté du soleil pour visiter les morts ?

      Mère ? Mère ! C'est bien toi ?

      Non, mon enfant, je suis juste ce qui reste de ta mère.

      Mais quelle destinée t'a surprise et raidie dans la mort ? Je t'avais laissée dans notre demeure familiale et je te trouve à présent au royaume des ombres. Que s'est-il passé ?

      Je suis tombée en tirant de l'eau. Je n'ai pas vu celui qui m'avait abattue à la fontaine. Je me souviens seulement de mon sang se mêlant à l'onde claire. Depuis, je me déplace dans la lumière.

      Mère, je pleure et je ris à la fois. Tu es venue à ma rencontre. La nouvelle de ta mort est compensée par ta rencontre. Car c'est aussi un véritable bonheur de te savoir en cet endroit magnifique !

      Ne te laisse pas séduire par ce lieu sans vie. Il n'est qu'une illusion du plus long des Sommeils. Tu te trompes : ces ombres que tu voies flotter autour de nous ne méritent pas d'être enviées. Elles traversent ainsi l'éternité dans une errance sans but. Ne te leurre donc pas de leurs jeux, que tes yeux ne s'abusent pas simplement de couleurs et de lumière. Mon fils, retourne d'où tu viens, tu n'es pas ici à ta place. Pour moi, je préférerais encore mieux vivre sur la glèbe, être aux gages d'autrui chez un homme pauvre et sans grandes ressources, que de régner sur ce peuple évanoui des morts ! Ah, si je pouvais seulement revenir telle que j'étais, ne fut-ce qu'un instant !

      Mère, laisse-moi t'embrasser. Pour la première fois depuis si longtemps, je sens en moi une joie que je croyais éteinte à jamais. Mais, que se passe-t-il ? Mes bras se referment sur du vide, je ne peux te serrer contre moi ! Trois fois tu m'échappes, me plongeant dans une douleur insupportable. Mère, parle-moi !

      Je ne suis plus, mon fils. Comme tous ceux que tu a croisés ici. Ce ne sont que des ombres. Et il n'y a pas de bonheur à n'être plus. La vie peut être douce comme du miel dans le monde d'en-haut, elle peut aussi être terrible et effrayante, mais le repos éternel est sans saveur hors de l'existence. Ici, tout cède à l'ardeur d'une flamme brûlante aussitôt que la vie a quitté les os blanchis. L'âme n'est plus qu'un Songe. Qu'es-tu donc venu faire ici ? Si tu le peux encore, retourne parmi les hommes.

      Mère, permets-moi tout de même de t'interroger encore. Je recherche mon fils, ton sang. Il a disparu depuis de longs jours. Sa mère le pleure et se consume de ses larmes. J'ai traîné partout, j'ai fouillé, j'ai quémandé à la surface du monde. Sans succès. Par mes prières, je suis venu dans l'intermonde en espérant trouver au moins une réponse. Toi-même, Mère, avant que je m'en retourne, as-tu entendu dire que mon enfant soit toujours en vie ?

      Il n'est pas en ce lieu. Il n'est pas non plus dans ceux d'ici-bas que tu as traversés avant celui-ci. Ton enfant est en vie. Il te faut persévérer, chercher encore parmi les vivants. Je peux juste te dire que tu le trouveras finalement. Sans retard, rejoins la surface de la terre. Adieu, mon fils. Vis, tant que tu peux.

 

      Les ombres disparaissent progressivement.

      Retour sur scène.

15

 

Lumière, plateau.

 

    Mais que répondez-vous à ceux qui arguent que malgré toutes ces exactions, il importe de soutenir de façon inconditionnelle Israël parce qu'elle est au contraire du Hamas comme nous un modèle démocratique ?

       Pour qui ?

       Pardon ?

       Oui. Pour qui ? Pour les Palestiniens ? Certainement pas. Savez-vous qu'il existe cinq statuts juridiques différents pour les Palestiniens dans cette démocratie israélienne : l'un pour les Palestiniens sous statut de 1948, un pour ceux de Jérusalem, un pour ceux de Cisjordanie, un pour ceux de Gaza et un dernier pour les Palestiniens réfugiés, ces derniers n'étant pas sous juridiction israélienne. Et parmi ces statuts, deux ne donnent aucun droit à leurs ressortissants, il s'agit des statuts des Palestiniens de Gaza et ceux de Cisjordanie. Si Israël est alors une démocratie, il fallait reconnaître la même qualification à l'Afrique du Sud du temps de l'apartheid. Souvenez-vous tout de même que des sanctions ont été mises en place pour ce pays par la communauté internationale à l'époque et que cela ne choquait pas grand monde.

Il faut tout de même distinguer le gouvernement israélien du Hamas.

      C'est vrai. Le Hamas s'est rendu coupable de crimes absolument odieux, et bien avant le 7 octobre. Maintenant, on entend aussi des appels à la négociation pour imposer une trêve qui se ferait sans le Hamas. Il est évident aujourd'hui que le Hamas ne sera jamais éradiqué du moins selon la méthode militaire envisagée par le gouvernement israélien. Ce dernier le sait très bien, et ce n'est pas là son objectif véritable. Chaque bombe qui tue un membre du Hamas engage en provoquant des victimes civiles on ne sait combien de nouveaux volontaires dans ses rangs. Qui aujourd'hui se bat contre la colonisation israélienne sur place ? Qui en dehors du Hamas ? Allez expliquer maintenant à des populations qui se sont vues volées et massacrées depuis des décennies qu'elles doivent proposer des représentants qui seraient acceptables pour Israël avant de convenir d'un arrêt des hostilités. Il faut être sérieux. Qu'est-ce qu'un Palestinien acceptable pour le gouvernement Israélien si ce n'est d'abord un Palestinien mort ? Le Hamas est à présent le pendant du gouvernement israélien. Il a profité à Netanyahu pour poursuivre l'œuvre de colonisation soutenue par l'extrême droite israélienne, et il est devenu à présent l'opportunité de se débarrasser définitivement des Palestiniens. Cette même extrême droite qui a aujourd'hui la main sur le pouvoir politique en Israël et qui est dorénavant le seul garant démocratique sur lequel nous nous appuyons en Occident pour discuter d'un cessez-le-feu éventuel quand nous ne laissons pas aussi tout simplement Tsahal assassiner des innocents. Bien que cela nous déplaise de l'entendre, il nous faudra bien admettre que nous avons soutenu et même parfois collaboré au massacre d'un peuple orchestré par le gouvernement de Tel-Aviv. Nous – c'est-à-dire les Occidentaux. Tous, chacun à son niveau.

        Il y a là tout de même une aberration : nous pensions avoir été immunisés de telles horreurs par ce qu'on nous avait appris de la Shoah, mais voilà que quatre-vingts ans plus tard nous soutenons un nouveau génocide en toute bonne conscience pour la plupart d'entre nous, et trouvons même le moyen de le cautionner. Qu'avons-nous fait de notre humanité ? En quoi notre surdité aux plaintes des victimes fait de nous des complices si ce n'est même déjà des bourreaux ? L'histoire jugera si ce n'est déjà fait.

 

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      Sur scène.

      Mon enfant est en vie. C'est ce que ma mère m'a dit. Mais où est-il ? Comment vit-il ? Et qui pourrait lui permettre une existence acceptable dans ce pays ? Quel espoir reste-t-il ? Le monde ne se soucie pas de nous. Il ne veut même plus de nous. Qui pourrait encore nous tendre la main pour nous laisser croire en un meilleur avenir ?

 

      Vidéo Trump's Gaza

 

      Le comédien qui joue le Père, d'abord surpris par les images projetées, sort de son rôle avec une indignation de plus en plus visible.

 

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      Le metteur en scène intervient après quelques instants. Puis les autres comédien.ne.s qui viennent des coulisses.

      Excusez-nous... Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?

      C'est cette scène...

      Quoi, cette scène ? Explique-toi.

      Je ne sais pas comment dire... je ne la sens pas...

      Tu ne la sens pas ?

      Non. On était dans l'au-delà, inspirés par la littérature classique, on en sort... et tout à coup, on bascule dans la farce, la bouffonnerie... ça ne tient pas.

      Écoute, on a un texte, on le suit. Si ça ne te convient pas, tu le fais savoir à l'auteur. Mais là, nous sommes sur la scène, les gens suivent le spectacle, et toi, subitement, ça ne te plaît pas, tu ne le sens pas, tu arrêtes tout, et maintenant quoi ?

      Je ne sais pas. Tu me disais de faire le vide. C'est ce que j'ai fait. Mais là, c'est pas possible. J'ai envie de cracher, d'insulter, de donner des coups de pieds... C'est trop.

      Trop ?

      Bah oui. L'auteur tente de nous expliquer ce qu'il se passe à Gaza. Quand je dis nous, je parle aussi pour le public. Depuis le début, on en prend plein la gueule, on écoute des interprétations du conflit, on s'oblige par moments à ne pas se laisser emporter par nos seules émotions, à garder malgré tout la tête froide... On parle quand même d'un conflit terrifiant. Et voilà que d'un coup, c'est sans demi-mesure qu'on a affaire à un hurluberlu qui s'adresse aux hommes comme s'ils n'étaient tous que des demeurés. Et ce type est l'un de ceux qui dirigent le monde. Désolé, je peux pas continuer, ça prend pas.

       Moi, je suis assez d'accord avec lui.

      Oui, moi aussi.

      Comment, vous êtes d'accord ? Vous n'avez d'abord rien à faire sur le plateau à cet instant. Et on s'en moque que vous soyez d'accord. Nous, notre rôle, c'est de jouer la pièce, pas d'en faire la critique en public, de jouer.

      Oui, jouer, jouer...

      Que veux-tu dire ?

      Je veux dire que c'est peut-être pas l'intrigue qui compte le plus.

      C'est pas l'intrigue qui compte ! Mais enfin, tu réalises tout de même que ces gens, là, eux, ils sont venus pour voir la pièce et attendent qu'on la finisse.

       Je sais, je sais, show must go on, et cetera... Mais tout de même. Je pense que c'est un sujet trop grave pour se limiter à la fin que propose l'auteur. D'ailleurs, cette fin, elle est plutôt prévisible, on peut en gros la deviner : soit le père retrouve son fils, soit il ne le retrouve pas. S'il le retrouve, il est vivant ou il est mort. S'il est vivant, il faut comprendre comment il a survécu jusque-là, et on peut imaginer qu'il est soldat ou bien qu'il est parvenu à quitter le pays. S'il est mort, il faut chercher à ajouter une tragédie à la fiction après l'exposé développé des tragédies réelles qui a été donné. Et s'il ne le retrouve pas, soit il est vivant ailleurs comme déjà dit, soit il vient de mourir. On peut alors aussi envisager la mise en scène de sa mort...

      Moi, cette mise en scène de la mort, ça ne me convient pas, après tout ça...

      Moi non plus. Je trouve ça même obscène.

      Non, mais ça suffit, oui ! Qu'est-ce que vous voulez ? On remballe et on quitte la scène ? Mesdames et messieurs, excusez-nous, finalement, on a réfléchi, il faudra que vous vous contentiez seulement d'un morceau du texte prévu, désolé, mais bon, en comptant évidemment sur votre compréhension, bien le bonjour chez vous...

      Écoute, après tout ce qui vient de se passer déjà sur cette scène, le mieux ne serait-il pas dorénavant de nous taire ?

      Bien, très bien. Très bonne idée ! C'est parfait ! Même pas besoin de s'expliquer, c'est ça !

      Oui, en effet. Que veux-tu expliquer ? Voilà une population qui vit sous les violences et les exactions depuis près de quatre-vingts ans, qui a vécu plusieurs guerres, des victimes par dizaines de milliers, qui s'est vu voler ses terres, qui vit dans une prison à l'échelle d'un pays sous l'œil plutôt indifférent des États du monde, et dont aujourd'hui on travaille à l'anéantissement final. À côté, le monde bien-pensant invoque le droit international bafoué, hésite sur les définitions à donner aux massacres et à ce conflit, reste impuissant pour agir réellement. Je ne vais tout de même pas reprendre depuis le début. Que veux-tu dire qui n'a pas déjà été dit tant de fois auparavant ? Quelle explication pourrait à présent ne pas sembler une humiliation supplémentaire pour les victimes et une honte ajoutée aux précédentes pour nous et tous ceux qui sont responsables d'avoir laissé faire ? Car, que nous le voulions ou non, nous faisons partie nous-mêmes du problème. Notre responsabilité est engagée depuis toujours parce que nous nous sommes longtemps satisfaits d'explications toutes faites. L'information est disponible. Mais elle ne relève pas de nos priorités dans nos préoccupations et nos revendications. Aussi, nous nous laissons distraire par des pouvoirs qui servent leur seul profit au détriment du bien de l'humanité. Là aussi, on nous ment plus ou moins volontairement en raison d'intérêts prétendument supérieurs de la nation. Ce qui ne nous empêche pas d'invoquer cette nation au nom des Droits de l'Homme dès qu'il est profitable.

      Cette fois, c'est moi qui ne comprends pas. Face à toutes ces horreurs, n'est-ce pas l'occasion justement de dénoncer l'injustice ?

      Dénoncer ! On ne cesse de dénoncer. Depuis trois quarts de siècle. Et qu'est-ce qu'il en sort ? Trois fois rien. Peut-être au mieux un soupçon indécent de bonne conscience. Au pire, un blanc-seing accordé aux tueries. Moi, aujourd'hui, j'ai honte. J'ai honte qu'on imagine de moi que je ne trouve dans ces horreurs encore qu'un prétexte pour verser une larme, se dire qu'on y pense parfois, s'apitoyer un instant mais toujours continuer à ne rien faire. Souviens-toi, tu parlais de deux mondes. Tu te trompais : en vérité, ils n'en font qu'un. Et ce monde, c'est ce que chacun d'entre nous nous en faisons à chaque instant. Or, pour ma part, j'estime qu'on ne peut pas « jouer » ce qui se passe à Gaza.

      Moi, je suis d'accord.

      Moi aussi.

      Pareil.

      Mais alors qu'est-ce qu'on fait maintenant, là, tout de suite ?

      Rien. Tout a été dit. Que chacun assume maintenant. Et nous aussi, on doit assumer. Avec dignité et respect pour les victimes. Mais aussi dans le déshonneur de notre si longue apathie. Le gouffre est béant, et il est hors de question de prétendre le refermer ici ou encore de le contourner. À cette heure, il ne peut pas y avoir d'autre fin tant que Gaza est assassinée. Nous, maintenant, on s'en va. Et à notre niveau, ce soir, ici, c'est la moindre des choses qu'on puisse faire pour Gaza.

 

 

      Long face à face avec le public. Puis tous quittent la scène. Pleines lumières. Pas de retour. Pas d'applaudissements.

      Les extraits et témoignages du rapport d'Amnesty International peuvent être utilisés en cours de représentation ou sur la fin. (https://www.amnesty.fr/actualites/rapport-genocide-palestiniens-gaza-commis-par-etat-israel)

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